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Full text of "Le bachelier"

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JULES VALLÈS 



JACQUES VINGT RAS 



l BACHELIER 



NEUVIÈME MILLE 



PARIS 

BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 
11, RUE DE GRENELLE, 11 

1913 



EUGÈNE FASQUELLE, Éditeur, 41. rue de Ghkxku.k 



OUVRAGES DE JULES VALLÈS 

publiés dans la BIBLIOTHÈQUE - CHARPENTIER 

à 3 fr. 50 le volume. 



JACQUES VINGTRAS 

L'Enfant. (U u mille) 1 vol. 

Le Bachelier (10 e mille) 1 vol. 

L'Insurgé (8 e mille) . . .• . i vol. 

Les Réfractaires, nouvelle édition 1 vol. 



La Rue a Londres, édition de grand luxe, illustrée de nombreux des- 
sins et de '23 eaux-fortes spécialement composés pour cet ouvrage, par 
A. Lançon. Un magnifique volume in-4° colombier, richement cartonné, 
tirage à 500 exemplaires. Prix 100 i'r. 

Il a été tiré, en sus, 50 exemplaires sur papier du Japon et 50 exem- 
plaires sur papier Whatman, avec doubles épreuves avant la lettre. 
Prix de l'exemplaire ri 200 fr. 



Paris. — L. Maretheux, imprimeur, 1, rue Cassette. — 142-98. 



BACHELIER 



JULES VALLÈS 

JACQUES VINGTRAS 
LE 




ACHELIER 



NEUVIÈME MILLE 



PARIS 

JUBLÏOTHÈQUE-CHARP ENTIER 

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 
11, RUE DE GBENELLE, 11 

- 1913 
Tous droits réservés. 



v 1- 



QUI 

NOURRIS DE GREC ET DE LATIN 
SONT MORTS DE FAIM 

Je dédie ce livre. 

JULES VALLÈ 



JACQUES VINGTRAS 



LE BACHELIER 



] 

EN ROUTE 

J'ai de l'éducation. 

« Vous voilà armé pour la lutte — a fait mon pro- 
fesseur en me disant adieu. — Qui - triomphe au 
collège entre en vainqueur dans la carrière. » 

Quelle carrière? 

Un ancien camarade de mon père, qui passait à 
Nantes, et est venu lui rendre visite, lui a raconté 
qu'un de leurs condisciples d'autrefois, un de ceux 
qui avaient eu tous les prix, avait été trouvé mort, 
fracassé et sanglant, au fond d'une carrière de pierre, 
où il s'était jeté après être resté trois jours sans pain. 

Ce n'est pas dans cette carrière qu'il faut entrer ; je 
ne pense pas; il ne faut pas y entrer la tête la pre- 
mière, en tout cas. 

Entrer dans la carrière veut dire : s'avancer dans 

i 



2 Eîï ROUTE. 

le chemin de la vie; se mettre, comme Hercule, dans 
le carrefour. 

Comme Hercule dans le carrefour. Je n'ai pas oublié 
ma mythologie. Allons! c'est déjà quelque chose. 

Pendant qu'on attelait les chevaux, le provîseuî 
est arrivé pour me serrer la main comme à un de ses 
plus chers alumni. Il a dit alumni. 

Troublé par l'idée du départ, je n'ai pas compris 
tout de suite. M. Ribal, le professeur de troisième, m'a 
poussé le coude. 

« Alumn-us, alumn-i, m'a-t-il soufflé tout bas en 
appuyant sur le génitif et en ayant l'air de remettre 
la boucle de son pantalon. 

— J'y suis! Alumnus..., cela veut dire « élève, » 
c'est vrai. 

Je ne veux pas être en reste de langue morte avec le 
proviseur; il me donne du latin, je lui rends du grec : 

— Xàpiî tu poO 7rca<?«7«7<B (ce qui veut dire : merci 
mon cher maître). 

Je fais en même temps un geste de tragédie, je 
glisse, le proviseur veut me retenir, il glisse aussi; 
trois ou quatre personnes ont failli tomber comme 
des capucins de cartes. 

Le proviseur (impavidum ferient ruinœ) reprend la 
premier son équilibre, et revient vers moi, en mar- 
chant un peu sur les pieds de tout le monde. Il me 
reparle, en ce moment suprême, de mon éducation. 

« Avec ce bagage-là, mon ami... » 

Le facteur croit qu'il s'agit de mes malles. 



EST ROUTE. 3 

« Vous avez des colis? » 

Je n'ai qu'une petite malle, mais j'ai mon édu- 
cation. 

Me voilà parti. 

Je puis secouer mes jambes et mes bras, pleurer, 
rire, bâiller, crier, comme l'idée m'en viendra. 

Je suis maître de mes gestes, maître de ma parole 
et de mon silence. Je sors enfin du berceau où mes 
braves gens de parents m'ont tenu emmailloté dix- 
sept ans, tout en me relevant pour me fouetter de 
temps en temps. 

Je n'ose y croire! j'ai peur que la voiture ne 
s'arrête, que mon père ou ma mère ne remonte et 
qu'on ne me reconduise dans le berceau. J'ai peur que 
tout au moins un professeur, un marchand de lan- 
gues mortes n'arrive s'installer auprès de moi comme 
un gendarme. 

Mais non, il n'y a qu'un gendarme sur l'impériale, 
et il a des buffleteries couleur d'omelette, des épau- 
lettes en fromage, un chapeau à la Napoléon. 

Ces gendarmes-là n'arrêtent que les assassins; ou, 
quand ils arrêtent les honnêtes gens, je sais que ce 
n'est pas un crime de se défendre. On a le droit de les 
tuer comme à Farreyrolles ! On vous guillotinera 
après; mais vous êtes moins déshonoré avec votre 
tète coupée que si vous^aviez fait tomber votre père 
contre un meuble, en le repoussant pour éviter qu'il 
ne vous assomme. 



Je suis LIBRE LIBRE! LIBRE 1... 



4 EN ROUTE. 

Il me semble que ma poitrine s'élargit et qu'une 
moutarde d'orgueil me monte au nez... J'ai des 
fourmis dans les jambes et du soleil plein le cerveau. 

Je me suis pelotonné sur moi-même. Ohl ma mère 
trouverait que j'ai l'air noué ou bossu, que mon œil 
est hagard, que mon pantalon est relevé, mon gilet 
défait, mes boutons partis ! — C'est vrai, ma main a 
fait sauter tout, pour aller fourrager ma chair sur ma 
poitrine ; je sens mon cœur battre là-dedans à grands 
coups, et j'ai souvent comparé ces battements d'alors 
au saut que fait, dans un ventre de femme, l'enfant qui 
va naître.*. 

Peu à peu cependant l'exaltation s'affaisse, mes nerfs 
ne détendent, et il me reste comme la fatigue d'un 
lendemain d'ivresse. La mélancolie passe sur mon 
front, comme là-haut dans le ciel, ce nuage qui roule 
et met son masque de coton gris sur la face du soleil. 

L'horizon qui, à travers la vitre me menace de son 
immensité, la campagne qui s'étend muette et vide, 
cet espace et cette solitude m'emplissent peu à peu 
d'une poignante émotion... 

Je ne sais à quel moment on a transporté la dili- 
gence sur le chemin de fer 1 ; mais je me sens pris d'une 
espèce de peur religieuse devant ce chemin que crève 
le front de cuivre de la locomotive, et où court ma 
vie... Et moi, le fier, moi, le brave, je me sens pâlir 
et je crois que je vais pleurer. 

Justement le gendarme me regarde — du courage I 

1. En 1851, cela se faisait ainsi 



EN ROUTE. § 

Je fais l'enrhumé pour expliquer l'humidité de mes 
yeux et j'éternue pour cacher que j'allais sangloter. 

Gela m'arrivera plus d'une fois. 

Je couvrirai éternellement mes émotions intimes 
du masque de l'insouciance et de la perruque de 
l'ironie.. 

J'ai eu pour voisine de voyage une jolie fille à la 
gorge grasse, au rire engageant, qui m'a mis à l'aise 
en salant les mots et en me caressant de ses grands 
yeux hleus. 

Mais à un moment d'arrêt, elle a étendu la main 
vers une bouquetière ; elle attendait que je lui offrisse 
des fleurs. 

J'ai rougi, quitté ce wagon st sauté dans un autre. 
Je ne suis pas assez riche pour acheter des roses ! 

J'ai juste vingt-quatre sous dans ma poche : vingt 
sous en argent et quatre sous en sous.... mais je dois 
toucher quarante francs en arrivant à Paris. 

C'est toute une histoire. 

Il paraît que M. Truchet, de Paris, doit de l'argent 
à M. Andrez, de Nantes, qui est débiteur de mon père 
pour un M. Chalumeau, de Saint-Nazaire ; il y a 
encore un autre paroissien dans l'affaire; mais il 
résulte de toutes ces explications que c'est au bureau 
des Messageries de Paris, que je recevrai de la main 
de M. Truchet la somme de quarante francs. 

D'ici là, vingt-quatre sous ! 
, Yingt-quatre sous, dix-sept ans, des épaules de 
lutteur, une voix de cuivre, des dents de chien, la 



6 EN EOUTB. 

peau olivâtre, les mains comme du citron, et les che- 
veux comme du bitume. 

Avec cette tournure de sauvage, une timidité ter- 
rible, qui me rend malheureux et gauche. Chaque 
fois que je suis regardé en face par qui est plus vieux s 
plus riche ou plus faible que moi ; quand les gens qui 
me parlent ne sont pas de ceux avec qui je puis me 
battre et dont je boucherais l'ironie à coups de poing, 
j'ai des peurs d'enfant et des embarras de jeune fille. 

Ma brave femme de mère m'a si souvent dit que j'é 
tais laid à partir du nez et que j'étais empoté et mal- 
adroit (je ne savais pas même faire des 8 en arrosant), 
que j'ai la défiance de moi-même vis-à-vis de quiconque 
n'est pas homme de collège, professeur ou copain. 

Je me crois inférieur à tous ceux qui passent et je 
ne suis sûr que de mon courage. 

J'ai de quoi manger avec les provisions de ma 
mère. Je ne toucherai pas à mes vingt-quatre sous. 

La soif m'ayant pris, je me suis glissé dans le 
buffet, et derrière les voyageurs, j'ai tiré à moi une 
carafe, j'ai rempli mon gobelet de cuir. Je l'achetai 
au temps où je voulais être marin, aventurier, dé- 
couvreur d'îles. 

Il me faut bien de l'énergie pour sauter au cou de 
cette carafe et voler son eau. Il me semble que je suis 
un de ces pauvres qui tendent la main vers une écuelle, 
aux portes des villages. 

Je m'étrangle à boire, mon cœur s'étrangle aussi. 
Il y a là un geste qui m'humilie. 



EN ROUTE. 



? 



Paris, 5 heures du matin. 

Nous sommes arrivés. 

Quel silence ! tout paraît pâle sous ?a lueur triste 
du matin et il y a la solitude des villages dans ce Paris 
qui dort. C'est mélancolique comme l'abandon : il 
fait le froid de l'aurore, et la dernière étoile cli- 
gnote bêtement dans le bleu fade du ciel. 

Je suis effrayé comme un Robinson débarqué sur 
un rivage abandonné, mais dans un pays sans arbres 
verts et sans fruits rouges. Les maisons sont hautes, 
mornes, et comme aveugles, avec leurs volets fermés, 
leurs rideaux baissés. 

Les facteurs bousculent les malles. Voici la mienne. 

Et le personnage aux quarante francs? l'ami d9 
M. Andrez ? 

J'accoste celui des remueurs de colis qui me paraît 
le plus bon enfant, et, lui montrant ma lettre, je lui 
demande M. Truchet, — c'est le nom qui est sur l'en 
veloppe. 

« M. Truchet? son bureau est là, mais il est parti 
hier pour Orléans. 

— Parti 1... Est-ce qu'il doit revenir ce soir? 

— Pas avant quelques jours ; il y a eu sur la ligne 
un vol commis par un postillon, et il a été chargé 
d'aller suivre l'affaire. » 



M. Truchet est parti. Mais ma mère est une cri' 



8 EN BOUTE. 

minelle ! Elle devait prévoir que cet homme pouvait 
partir, elle devait savoir qu'il y a des postillons qui jj 
volent, elle devait m'évifer de me trouver seul avec 
une pièce d'un franc sur le pavé d'une ville où j'ai été 
enfermé comme écolier, rien de plus. 

« Vous êtes le voyageur à qui cette malle appar- 
tient? fait un employé. 

— Oui, monsieur. 

— Voulez-vous la faire enlever? Nous allons placer 
d'autres bagages dans le bureau. » 

La prendre ! Je ne puis la mettre sur mon dos et la 
traîner à travers la ville... je tomberais au bout d'une 
heure. Oh ! il me vient des larmes de rage, et ma gorge 
me fait mal comme si un couteau ébréché fouillait 
dedans... 

«'Allons, la malle! voyons!» 

C'est l'employé qui revient à la charge , poussant 
mon colis vers moi, d'un geste embêté et furieux. 

« Monsieur, dis-je d'une voix tremblante... J'ai pour 
M. Truchet... une lettre de M. Andrez, le directeur des 
Messageries de Nantes... » 

L'homme se radoucit. 

« M. Andrez?... Connais ! Et alors c'est d'un endroit 
où aller loger que vous avez besoin?... Il y a un hô - 
tel, rue des Deux-Écus, pas cher. » 

Il a dit « pas cher » d'un air trop bon. Il voit le 
fond de ma bourse, je sens cela! 

« Pour trente sous, vous aurez une chambre- » 

Trente sous ! 



EN KO 0TB. 



9 



Je prends mon courage à deux mains et ma malle 
par l'anse. 
Mais une idée me vient. 

« Est-ce que je ne pourrais pas la laisser ici? je 
viendrais la reprendre plus tard ? 

— Vous pouvez... Je vais vous la pousser dans ce 
coin... Fichtre ! on ne la confondra pas avee une au- 
tre, dit-il en regardant l'adresse. J'espère que vous 
avez pris vos précautions. 

C'est ma mère qui a cloué la carte sur mon ba- 
gage : 

Cette malle, sou- 
venir de famille, 
appartient à 
VINGTRAS (Jacques-Joseph-Athanase), né le jour 
de la Saint-Barnabé, au Puy (Haute-Loire), fils de 
Monsieur Vingtras (Louis-Pierre-Antoine), professeur 
de sixième, au collège royal de Nantes. Parti de cette 
ville, le 1 er mars, . 
pour Paris, par 
la diligence Laf- 
fitte et Gaillard, 
dans la Rotonde, 
place du coin. La 
renvoyer, en cas 
d'accident, à Nan- 
tes ( Loire - Infé- 
rieure), à l'adres- 
se de M. Vingtras, 
père, quai de Ri- 
chebourg,2,au se- 
cond, dans la mai- 
son de Monsieur 
JeanPaussier, dit 
Gros Ventouse. 
Veillez sur elle S 



10 EN ROUTE, 

C'est arrangé comme une épitaphe de cimetière 
sur une croix de village. Le facteur me regarde 
de la tête aux pieds, et moi je balbutie un men- 
songe : 

— C'est ma grand'mère qui a fait cela. Vous savez, 
les bonnes femmes de village... » 

Il me semble que je me sauve du ridicule, en attri- 
buant l'épitaphe à une vieille paysanne. 

« Elle a un serre-tête noir, et sa cotte en l'air par 
derrière, je vois ça, dit le facteur d'un air bon en- 
fant. » 

S'il avait vu le chapeau jaune, avec oiseaux se bec- 
quetant, qui était la coiffure aimée de ma mère!... 
ma mère que je viens de renier... 

Enfin, on a remisé la malle. — Je salue, tourne le 
bouton et m'en vais. 

Me voilà, dans Paris. 
C'est ainsi que j'y entre. 

Je débute bien ! Que sera ma vie commencée sous 
' une pareille étoile? 

Je sors de la cour; je vais devant moi... Des voi- 
tures de bouchers passent au galop ; les chevaux 
ont les naseaux comme du feu (on dit en province 
que c'est parce qu'on leur fait boire du sang) ; la fer- 
blanterie des voitures de laitier bondit sur le pavé ; des 
ouvriers vont et viennent avec un morceau de pain et 
leurs outils roulés dans leur blouse ; quelques bouti- 
ques ouvrent l'œil, des sacristains paraissent sur les 



US ROUTE. il 

escaliers des églises, avec de grosses clefs à la main ; 
des redingotes se montrent. 

Paris s'éveille. 

Paris est éveillé. 

J'ai attendu huit heures en traînant dans leri rues 



II 



MAT fïUSSAINT» 



Que faire ? 

Je n'ai qu'une ressource, aller trouver Matoussaint, 
l'ancien camarade qui restait rue de l'Arbre-Sec. S'il 
est là, je suis sauvé. 

Il n'y est pas ! 

Matoussaint a quitté la maison depuis un mois, et 
l'on ne sait pas où il est allé. 

On l'a vu partir avec des poètes, me dit le con- 
cierge... des gens qui avaient des cheveux jusque-là. 

« C'est bien des poètes, n'est-ce pas? et puis pas 
très bien mis; des poètes, allez, monsieur, fait-il en 
branlant la tête. » 

Oh! oui, co sont des poètes, probablement! 

Dans les derniers temps, Matoussaint faisait la cour 
à la nièce d'une fruitière qui demeurait rue des Vieux- 
Augustins. 

N'avait-elle pas aussi, à ce que m'a confié Matous- 

c<*ii r-if-, nr* nnplo /yim ni\niï ni»?*© / n Tin e fîllo ? T1 Qwoït cra PfÏA 



MATOXJSSAINT? 13 

un culte pour la place et il était toujours au man- 
nezingue du coin, d'où il partait tous les soirs soûl 
comme la bourrique à Robespierre, en insultant 
la veuve Capet. Je le trouverai peut-être le nez dans 
son verre, et il me mettra, en titubant, sur la trace, de 
mon ami. 

Hélas! le marchand de vin est démoli. C'est tombé 
sous la pioche, et je ne vois qu'un tireur de cartes qui 
m'offre de me dire ma bonne aventure. 

« Combien ? 

— Deux sous, le petit jeu. » 

Je tire une carte — par superstition — pour avoir 
mon horoscope, pour savoir ce que je vais devenir. 
Deux ou trois personnes en font autant. 

Au bout de cinq minutes, l'homme nous raccole, 
une bonne, deux maçons et moi, et nous fait marcher 
comme des recrues que mène un sergent, jusqu'au 
mastroquet voisin. Là, nous regardant d'un air de 
dégoût : 

« L'as de cœur! 

— C'est moi qui ai l'as de cœur. » 

" Monsieur, me dit le sorcier en m'attirant à lui. 
ïoulez-vous le grand ou le petit jeu? 

Je sens que si je demande le petit jeu il me prédira 
e suicide, l'hôpital, la poésie, rien que des malheurs ; 
je demande le grand. 

« Quinze centimes en plus. » 

Je donne mes vingt- cinq centimes. 



14 MATOUSSAIUT? 

« Payez -vous un verre de vin?» 

Je suis sur la pente de la lâcheté. Il medemanderait 
une chopine, j'irais de la chopine, je roulerais même 
jusqu'au litre. 

On apporte des verres. 

« A la vôtre ! » 

Il boit, s'essuie les lèvres, renfonce son chapeau et 
commence : 

« Vous avez l'air pauvre, vous êtes mal mis, votre 
figure ne plaît pas à tout le monde; une personne qui 
vous veut du mal se trouvera sur votre chemin, ceux 
qui vous voudront du bien en seront empêchés, mais 
vous triompherez de tous ces obstacles à l'aide d'une 
troisième personne qui arrivera au moment où vous 
vous y attendrez le moins. Il faudrait pour connaître 
son nom, regarder dans le jeu des sorciers. C'est cinq 
sous pour tout savoir. » 

Je ne puis pas mettre encore cinq sous, même pour 
tout savoir ! 

L'homme se dépêche de m'expédier. 

ci Vous tirerez le diable par la queue jusqu'à 
quarante ans; alors, vous songerez à vous marier, 
mais il sera trop tard : celle qui vous plaira vous 
trouvera trop vieux et trop laid, et l'on vous renverra 
de la famille. » 

Il me pousse dans le corridor et appelle le dix de 
trèfle. 

Il n'y a plus qu'à aller du côté de l'amoureuse à 
Matoussaint. 



MATOUSSAIÏsT ? 15 

Je ne connais malheureusement que sa figure et son 
petit nom. Matoussaint l'avait baptisée Torchonette. 

Je bats la rue des Vieux-Augustins en longeant les 
trottoirs et cherchant les fruitières : il y en a deux ou 
trois. Je me plante devant les choux et les salades eu 
regardant passer les femmes; toutes me voient rôder 
avec des gestes de singe, car je fais des grimaces pour 
me donner une contenance et je me tortille comme 
quelqu'un qui pense à des choses vilaines... je dois 
tout à fait ressembler à un singe. 

Je ne puis pas aller vers les fruitières et leur dire : 

« Avez- vous une nièce qui s'appelle Torchonette 
et qui aimait M. Matoussaint? Avez-vous un parent 
qui se soûlait tous les jours à la Bastille?» 

Je ne puis qu'attendre, continuer à marcher en me 
traînant devant les boutiques, avec la chance de voir 
passer Torchonette. 

J'ai eu cette bêtise, j'ai eu ce courage, comptant 
sur le hasard, et jë suis resté des heures dans cette 
rue, toisé par les sergents de ville; mon attitude était 
louche, ma rôderie monotone, inquiétante. 

Il y avait justement une boutique d'horloger et des 
montres à la vitrine voisine. Si dans ia soirée on 
s'était aperçu d'un vol dans le quartier, on m'aurait 
signalé comme ayant fait le guet ou pris l'empreinte 
des serrures. J'étais arrêté et probablement condamné. 

A l'heure du déjeuner, j'ai eu vingt alertes, croyant 
vingt fois reconnaître l'amoureuse à Matoussaint, et 



16 MATOUSSAINT? 

vingt fois faisant rire les filles sur la porte de l'atelier 
ou de la crémerie. 

— Quel est donc ce grand dadais qui dévisage tout 
le monde ? 

Elles me montraient du doigt en ricanant et je de- 
venais rouge jusqu'aux oreilles. 

Je m'enfuyais dans le voisinage, j'enfilais des ruelles 
sales qui sentaient mauvais ; où des femmes à figures 
violettes, à robes lilas, à la voix rauque, me faisaient 
des signes et me tiraient par la manche dans des 
allées boueuses. Je leur échappais en me débattant 
sous une averse de mots immondes et je revenais, 
mourant de honte et aussi de fatigue, dans la rue des 
Vieux-Augustins . 

11 y en a qui m'ont pris pour un mouchard. 

« C'en est un, ai-je entendu un ouvrier dire à un 
autre. 

— 11 est trop jeune. 

— Va donc! Et le fils à la mère Chauvet qui était 
dans la Mobile, n'est-il pas de la rousse mainte- 
nant?» 

Il faisait chaud. Le soleil cuisait l'ordure à. la 
bouche des égouts et pourrissait les épluchures de 
choux dans le ruisseau. Il montait de cette rue pié-, 
tinée et bordée de fritures une odeur de vase et de 
graisse qui me prenait au cœur. 

J'avais les pieds en sang et la tête en feu. La 
fièvre m'avait saisi et ma cervelle roulait sous mon 
crâne comme un flot de plomb fondu. 



MAT OUSSAINT? 47 

Je quittai mon poste d'observation pour courir où 
il y avait plus d'air et j'allai m'affaisser sur un banc 
du boulevard, d'où je regardai couler la foule. 

J'arrivais de la province où, sur dix personnes, cinq 
vous connaissent. Ici les gens roulent par centaines : 
j'aurais pu mourir sans être remarqué d'un passant! 

Ce n'était même plus la bonhomie de la rue po- 
puleuse et vulgaire d'où je sortais. 

Sur ce boulevard, la foule se renouvelait sans cesse ; 
c'était le sang de Paris qui courait au cœur et J'étais 
perdu dans ce tourbillon comme un enfant de quatre 
ans abandonné sur une place. 

J'ai faim! 

Faut-il entamer les sous qui me restent? 

Que deviendrai-je , si je les dépense sans avoir 
retrouvé Matoussaint ? Où coucherai-je ce soir? 

Mais mon estomac crie et je me sens la tête grosse 
et creuse ; j'ai des frissons qui me courent sur le corps 
comme des torchons chauds. 

Allons ! le sort en est jeté ! 

Je vais chez le boulanger prendre un petit pain 
d'un sou où je mords comme un chien. 

Chez le marchand de vin du coin, je demande un 
canon de la bouteille. 

Oh! ce verre de vin frais, cette goutte de pourpre, 
sette tasse de sang ! 

J'en eus les yeux éblouis, le cerveau lavé et le cœur 
agrandi. Gela m'entra comme du feu dans les veines; 



18 MATOUSSAIHT? 

Je n'ai jamais éprouvé sensation si vive sous le ciel ! 

J'avais eu, une minute avant, envie de me retraîner 
jusqu'à la cour des Messageries, et de redemander à 
partir, dussé-je étriller les chevaux et porter les 
malles sous la bâche pour payer mon retour. Oui, 
cette lâcheté m'était passée par la tête, sous le poids 
de la fatigue et dans le vertige de la faim. Il a suffi 
de ce verre de vin pour me refaire, et je me redresse 
droit dans le torrent d'hommes qui roule ! 

Il est deux heures de l'après-midi. 
J'ai les pieds qui pèlent, je n'ai pas aperçu Torcho- 
nette chez les fruitières. 
Que devenir? 

Dans l'une des ruelles que j'ai traversées tout à 
l'heure, j'ai vu un garni à six sous pour la nuit. 
Faudra-t-il que j'aille là, avec ces filles, au milieu 
des souteneurs et des filous ? Il y avait une odeur de 
vice et de crime! Il le faudra bien. 

Et demain? Demain, je serai en état de vagabondage. 

Encore un verre de vin ! 

C'est deux sous de moins, ce sera mille francs de 
courage de plus ! 

— Un autre canon de la bouteille, dis -je au mar- 
chand d'un air crâne, comme s'il devait me prendre 
pour un viveur enragé parce que je redoublais au bout 
d'une halte d'une heure; comme s'il pouvait me 
reconnaître seulement! 



iTATOUSSAIST ? 19 

Je donne dix sous pour payer — une pièce blanche 
au lieu de cuivre; quand on est pauvre-, on fait tou- 
jours changer ses pièces blanches. 

« Cinquante centimes : Yoilà six sous. — L'homme 
me ivnd la monnaie. 

— Je n'ai pris qu'un verre. 

— Vous avez dit : Un autre... 

— Oui.., oui... 

Je n'ose m'expHquer, raconter que je faisais allu- 
sion au verre d'avant ; je ramasse ce qu'on me donne, 
en rougissant, et j'entends le marchand de vin qui dit 
•à sa femme : 

— Il voulait me carotter un canon, ce mufle-là 1 

Je ne puis retrouver Matoussaint ! 
Si je frappais ailleurs? 

Est-ce que Royanny n'est pas venu faire son droit? 
Il doit être en première année, je vais filer vers l'École, 
je l'attendrai à la porte des cours. 

Allons I c'est entendu. 

Je sais le chemin : c'est celui du Grand concours, 
au-dessus delà Sorbonne. 

M'y voici ! 

Je recommence pour les étudiants ce que j'ai fait 
pour les fruitières. Je cours après chacun de ceux qui 
me paraissent ressembler à Royanny; je m'abats sur 
des vieillards à qui je fais peur, sur des garçons qui 



20 SIATOUSSAIXT ? 

tombent en garde, je m'adresse à des Royanny, qui 
n'en sontpasj j'ai l'air hagard, le geste fiévreux. 

Ce qui me fatigue horriblement, c'est mon paletot 
d'hiver que j'ai gardé pour la nuit en diligence et que 
j'ai porté avec moi depuis mon arrivée, comme un 
escargot traîne sa coquille, ou une tortue sa carapace. 

Le laisser aux Messageries c'était l'exposer à être 
égaré, volé. Puis il y avait un grain de coquetterie; 
ma mère a dit souvent que rien ne faisait mieux qu'un 
pardessus sur le bras d'un homme, que ça complétait 
une toilette, que les paysans, eux, n'avaient pas de 
pardessus, ni les ouvriers, ni aucune personne du 
commun. 

J'ai jeté mon pardessus sur mon bras avec une né- 
gligence de gentilhomme. 

Ce pardessus est jaune — d'un jaune singulier, 
avec de gros boutons qui font un vilain effet sur cette 
étoffe raide. Cet habit a l'air d'avoir la colique. 

On ne le remarquait pas, ou du moins' je ne m'en 
suis pas aperçu, dans la rue des Vieux- Augustins .ou 
sur les boulevards, mais ici il fait sensation. On croit 
que je veux le vendre; les jeunes gens se détournent 
avec horreur, mais les marchands d'habits ap- 
prochent. 

Ils prennent les basques, tâtent les boutons, comme 
des médecins qui soignent une variole, et s'en vont; 
mais aucun ne m'offre un prix. Us secouent la tête 
tristement, comme si ce drap était une peau malade 
et que je fusse un homme perdu. 

Et il pèse, ce pardessus I 



MAT OTTSSAINT? 21 

Avec mes courses vers l'un, vers l'autre, le grand 
air, et ce poids d'étoffe sur le bras, j'en suis arrivé 
a l'épuisement, à.la fringale, à l'ivrognerie! 

J'ai déjà mangé un petit pain, bu deux canons de 
la bouteille, et j'ai encore soif et j'ai encore faim ! La 
boulimie s'en mêle ! 

Pas de Matoussaint, pas de Royanny ! 

Je me suis décidé à entrer dans les amphithéâtres. 
J'ai produit une émotion profonde, mais n'ai pas 
aperçu ceux que je cherchais. 

Les salles se vident, une à une. Un à un les élèves 
s'éloignent, les professeurs se retirent. On n'a vu que 
moi dans les escaliers, dans la cour, — moi et mon 
paletot jaune. 

Le concierge m'a remarqué, et au moment de faire 
tourner la grosse porte sur ses gonds, il jette sur ma 
personne un regard de curiosité ; il me semble même 
lire de la bonté dans ses yeux. 

Il a dû voir bien des timides et des pauvres depuis 
qu'il est dans cette loge. Il a entendu parler de plus 
d'une fin tragique et de plus d'un début douloureux, 
dans les conversations dont son oreille a saisi des 
débris. Il me renseignerait peut-être. 

Je n'ose, et me détourne en sifflotant comme un 
homme qui a mené promener son chien ou qui 
attend sa bonne amie, et qui a pris un pardessus 
aune, parce qu'il aime cette couleur-là. 

La porte tourne, tourne, elle grince, ses battants 
se rejoignent, ils se touchent — c'est fini! 



22 M AT OtI S SAINT ? 

Elle me montre une face de morte. Je ne sais où 
est, Matoussaint, je n'ai pu retrouver Royanny. J'irai 
eoucîier dans la rue où est le garni à six sous. 

Je montre le poing à cette maison fermée qui ne m'a 
pas livré le nom d'un ami chez lequel je pourrais 
quêter un asile et un conseil. 

Pourquoi n'ai-je pas parlé à ce portier qui me 
semblait un brave homme? Poltron que je suis! 

Ah ! s'il sortait ! . . . 

Il sort. 

Je l'aborde courageusement; je lui demande — 
qu'est-ce que je lui demande donc? — Je ne sais, 
j'hésite et je m'embrouille; il m'encourage et je finis 
par lui faire savoir que je cherche un nommé 
Royanny et que l'École doit avoir son adresse, puisque 
Royanny est étudiant en droit. 

« Allez voir le secrétaire de la Faculté, M. Reboul. » 

Il rentre dans l'Ecole avec moi et m'indique l'es- 
calier. 

M. Reboul m'ouvre lui-même — un homme blême, 
lent, l'air triste, la peau des doigts grise. 

« Que désirez-vous? Les bureaux sont fermés... 
Vous avez donc quelqu'un avec vous? » 

Il regarde au coin de la porte. 

C'est que j'ai planté là mon paletot jaune qui a 
l'air d'un homme ; M. Reboul a peur et il me repousse 
dans l'escalier. 

Le gardien me recueille, je ressaisis mon paletot 



MATOU SSAINT? 23 

comme on lève un paralysé et je m'en vais, tandis 
que M. Reboul se barricade. 

« Écoutez, me dit le concierge, je vais prendre sur 
moi de regarder dans les registres, en balayant. 
Faites comme si vous étiez domestique et descendez 
dans la salle des inscriptions. » 

Je fais comme si j'étais domestique. Je mets ma 
coiffure dans un coin et je retrousse mes manches. 
Ah ! si j'avais un gilet rouge au lieu d'un paletot 
jaune ! 

Nous entrons dans la salle du secrétariat et l'on 
cherche à l'R. 

Ro... Ro... Royanny (Benoît), rue de Vaugirard, 4. 

Le concierge s'empresse de fermer le registre et de 
Je remettre en place. 

Je le remercie. 

« Ce n'est rien, rien. Mais filez vite! M. Reboul va 
peut-être venir et il est capable de crier au secours s'il 
voit, encore votre paletot I » 



il! 



HOTEL LISBONNE 



4, rue de Vaugirard... Hôtel Lisbonne? C'est aa 
soin de la rue Monsieur-le-Prince. 

Je demande M. Royanny. 

« Il n'y est pas . Qu'est-ce que vous lui voulez ? 
Vous êtes de Nantes, peut-être?... » 

La concierge qui est une gaillarde me questionne 
brusquement et d'affilée. 

« Je ne suis pas de Nantes, mais j'ai été au collège 
avec lui. 

— Ah! vous avez été à Nantes? "Vous connaissez 
M. Matoussaint? 

— M. Matoussaint? oui. » 

Je lui conte mon histoire. C'est justement aprè> 
M, Matoussaint que je cours depuis cinq heures dii 
matin !... 

« En voilà un qui est drôle, hein ! Il demeure ers 
sut, à rôté de M. Royanny — qui répond pour lui. 



HOTEL LISBONNE. 23 

vous sentez bien — Matoussaint n'a pas le sou... c'est 
un pané,., ça écrit. » 

Les concierges m'ont l'air tous du même avis pour 
les écrivains. 

« Et Matoussaint est chez lui? 

— Non, mais il ne ratera pas l'heure du dîner, 
allez ! vous le verrez rentrer avec sa canne de tam- 
bour-major et son chapeau de jardinier quand on 
sonnera la soupe. » 

Je vois, en effet, au bout d'un instant, par la cage 
de l'escalier, monter un grand chapeau sous lequel 
t>n ne distingue personne — les ailes se balancent 
comme celles d'un grand oiseau qui emporte un 
mouton dans les airs. 

« C'est toi?... 

— Matoussaint I 

— Vingtras ! » 

Nous nous sommes jetés dans les bras l'un de 
l'autre et nous nous tenons enlacés. 

Nous sommes enlacés. . 

Je n'ose pas lâcher le premier, de peur de paraître 
trop peu ému, et j'attends qu'il commence. Nous 
sommes comme deux lutteurs qui se tâtent — lutte 
de sensibilité dans laquelle Matoussaint l'emporte sur 
Vingtras. Matoussaint connaîL mieux que moi les 
traditions et sait combien de temps doivent durer les 
accolades ; quand il faut se relever, quand il faut se 

reprendre. Il y a longtemps que je crois avoir été 

3 • 



28 HOTEL LISBONNE. 

assez ému, et Matoussaint me tient encore très 
serré. 

A la fin, il me rend ma liberté : nous nous repei- 
gnons, et il me demande en deux mots mon histoire. 

Je lui conte mes courses après Torchonette. 

« Il n'y a plus de Torchonette : celle que j'aime 
maintenant se nomme Angelina. Je vais t'introduire= 
Suis-moi. — Et il m'emmène devant mademoiselle 
Angelina. 

— Je te présente un frère — un second frère, Ving- 
tras, dont je t'ai parlé souvent, et qui vient rompre 
avec nous le pain de la gaieté, (se tournant vers moi) 
tu viens pour ça, n'est-ce pas? 

Notre avenir doit éclore 
Au soleil de nos vingt ans. 
Aimons et chantons encore, 
La jeunesse nVqu'un temps! 

Tous au refrain, hé, les autres ! 

Aimons et chantons encore, 
La jeunesse n'a qu'un temps 1 

Angelina est une grande maigre , pâle , au nei 
pointu, mais aux lèvres fines. 

« Ah ! tu sais, dit-elle, après être allée au refrain, 
le boulanger est venu, et il a dit qu'il ne monterait 
plus de jocko si on ne lui payait pas la dernière note 

— Et Royanny? 

— Rovanny! il est sorti pour voir si on voudrait 



HOTEL LISBONNE. v7 

lui prendre son pantalon au clou de la Contrescarpe, 
on n'en a pas voulu au Condé. » 

Matoussaint, qui vient d'accrocher son chapeau 
immense à une patère dans le mur (comme un Grec 
accroche son bouclier), Matoussaint se gratte le front. 

« Tu vois, frère, la misère nous poursuit. 

Frère? — Ahl c'est moi! — Je n'y pensais plus. Je 
n'ai jamais eu de frère et je ne puis pas me faire à 
cette tendre appellation, du premier coup. 

« Mais, dis-donc, fait-il en changeant de ton, tu 
débarques? Tu dois avoir de l'argent? Les arrivants 
ont toujours le sac. » 

Je dépose mon bilan. 

Angelina me regarde d'un air de mépris. 

« Et ça, dit Matoussaint en se précipitant sur ce 
qui me suit et qu'on a pris tour à tour, depuis ce 
matin, pour un malade et pour un voleur; ça, ça peut 
*e mettre au clou. » 

Angelina hausse les épaules jusqu'au plafond. 

« On peut le vendre, toujours ! Veux-tu le vendre? 
Tiens-tu a cette jaunisse? 

— Non. . . » 

Un « non » hypocrite. 

Pauvre vieux paletot ! il est bien laid et il m'a valu 
aujourd'hui bien des humiliations, mais j'étais habitué 
à lui comme à un mêuble de notre maison. Il m'a 
tenu trop chaud et il était trop lourd sur mon bras 
toute cette après-midi, mais la nuit il m'a empêché de 
grelotter. J'aurai encore des nuits froides dans la viel 



28 HOTEL LISBONNE. 

Les hivers qui viendront, il pourrait me servir de 
couverture si mon lit n'en a qu'une. Puis, il a été sur 
le dos de mon père, le professeur, avant de m'être 
abandonné ! Les élèves en ont ri, mais c'était une 
gaieté d'enfants; ce n'était pas la brutalité d'une 
vente au rabais, ni la mise à l'encan d'une vieille 
chose qui, toute ridicule qu'elle fût, a^ait son odeui 
de relique... 

Gela n'a duré qu'un instant. C'est bien mauvais 
signe, si j'ai de ces sensibilités-là, à l'entrée de la car- 
rière ! 

— Pstt pstt, ho ! hé ! marchand d'habits ! 
Le marchand d'habits est monté et nous a donné 
quarante sous de la relique. 

Ces quarante sous, ajoutés aux huit sous qui me 
restent, apportent la gaieté dans la mansarde. 

Du pain, un litre, et des côtelettes à la sauce : il y a 
tout cela dans nos quarante-huit sous ! 

C'est moi qui irai commander. — Je dirai : « Des 
côtelettes avec beaucoup de cornichons », et, quand 
le garçon viendra avec la boîte en fer-blanc, je lui 
donnerai deux sous de pourboire; je lui donnerai 
même trois sous au lieu de deux, j'ai le droit de faire 
des folies au péril de mon avenir. 

Nous avons bien dîné, ma foi ! 

On a tiré au sort à qui aurait la dernière rondelle 
de cornichon, on a trouvé encore de quoi acheter un 
gros pain, de quoi prendre son café, et l'on a braillé, 



HOTEL LISBONNE. 29 

ri et chanté, jusqu'à ce qu'Angelina ait dit qu'il étail 
temps de chercher où me coller pour la nuit. 

La concierge à qui l'on a parlé de l'affaire Truchct 
me logerait bien s'il y avait de la place, et me ferait 
crédit d'une demi-semaine. Mais tout est pris. 

Elle se rappelle heureusement que les Riffault lui 
ont parlé d'un cabinet qui est libre. Les Riffault tien- 
nent un hôtel rue Dauphine, 6, près du café Gonti. 

Elle écrit avec son orthographe de portière un 
mol pour les Riffault qu'elle connaît, et qui ont été 
concierges, comme elle, avant de s'établir. 

Avec ce mot, gras comme les doigts du charcutier 
qui a vendu les côtelettes, je vais m compagnie de 
Matoussaint, rue Dauphine, et quoiqu'il soit minuit, 
on m'ouvre et l'on me conduit au cabinet libre. 

J'y arrive par une espèce d'échelle à marches pour- 
ries qui a pour rampe une corde moisie et graisseuse; 
au sommet, entre quatre cloisons, une chaise dé- 
paillée, une table cagneuse, un lit tout bas, en bois 
rouge, recouvert d'une couverture de laine poudreuse 
— poudreuse comme quand la laine était sur le dos 
du mouton; — l'air ébranle la fenêtre disjointe et 
passe par un carreau brisé. 

Matoussaint lui-même semblé effrayé; il a failli se 
casser les reins en descendant l'échelle. 

« Tu es tombé? 

— Non. » 

Mais je sais que Matoussaint n'aime pas à avouer 
qu'il est tombé, et il riait toujours (bien jaune) quand 

'3. 



30 HOTEL LISBONNE. 

il lui arrivait de prendre un billet de parterre au col- 
lège ; il disait que c'était exprès. 

JE SUIS CHEZ MOI! 

« 

Ce cabinet est misérable, mais je n'ouvrirai cette 
porte qu'à qui il me plaira, je la fermerai au nez de 
qui je voudrai ; j 'écraserais dans la charnière les doigts 
de ceux qui refuseraient de filer, je ferais rouler au 
bas de cette échelle le premier qui m'insulterait, dussé- 
je rouler avec lui, si je ne suis pas le plus fort, ce qui 
est possible, mais on dégringolerait tous les deux. 

JE SUIS CHEZ MOI! 

Je rôde là dedans comme un ours, en frottant les 
murs... 
JE SUIS CHEZ MOI! 

Je le crierais! Je suis forcé de mettre ma main sur 
ma bouche pour arrêter ce hurlement d'animal... 

Il y a deux heures que je savoure cette émotion. 

Je finis par m'étendre sur mon ht maigre, et par 
les carreaux fêlés je regarde le ciel, je l'emplis de mes 
rêves, j'y loge mes espoirs, je le raye de mes craintes; 
il me semble que mon cœur — comme un oiseau — 
plane et bat dans l'espace. 

Puis, c'est le sommeil qui vient... le songe qui flotte 
dans mon cerveau d'évadé... 

A la fin mes yeux se ferment et je m'endors tout 
habillé, comme s'endort le soldat en campagne. 

Le matin, au réveil, ma joie a été aussi grande que 
la veille. 



H OTBIi LISBONNE. 31 

Il venait justement un soleil tout clair d'un ciel 
tout bleu, et des handes d'or rayaient ma couverture 
terne; dans la maison une femme chantait, des oiseaux 
piaillaient à ma fenêtre. 

On m'a fait cadeau d'une fleur. C'est la petite 
Riffault à qui l'on avait donné plein son tablier d'œil- 
lets rouges, et qui, voyant ma porte ouverte, m'a crié 
du bas de l'échelle : 

« Veux-tu un œillet, monsieur? » 

Je l'ai mis dans un gros verre qui traînait sur la 
table boiteuse. 

C'eût été une fiole de mousseline, une coupe de 
cristal, que j'aurais été moins heureux : dans le fond 
de ce verre je relisais les pages de ma vie de campa- 
gne et j'entendais vibrer des refrains d'auberge. 

On avait de ces gros verres-là dans les cabarets de 
la Haute-Loire... 

Enfin j'ai touché mon argent I M. Truchet est re- 
venu. 

J'ai gardé six francs pour les Riffault. Mon ckezmot 
me coûte six francs ; il faut ce qu'il faut ! 

J'ai donné le reste à Angelina pour la pot-bouille. 

Dès le premier jour on a détourné de la caisse à 
pot-bouille six autres francs pour aller au théâtre. 
Après un bon dîner, on est descendu sur la Porte- 
Saint-Martin où se joue la pièce qu'on veut voir : la 
Misère, par M. Ferdinand Dugué. 

On boit en route et Matoussaint est très lancé. 

Le rideau se lève. 



32 HOTEL LISBONNE. 

Le héros (c'est l'acteur Munié) arrive avec un pis- 
tolet sur la scène. 

11 hésite « Faut -il vivre honnête ou assassiner? 
Sera-ce la vie bourgeoise ou l'échafaud? » 

Matoussaint crie : l'échafaud ' l'échafaud! 

Les quarante francs y ont passé. 

On s'est bien amusé pendant dix jours et îe n'ai 
pas songé une minute au moment ou l'on n'aurait 
plus le sou 

Ce moment est arrivé ; il ne reste pas cinquante cen- 
times à partager entre l'hôtel Lisbonne et l'hôtel 
Riffault. 

Je viens de remonter mon échelle, de fermer ma 
porte. Je n'ai mangé que du bout des dents à dîner, 
il y avait trop peu, mais j'ai acheté un chignon de 
pain bis pour le croquer dans mon taudis. 

Il n'est que huit heures. 

La soirée sera longue dans ce trou, mais j'ai besoin 
d'être seul; j'ai besoin d'entendre ce que je pense, au 
lieu de brailler et d'écouter brailler, comme je fais de- 
puis huit jours. Je vis pour les autres depuis que je 
suis là; il ne me reste, le soir, qu'un murmure dans 
les oreilles, et la langue me fait mal à force d'avoir 
parlé ; elle me brûle et me pèle à force d'avoir fumé. 

Ce verre d'eau, tiré de ma carafe trouble, me plaît 
plus que le café noir de l'hôtel Lisbonne ; mes idées 
sont fraîches, je vois clair devant moi, oh! très clair! 

C'est la misère demain. 

Matoussaint assure que ce n'est rien. 



HOTEL LISBONNE. 33 

Est-ce que Schaunard, Rodolphe, Marcel, n'en ont 
pas de là misère, et est-ce qu'ils ne s'amusent pas 
comme des fous en ayant des maîtresses, en faisant 
des vers, en dînant sur l'herbe, en se moquant des 
bourgeois? 

Je n'ai pas encore dîné sur l'herbe ; je n'ai presque- 
pas dîné même, pour bien dire. 

Pauvre mère Vingtras, elle m'a prédit que je regret- 
terais son pot-au-feu! Peut-être bien... 

Je lui ai écrit pour lui annoncer mon installation à 
l'hôtel Riffault, dans une chambre très propre. 
J'avais ajouté que j'avais fait connaissance de gens 
qui pourraient m'être très utiles (!). 

Je veux parler de Matoussaint, d'Angelina, de 
Royanny. — Ils m'ont été utiles, en effet, pour le 
paletot jaune, et ils peuvent me donner l'adresse de 
tous les monts-de-piété du quartier. 

Ma mère m'a répondu. 

Il tombe de sa lettre un papier rouge. Bon pour 
quarante francs, écrit en travers. C'est un mandet de 
poste! 

Un mot joint au mandat : 

« Ton père t'enverra quarante francs tous les mois. » 

Quarante francs tous les mois! 

Je n'y comptais pas, je croyais que les quarante 
francs du père Truchet étaient quarante francs une 
ois pour toutes. 

Quarante francs!... 

On peut payer son loyer, acheter bien du pain et 



34 HOTEL LISBONNE. 

des côtelettes à la sauce, et même aller voir la Misèreh 
la Porte-Saint-Martin avec quarante francs par mois ! . .. 

J'ai eu de l'émotion, en présentant mon mandat 
rouge à la poste. 

J'avais peur qu'on me prît pour un faussaire. 

Non! j'ai reçu huit belles pièces de cinq francs!... 

Je les ai emportées dans mon grenier, et toute 
la journée, j'ai fait des comptes. 



J'ai établi mon bilan. 







DÉPENSES 


CAPITAL 




INDISPENSABLES. 


MENSUEL. 






fr. 


c. 


fr. c 






4 


50 


40 00 






L 


OU 






Q 


fin 








1 


50 




Blanchissage. . 




1 


00 






0 


20 






0 


10 








0 


fin 








17 


80 


17 80 










22 20 




NO D RUITURK 










A midi. 












0 


20 








0 


10 






Le soir, 












0 


20 








0 


10 








0 


10 






Total par jour 


0 


70 










21 00 


Reste pour dépenses imprévues 






1 20 



Revoyons cela! 



HOTEL LISBONNE. 35 

Tabac. — Trois sous à fumer par jour. 
Journaux. — Le Peuple, de Proudhon, tous les 
matins. 

Cabinet de lecture — Si je rayais cet article, 
ce ne serait pas seulement 3 francs, ce serait 
4 fr. 50 c. que j'économiserais, puisque je compte 
trente sous de chandelle pour pouvoir lire, en ren- 
trant chez moi, les ouvrages de location. Mais non ! 
C'est là le plus clair de ma joie, le plus beau de 
ma liberté, sauter sur les volumes défendus au col- 
lège, romans d'amour, poésies dupeuple, histoires de 
la Révolution ! Je préférerais ne boire que de l'eau 
et m'abonner chez Barbedor ou chez Blosse. 

Blanchissage. — Mon blanchissage de gros ne me 
coûtera rien. Tous les dix jours , je confierai mon 
linge au conducteur de la diligence de Nantes, qui se 
charge de le remettre sale à ma mère et de le rap- 
porter propre à son fils. Mais je consacre un franc à 
mes faux-cols ; je voudrais qu'ils ne me fissent qu'une 
fois, mes parents voudraient deux. Vingt sous pour 
le fin, ce n'est pas trop. 

Entretien. — Je puis me raccommoder avec un 
iou de fil et un sou d'aiguilles. 

Chambre. — C'est six francs. 

NOURRITURE. — 21 francs. C'est assez. 

Il me reste 1 fr. 25 cent, pour dépenses imprévues: 
Il faut toujours laisser quelque chose pour les dépenses 
imprévues. On ne saitpas ce qufpeut arriver. 



36 HOTEL LISBONNE. 

J'étouffe de joie ! j'ai besoin de boire de l'air et de 
fixer Paris. Je tends le cou vers la croisée. Je la croyais 
ouverte : elle était fermée, et je casse un carreau. 
Comme j'ai bien fait d'ouvrir un compte pour le 
casuel ! 

Je suis allé changer mes pièces de cent sous pour 
faire des petits tas, snr lesquels je pose une éti- 
quette : Tabac, savon de Marseille, Entretien. 

Il faut de l'ordre, pas de virements. 

J'ai filé chez Barbedor, passage du Pont-Neuf. C'est 
lui qui a le plus de pièces et de romans. 
« Je veux un abonnement. 

— C'est trois francs. 

— Les voilà. 

— Et cent sous pour le dépôt. » 
Malheureux, je n'avais pas songé au dépôt ! 

J'ai dû balbutier ,^me retirer... Faut-il remonter 
chez moi et prendre sur les autres tas ? 

J'entrerais là dans une voie trop périlleuse ! Mieux 
vaut attendre et tâcher d'amasser pour ce petit cau- 
tionnement. 

Ces cent sous me firent bien faute! Je dus vivre sur 
mon propre fonds, pendant que les autres, qui avaien! 
cent sous de dépôt, avaient à leur disposition tous Iga 
bons livres. Il est vrai que j'eus trois francs de plus 
à consacrer à ma nourriture ou à mes plaisirs ; j'éco- 
nomisais aussi sur la chandelle ; mais je ne pénétrai 
dans la littérature contemporaine que tard, faute de 
ce premier capital. 



ÎV 



L* A V E N I R 



Et maintenant, Vingtras, que vas-tu faire? 

Ce que je vais faire? Mais le journaliste, que j'ai 
connu avec Matoussaint, n'est-il pas là, pour me pré- 
senter comme apprenti dans l'imprimerie du journal 
où il écrivait? 

Je cours chez lui. 

Il me rit au nez. 

« Vous ouvrier ! 

— Mais oui! et cela ne m'empêchera pas de faire 
de la révolution — au contraire! j'aurai mon pain 
cuit, et je pourrai parler, écrire, agir comme il me 
plaira. 

— Votre pain cuit? Quand donc? Il vous faudra 
d'abord être le saute- ruisseau de tout l'atelier; à dix- 
sept ans, et en en paraissant vingt! Vous êtes fou et le 
patron de l'imprimerie vous le dira tout le premier ! 
Mais c'est bien plus simple, tenez! Passez-moi mon 
paletot, mettez votre chapeau et allons-y! » 

Nous y sommes allés. 

4 



38 l'avenir. 

Il avait raison ! On n'a pas voulu croire que je par- 
lais pour tout dé bon. 
L'imprimeur m'a répondu : 
Il fallait venir à douze ans. 

— Mais à douze ans, j'étais au bagne du collège! 
Je tournais la roue du latin. 

— Encore une raison pour que je ne vous prenne 
pas ! Par ce temps de révolution, nous n'aimons pas 
les déclassés qui sautent du collège dans l'atelier. Ils 
gâtent les autres. Puis cela indique un caractère mal 
fait, ou qu'on a déjà commis des fautes... Je ne dis 
point cela pour vous qui m'êtes recommandé par 
monsieur et qui m'avez l'air d'un honnête garçon. 
Mais, croyez-moi, restez dans le milieu où vous avez 
vécu et faites comme tout le monde. 

Là-dessus, il m'a salué et a disparu. 

— Que vous disais-je? a crié le journaliste. Vous 
vous vous y prenez trop tard, mon cher! Des mous- 
taches, un diplôme!... Vous pouvez devenir cocher 
avec cela et avec le temps, mais ouvrier, non ! Je suis 
forcé de vous quitter. A bientôt. » 

Je suis resté bête et honteux au milieu de la rue. 

Eh bien non! je n'ai pas lâché prise encore! et 
dans ce quartier d'imprimerie j'ai rôdé, rôdé, comme 
le jour où je cherchais Torchonette. 

J'ai attendu devant les portes, les pieds dans le 
ruisseau; dans les escaliers, le nez contre les murs; 
il a fallu que deux patrons imprimeurs m'enten- 
dissent! 

Ils m'ont pris, l'un pour un mendiant qui visait 



l'avenir. 39 

à Se faire offrir cent sous; l'autre, pour un poète qui 
voulait être ouvrier pendant quatre jours afin de 
ressembler à Gilbert ou à Magut. 

Il ne faut pas songer au bonnet de papier et au 
bourgeron bleu! 

Quel autre métier? — Celui de l'oncle menuisier, 
celui de Fabre cordonnier? Je me suis gardé d'en 
rien dire au journaliste ni à Matoussaint, ni à sa 
bande, mais je suis allé dans les gargotes m'asseoir à 
côté de gens qui avaient la main vernissée de l'ébé- 
niste ou le pouce retourné du savetier. J'ai lié con- 
naissance, j'ai payé à boire, j'ai dérangé mon budget, 
crevé mon bilan, quitte à ne pas manger les derniers 
du mois ! 

Tous m'ont découragé. 

L'un d'eux, un vieux à figure honnête, les joues 
pâles, les cheveux gris, m'a écouté jusqu'au bout, et 
puis, avec un sourire douloureux, m'a dit : 

«Regardez-moi! Je suis vieux avant l'âge. Pour- 
tant je n'ai jamais été un ivrogne ni un fainéant. J'ai 
toujours travaillé, et j'en suis arrivé à cinquante- 
deux ans, à gagner à peine de quoi vivre. C'est mon 
fils qui m'aide. C'est lui qui m'a acheté ces souliers- 
là. 11 est marié, et je vole ses petits enfants 

Il parlait si tristement qu'il m'en est venu des 
larmes. 

— Essuyez ces yeux, mon garçon' Il ne s'agit pa 



40 L'AVE ÎTIE. 

de me plaindre, mais de réfléchir. Ne vous acharnez 
pas à vouloir être ouvrier ! 

Commençant si tard, vous ne serez jamais qu'une 
mazette, et à cause même de votre éducation, vous 
seriez malheureux. Si révolté que vous vous croyiez, 
vous sentez encore trop le collège pour vous plaire 
avec les ignorants de l'atelier ; vous ne leur plairiez 
pas non plus ! vous n'avez pas été gamin de Paris, et 
vous auriez des airs de monsieur. En tous cas, je vous 
le dis : au bout de la vie en blouse, c'est la vie en gue- 
nilles... Tous les ouvriers finissent à la charité, celle 
du gouvernement ou celle de leurs fils... 

— A moins qu'ils ne meurent à la Croix- Rousse ! 

— Avez-vous donc besoin d'être ouvrier pour 
courir vous faire tuer à une barricade, si la vie vous 
pèse!... Allons! prenez votre parti de la redingote 
pauvre, et faites ce que l'on fait, quand on a eu les 
bras passés par force dans les manches de cet habit-là. 
Vous pourrez tomber de fatigue et de misère 
comme les pions ou les professeurs dont vous parlez ! 
Si vous tombez, bonsoir ! Si vous résistez, vous resterez 
debout au milieu des redingotes comme un défenseur 
de la blouse. Jeune homme, ilya là une place à pren- 
dre ! Ne soyez pas trop sage pour votre âge ! Ne 
pensez pas seulement à vous, à vos cent sous par jour, 
à votre pain cuit, qui roulerait tous les samedis dans 
votre poche d'ouvrier... C'est un peu d'égoïsme cela, 
camarade !... On ne doit pas songer tant à son estomac 
quand on ace que vous semblez avoir dans le cœur l » 

Il s'arrêta, m'étreignit la main et partit. 



l'aveîtib. 41 

Il doit être depuis longtemps dans la tombe. 
Peut-être mourut-il le lendemain. Je ne l'ai pas 
revu. 

C'est lui qui a décidé de ma vie ! 

C'est ce vieillard me montrant d'aboi d le pain de 
l'ouvrier sûr au début, mais ramassé dans la cha- 
rité au bout du chemin, puis accusant ma jeunesse 
d'être égoïste et lâche vis-à-vis de la faim ; c'est lui 
qui me fit jeter au vent mon rêve d'un métier. Je 
rentrai parmi les bacheliers pauvres. 

J'ai été triste huit grands jours, mais c'est l'au- 
tomne ! Le Luxembourg est si beau avec ses arbres 
dorés sur bronze, et les camarades sont si insouciants 
et si joyeux! Je laisse rire et rêver mes dix-«ept ans ! 

Nous arrosons notre jeunesse de discussions à tous 
crins, de querelles à tout propos, de soupe à l'oignon 
et de vin à quatre sous ! 

Le vin à quat'sous, 
Le vin à quat'sous. 

« Comme il est bon ! » disait Matoussaint en faisant 
claquer sa langue. 

Matoussaint le trouvait peut-être mauvais, mais 
dans son rôie de chef de bande il faisait entrer l'insou- 
ciance du jeûne, comme des punaises, et la foi dans 
les liquides bon marché. 

Il n'était pas à jeter après tout, ce petit vin à quatre 
sous! 

' Comme j'ai passé de bonnes soii ées sous ce'hangar 

4. 



42 L'AVENIR. 

de la rue de la Pépinière, à Montrouge, où il y avait 
des barriques sur champ, et qui était devenu notre 
café Procope ; où l'on entendait tomber le vin du 
goulot et partir les vers du cœur; où Ton ne songeait 
pas plus au lendemain que si l'on avait eu des millions ; 
où l'on se faisait des chaînes de montre avec les 
perles du petit bleu roulant sur le gilet; où, pour 
quatre sous, on avait delà santé, de l'espoir et du bon- 
heur à revendre. Oui, j'ai été bien heureux devant 
cette table de cabaret, assis sur les fûts vides ! 

Quand on revenait, la mélancolie du soir nous 
prenait, et nos masques de bohèmes se dénouaient; 
nous redevenions nous, sans chanter l'avenir, mais en 
ramenant silencieusement nos réflexions vers le passé. 

A dix minutes du cabaret on criait encore, mais un 
quart d'heure après, la chanson elle-même agonisait, 
et l'on causait — on causait à demi-voix du pays! — 
On se mettait à deux ou trois pour se rappeler les 
heures de collège et d'école, en échangeant le sou- 
venir de ses émotions. On était simples comme des 
enfants, presque graves comme des hommes, on 
n'était pas poète, artiste ou étudiant, on était de son 
village. 

C'était bon, ces retours du petit cabaret où l'on ven- 
dait du vin à quatre sous. 

Nous avons fait une folie une fois, nous avons pris 
du vin fin, un muscat qu'on vendait au verre, un 
muscat qui me sucre encore la langue et qu'on nous 
reprocha bien longtemps. 



l'ave NIE.. 43 

Nous tenions la caisse, cette semaine-là, Royanny 
et moi. Boire du muscat, c'était filouter, trahir! 

Nous fûmes traîtres pour deux verres. 
Si toutes les trahisons laissent-si bon goût, il n'y a 
plus à avoir confiance en personne. 

Voilà le seul extra, la seule folie, le seul luxe de ma 
vie de Paris, depuis que j'y suis. 

Il y a aussi l'achat d'un géranium et d'un rosier, 
puis d'une motte de terre ou étaient -attachées des 
marguerites. Chaque fois que j'avais trois sous que je 
pouvais dérober à la colonie — sans voler (c'était 
assez du remords du muscat) — chaque fois, j'allais 
au Quai aux fleurs cueillir du souvenir. Pour mes trois 
sous j'emportais la plante ou la feuille qui avait le plus 
l'odeur du Puy ou de Farreyrolles ; j'emportais cela 
en cachette, entre mon cœur et ma main, comme si je 
devais être puni d'être vu ! tant j'avais envie — et 
besoin aussi — dans cette boue de Paris, de me réfu- 
gier quelquefois dans les coins heureux de ma pre- 
mière jeunesse! 

Un malheur! 

Mon petit cabinet de l'hôtel Riffault m'a été pris un 
mois après mon arrivée. Les propriétaires ont fait 
rafraîchir la maison, et l'on a renversé mon échelle, 
profané ma retraite; on a fait un grenier de ce qui 
avait été mon paradis d'arrivant... J'ai dû partir, 
chercher ailleurs un asile. 



44 l'avenir. 

Je n'ai rien trouvé à moins de dix francs. Les loyers 
montent, montent! 

J'ai fait toutes les maisons meublées de la rue Dau- 
phine, chassé de chacune par l'odeur des plombs ou 
le bruit des querelles. Je voulais le calme dans le trou 
où j'allais me nicher. Je suis tombé partout sur des 
enfants criards ou des voisins ivrognes. 

Je n'ai eu un peu de sérénité que dans une maison 
où ma chambre donnait sur le grand air ! J'étais bien 
seul et je voyais tout le ciel ; mais il y avait au rez-de- 
chaussée un café par où je devais passer pour rentrer: 
ce qui m'obligeait à revenir le soir avant que l'esta- 
minet fermât, et me privait des chaudes discussions 
avec les camarades. Elles étaient bien en train et dans 
toute leur flamme au moment où il fallait partir. 
C'était une véritable souffrance, etdeux ou trois fois je 
préférai ne pas regagner mon logis, sortir de l'hôtel 
Lisbonne à deux heures du matin, et m'éreinter à 
battre le pavé jusqu'à ce que le café ouvrît l'œil et 
laissât tomber ses volets. 

J'étais bien las de ma rôderie nocturne, et j'avais 
la tristesse pesante et gelée de la fatigue. J'avais, en 
plus, à soutenir le regard de la patronne qui m'avait 
attendu un peu, malgré tout — qui attendait même 
ma quinzaine quelquefois !... 

Elle avait l'air de me dire, quand je rentrais gre- 
lottant, fripé et traînant la jambe^ queje trouvais bien 
de l'argent pour passer les nuits, que je ferais mieux 
d'en trouver pour payer ma chambre. 

Elle avait l'habitude de me jeter mes bouquets dans 



l'avenir. 45 

le plomb, si je me permettais d'avoir des bouquets 
d lorsque je restais à devoir encore 4 ou 5 francs. 

Son mari était malbeureusement un brave homme. 
Malheureusement! Oui, car je l'aurais battu s'il 
avait été comme elle et je lui aurais fait payer à coups 
de bottes mes bouquets jetés dans le plomb. 

Notre avenir doit éclorel etc., etc. 

Je ne voyais pas éclore mon avenir, et je voyais 
pourrir mes fleurs. 

Si petite qu'elle fût, j'ai pourtant partagé une de 

mes chambres de dix francs. 

Matoussaint avait fait connaissance, je ne sais où, 
d'un ancien cuirassier — qui attendait de l'argent. 
C'était sa profession ; il devait nous faire des avances à 
tous avec cet argent; il avait promis à Matoussaint 
d'éditer son Histoire de la Jeunesse à laquelle il avait 
semblé prendre un intérêt puissant. 

« C'est écrit avec des balles, avait-il dit. » 

Il avait achevé de séduire Matoussaint en lui four- 
nissant des détails militaires, des mots techniques, 
pour rendre émouvante une attaque de barricade en 
Juin trente-neuf. 

Aussi était-il du bivouac et mangeait-il à notre 
cantine, au hasard de notre fourchette. 

Il manqua de logement à un moment — il lui en fal- 
lait un cependant — pour faire adresser V argent. 

« Tu comprends, c'est à toi de le prendre, m'a dit 
Matoussaint. Royanny et les camarades ont tous des 



46 l'avenir. 

femmes. .. ils ne peuvent pas faire coucher le cuirassier 
avec eux. Moi, j'ai Angelina. Mets-toi à ma place... » 

A sa place, non. — Angelina était trop maigre .' 

C'était donc moi, le célibataire, qui devais rendre 
ce service à la communauté : je n'ai pas osé'refuser. 

Oîi! quel supplice! Toujours ce grand cuirassier 
avec moi ! Il a dit au propriétaire qu'il était mon 
frère, pour expliquer notre concubinage. 

Que dirait ma mère chargée d'un autre fils ? — 
accusée d'avoir un enfant que mon père ne connaît 
pas ! 

Oui, c'est du concubinage! Ce cuirassier se mêle 
à mes pensées, entre dans ma vie, m'empêche de 
dormir, si j'en ai envie, de marcher si ça me prend; 
ses jambes tiennent toute la place! Il a une pipe 
qui sent mauvais et un crâne qui me fait horreur, 
dégarni du milieu comme une tête de prêtre ou un 
derrière de singe. Il me tourne le dos pour dormir, 
je vois cette place blanche... je me suis levé plusieurs 
fois pour prendre l'air ; j'avais envie de l'assassiner! 

Mais, un beau matin, je n'ai plus senti son grand 
cadavre près de moi. Il était parti! parti en emportant 
mes bottines. J'ai dû attendre la nuit noire pour re- 
monter, en chaussettes, à Y hôtel- Lisbonne, j'avais l'air 
d'un pèlerin, — d'un jeune marin qui avait promis 
dans un naufrage de porter un cierge, pieds nus ou 
en bas de laine, à Sainte-Geneviève. 

« On m'a battu pendant toute mon enfance, cela m'a 



l'avenie. 47 

durci la peau et les os, — point le cœur, je ne pense 
pas ! mais je trouve je ne sais quelle joie féroce à m'a- 
ligner avec les fanfarons de vigueur. 

•A ceux qui ont eu la folie de me provoquer, je crie: 
— Mais vous ne savez donc pas que j'ai dû me laisser 
rosser pendant dix ans... que les commandements de 
Dieu et de L'Église le voulaient... Je m'en serais bien 
moqué, mais si j'avais crié trop fort, on aurait 
destitué papa... Allons, rangez-vous, que je le cor- 
rige, ce fou qui me cherche querelle, à moi, l'échappé 
des mains paternelles!... J'ai dix ans de colère dans 
les nerfs, du sang de paysan dans les veines, l'instinct 
de révolte... Je ne voudrais pas être méchant, mais 
j'ai à faire sortir les coups que j'ai reçus... Ne me 
touchez pas! Prenez garde!... Laissez-moi, vous dis- 
je ! j'ai trop d'avantage sur vous ! 

Autant je suis brutal avec qui effleure ma douleur 
ou ma fierté, avec qui veut prendre la succession du 
père Vingtras pour le coup de poing, autant je suis 
humble et routinier avec les'eamarades. 

J'ai nommé Matoùssairit le chef de notre clan — et, 
sans être enthousiaste de lui, tout en le blaguant à 
part moi, je le suis comme un séide. J'ai lu qu'il fallait 
s'entendre, être un cénacle. Je l'ai lu dans Miirger 
comme dans Dumas, et j'ai accepté le rôle de Porthos 
des Mousquetaires, presque le rôle de Baptiste dans la 
Vie de Bohème: parce que je suis nouveau, parce que 
mon enfance n"a rien vu, parce que je me sens gau- 



48 h AVENIR. • 

che et ignorant, non pas comme un provincial, mais 
comme un prisonnier évadé, comme un martyrisé qui 
étire ses membres. 

J'ai pris parti derrière Matoussaint et les autres, 
dans la grande guerre entre calicots et étudiants. 11 
paraît qu'il faut tomber sur les calicots, que les cali- 
cots sont des bourgeois et des réacs, — et je tombe 
dessus. Je dépense là mon énergie, et je mets ma gloire 
à passer pour l'hercule de la bande. 

Je ne fais rien : paresse dont je rends mon éduca- 
tion responsable ! Il faut que je batte l'air de mes bras 
quelque temps encore, avant de pouvoir enfiler mon 
vrai chemin et appliquer au travail ma tête trop ca- 
lottée. 

Je ne fais rien, — pardon! je gagne dix sous cinq 
fois par semaine. Je donne une leçon à un fils de por- 
tier. J'ai ainsi, avec mes quarante francs mensuels, 
douze francs cinquante centimes par semaine. Je ne 
dépense pas un radis de plus I 



V 



L'HAB.r VERT 



Un camarade m'a conduit dans une crémerie où se 
trouve une fille dont tout un cénacle est amoureux. 

Elle est, en effet, bien jolie, cette brune à tête de 
juive, et je n'ai jamais éprouvé, à côté de femme de 
professeur ou de grisettc, une impression pareille à 
celle que m'a donnée le froissement de sa jupe. Puis 
elle me regarde d'un œil si gai, avec un sourire qui 
montre de si belles dents blanches ! 

Elle me regarde encore, toujours — avec une per- 
sistance qui commence à me flatter. 

Ai-je le charme, décidément? Elle rit. — Voilà 
qu'elle éclate! 

a Pardon, monsieur, oh! je vous demande bien 
pardon ; c'est que vous avez l'air si drôle avec votre 
habit vert et votre gilet jaune ! » 

Et elle repart d'un~rire fou qui lui fait venir les 
larmes aux yeux et serrer les genoux. 

Moi, je ressemble à une poupée de coiffeur, à 

S 



50 l'habit vert. 

une figure mécanique. Je me retourne sur ma 
chaise, du mouvement d'un empalé qui peut encore 
rouler les yeux, mais en est aux derniers frémisse- 
ments... Je fais aller mes prunelles à droite, à gauche, 
une, deux, — sans oser les fixer sur rien ni sur per- 
sonne... Il me passe dans le cerveau l'idée que je suis 
un jeu de foire, où l'on envoie des palets, une boule, 
et j'ai l'air de dire : Visez dans le mille. 

Enfin, la gaieté de la demoiselle s'est calmée, et elle 
vient me retirer de ma chaise comme on désempale 
un mannequin qui garde, un moment encore, quel- 
que chose de raide et de presque indécent. 

« Vous ne m'en voulez pas trop, n'est-ce pas? C'é- 
tait plus fort que moi. » 

Elle met un peu de honte joyeuse dans sa voix, et, 
me prenant les doigts dans les siens : 

« Une poignée de main, une bonne poignée de main 
pour me prouver que vous n'êtes pas fâché... » 

Je ne suis pas encore bien déraidi et je procède par 
signes, pour indiquer mes intentions de marionnette 
indulgente ; j'avance et retire ma main, je fais « oui » 
avec ma tête — comme l'infâme Golo, au théâtre des 
marionnettes, à la Foire au pain d'épice. 

C'est mon habit et mon gilet qui m'ont valu cela ! 

Un habit et un gilet flambant neufs, qui me sont 
arrivés de Nantes ce matin, dans une malle expédiée 
par ma mère. 

Moi qui croyais que j'avais l'air très comme il faut 
avec ce costume! 



l'habit veut. ,51 

Le collet m'inquiétait bien un tantinet ; il me sem- 
blait qu'il montait beaucoup pour l'époque; le gilet 
me paraissait de quelques doigts trop long; mais je 
me rappelais les théories du cossu si souvent expri- 
mées par ma mère, et j'étais sorti, point faraud, point 
fat, point avec l'intention d'humilier les autres, mais 
i avec la pointe d'orgueil qui est permise à un jeune 
homme bien élevé, qui étrenne une jolie toilette. 

C'est la faute de ma glace, sans doute, une glace de 
quatre sous où Ton ne se voit pas. 

Si j'avais pu me voir !... Je n'ai pas mauvais goût, 
allons ! Je sais bien ce qui est coquet et ce qui ne 
l'est pas! En attendant, j'ai été ridicule jusqu'à la 
racine des cheveux. 

J'ai envie d'aller me jeter à Feau, de quitter la 
France ! 

Si c'était un homme qui s'était moqué de moi !... 
Je le souffletterais,... un duel! 

Mais pas un de ceux qui étaient là ne m'a insulté. 
D'ailleurs, comme je roulais les yeux pour ne pas re- 
garder, je n'ai pu rien voir. 

Je vais donc me jeter à l'eau ou quitter la France ! 

Me jeter à l'eau?... Disons plutôt adieu à la pa- 
trie!... Et encore, non! 

J'ai l'air de fuir la conscription, de me refuser à 
payer l'impôt du sang ! C'est mal. 

Je m'endors là-dessus. 



52 l'habit vert. 

Je suis réveillé par le facteur. 

— Une lettre, monsieur Vingtras 1 



En croirai- je mes yeux! 

Avec Matoussaint, j'ai tellement pris l'habituel >■ 
de la solennité qu'au lieu de dire : « Bah ! est-cr 
possible ! » je dis quelquefois : En croirai-je mes 
yeux! 

Voyons cette lettre! 

« Hôtel des Quatre-Nations. 

« Cher monsieur, 

« Je suis encore toute honteuse de moi , si hon- 
teuse!... J'ai peur de vous avoir blessé. Je ne serai 
tranquille que quand vous m'aurez dit (sans être gêné 
par votre bel habit) que vous avez vu là une gaieté 
de jeune fille, et voilà tout. 

« Faites-moi donc l'amitié, pour me montrer que 
vous ne me gardez pas rancune, de venir nous revoir 
ce soir à cinq heures. Nous sommes seules avec ma- 
man. Il n'y a pas encore les pensionnaires, et il me 
sera plus facile de vous demander pardon. Vous dîne- 
rez ensuite avec nous, et c'est moi qui vous invite 
pour ma pénitence. 

« Alexandeike Mouton. » 



Elle a été charmante. 



l'habit vert. 5p 

Je regretterais bien maintenant que ma mère ne 
m'ait pas envoyé cet habit vert et ce gilet jaune. 



Je l'aime ! 

Comment cela est- il venu? Je ne sais plus! 

Je sais seulement que le soir de ce qu'elle appelait 
la pénitence, où, pour se punir, elle voulait m'avoir à 
dîner, et pour se punir davantage encore, me tenir 
près d'elle ; je sais que ce soir-là je n'essayai pas de 
jouer au poète, ni au bohème, ni même au républi- 
cain (pardonnez, morts géants!); je n'essayai pas 
d'avoir l'air héroïque, ni fatal, ni excentrique, ni ar- 
tiste, ni rien de ce qu'on essaye de paraître quand on 
est près d'une femme et qu'on a dix-sept ans. 

Je parlai simplement de mon habit et de mon gilet, 
de mon air bête, et de mon envie de me jeter à l'eau, 
remplacée par ma résolution de quitter la France ; je 
contai que ce n'était pas la première fois que ma 
mère me poussait dans la voie du suicide avec des 
gilets trop longs ou des collets trop hauts, et je la fis 
rire encore — mais pas si fort que l'autre fois — 
rire d'un rire doux et clair, qui, à un moment, se 
mouilla même d'une petite larme. Une de mes his- 
toires d'enfance avait détaché cette perle de ses yeux 
attendris. 

— Oh! je m'en veux bien plus de ce que j'ai fait, 
dit-elle, et elle prit ma main comme celle d'un en- 
fant, et la serra. 

5. 



54 L'HABIT VEUT. ' 

Avant le dîner, on avait fait des tours de force, et 
cette main-là avait courbé quelques poignets et sou- 
levé des poids dans les coins. Maintenant elle trem- 
blait comme la feuille. 

A un moment, nos yeux se dirent ce que ne vou- 
laient pas se dire nos lèvres; nos doigts se quittèrent, 
mais nos cœurs se joignirent... 

Je vins là tous les soirs ; j'y vins prendre mon café, 
puis mes repas; un matin, j'apportai ma malle I C'est 
elle qui le voulut. 

Je passe à l'hôtel du père Mouton une vie bien heu 
reuse, entre l'amour et la politique, entre la tête 
brune d'Alexandrine et le buste de la Liberté. 

La mère Mouton espère-t-elle que j'épouserai sa 
fille, le père Mouton croit-il à mon avenir?... 

Ils me font crédit. Ils m'ont même proposé à un 
Russe, qui est leur locataire, comme professeur de 
français. 

Ce Russe me donne trente francs par mois. — Je ne 
lui apprends pas beaucoup le français, mais je kii 
écris en style enflammé une lettre tous les deux jours 
pour une actrice des Délassements dont il est fou. 

Quarante francs et trente francs font soixante-dix 
irancs partout. 

J'ai soixante- dix francs!... J'en donne cinquante au 
père Mouton, qui est content et paye encore la goutte. 
J'en garde vingt pour mon blanchissage, mon tabac 
et mes folies ! Sur ces vingt-là, il faut dire aussi que 
je porte tous les dimanches quarante sous à mon 



l'habit veet. 55 

ancien petit élève, le fils du portier. Son père est 
mort, et sans moi et son oncle, un vieux cartonnie? 
pauvre, il serait à la chanté. 

Je gagne ma vie, je suis aimé, et j'attends la Révo- 
I ii lion . 



VI 



LA POLITIQUE 



J'aime ceux qui souffrent, cela est le fond de ma 
nature, je le sens — et malgré ma brutalité et ma 
paresse, je me souviens, je pense, et ma tête travaille. 
Je lis les livres de misère. 

Ce qui a pris possession du grand coin démon cœur, 
c'est la foi politique, le feu républicain. 

Nous sommes un noyau d'avancés. Nous ne nous 
entendons pas sur tout, mais nous sommes tous pour 
la Révolution. 

« 93, CE POINT CULMINANT DE L'HSTOIEE ; LA CON- 
VENTION, CETTE ILIADE ; NOS PÈKES, CES GÉANTS ! » 

Quand je dis que nous sommés d'accord, nous 
avons failli nous battre plus d'une fois : j'ai, un jour, 
appelé Robespierre un pion et Jean- Jacques un «pissc- 
froid». 

« Pisse-froid » a failli me brouiller avec toute la 
bande. 

On me passait la pionnerie de Robespierre, quitte à 



LA POLITIQUE. 57 

y revenir et à discuter ça plus tard, mais « pisse-froid » 
appliqué à Rousseau était trop fort. 

Que voulais-je dire par là? Quand on lance des 
mots pareils, il faut les expliquer... Que signifiait 
« pisse-froid » ? 

Eh! mon Dieu, je ne suis pas médecin, mais j'ai 
entendu toujours appeler pisse-froid, même par ma 
mère, les gens qui n'étaient pas francs du collier — 
qui avaient l'air sournois, en-dessous! 

— Alors, Jean- Jacques était en-dessous? 

J'ai eu bien du mal à m'en tirer et j'ai dû faire 
quelques excuses, j'ai dû retirer pisse-froid. Je l'ai 
fait à contre-cœur et pour avoir la paix. 

Une rit jamais, ce Rousseau, il est pincé, pleurard; 
il fait des phrases qui n'ont pas l'air de venir de 
son cœur; il s'adresse aux Romains, comme au col- 
lège nous nous adressions à eux dans nos devoirs... 

Il sent le collège à plein nez. 

Pisse-froid, oui, c'est bien ça ! 

Je tiens pour Voltaire. Je préfère Voltaire à Rous- 
seau. 

— Voltaire? crie Matoussaint. 

11 me lance à la tête les vers d'Hugo... 

..... Ce singe de génie 1 

Je laisse passer l'orage et maintiens mon dire, en 
aggravant encore mes torts; le Voltaire qui me va, 
n'est pas le Voltaire des grands livres, c'est le Vol- 



58 LA POLITIQUE. 

taire des contes, c'est le Voltaire gai, qui donne des 
chiquenaudes à Dieu, fait des risettes au diable, el 
s'en va blaguant tout. ... 

« alors tu es Uît sceptique ? ? dit Matoussaint , 
s'écartant de deux pas et croisant les bras en me 
fixant dans les deux yeux. 

J'ai retiré pisse-froid pour Rousseau, je maintiens 
sceptique pour moi. 

— Et tu te prétends révolutionnaire!... 

— Je ne prétends rien. Je prétends que Rousseau 
m'ennuie, Voltaire aussi, quand il prend ses grands., 
airs, et je n'aime pas qu'on m'ennuie ; si pour être 
révolutionnaire il faut s'embêter d'abord, je donne 
ma démission. Je me suis déjà assez embêté chez mes 
parents. 

— Tu fais donc de la révolution pour t'amuser? » 
reprend Matoussaint en jetant un regard circulaire sur 
toute la bande, pour montrer où j'en suis tombé. 

Je suis collé et je balbutie mal quelques explica- 
tions. Mon embarras même me sauve. Matoussaint, 
qui a peur que je ne trouve à la fin quelque chose à 
répondre, me déclare qu'il sait « que j'ai été plus loin 
que je ne voulais, que ce n'est pas moi qui traite- 
rais la Révolution comme une rigolade et qui promè- 
nerais le drapeau de nos pères comme un jouet... » 

« Seulement^ vois-tu, tu as la manie de contredire, 
tu t'y trouves pris quelquefois, dame ! et il rit d'un air 
de vainqueur indulgent. » 



LA POLITIQUE. 59 

On trouve généralement que je n'ai pas d'enthou- 
siasme pour deux sous. 
- Pas d'enthousiasme ! Que dites-vous là? 

A l'heure où la Voix du peuple paraît, je vais fré 
missant la détacher de la ficelle où elle pend contre 
les vitres du marchand de vins ; je donne mon sou et 
je pars heureux comme si je venais d'acheter un 
fusil. Ce style de Proudhon jette des flammes, autant 
que le soleil dans les vitres, et il me semble que je 
vois à travers les lignes flamboyer une baïonnette. 

Pas d'enthousiasme? Ah! qu'on soulève un pavé et 
vous verrez si je ne réponds pas présent à l'appel des 
barricadiers, si je ne vais pas me ranger, muet et 
pâle, sous la bannière où il y aurait écrit : Mourir en 
combattant! 

Pas d'enthousiasme! Mais je me demande parfois si 
je ne suis pas au contraire, un religieux à rebours, si 
je ne suis pas un moinillon de la révolte, un petit es- 
clave perinde ac cadaver de la Révolution. 

Pourquoi ce frisson toujours aux premiers mots de 
rébellion? Pourquoi cette soif de bataille, et même 
cette soi f de martyre? Je subirais le supplice et je 
mourrais comme un héros, je crois, au refrain de la 
Marseillaise... 

Ils trouvent à l'hôtel Lisbonne que je n'ai pas la foi! 
Ils m'en veulent de ne pas croire aux gloires et aux 
livres. — J'ai peùr d'y croire trop encore! Il me 
semble qu'il se mêle à mon enthousiasme le roman 
tisme de lectures ardentes qui font voir l'insurrection 
pleine de poésie et de grandeur, et qui promettent 



60 LA POLITIQUE. 

aux cadavres républicains une oraison funèbre 
scandée à coups de canon, 
t Est-ce que je sais au juste pourquoi je voudrais la 
bataille et ce que donnera la victoire? Pas trop. Mais 
je sens bien que ma place est du côté où Ton criera : 
Vive la République démocratique et sociale! De ce côlé- 
là, seront tous les fils que leur père a suppliciés injus- 
tement, tous les élèves que le maître a fait saigner 
sous les coups de l'humiliation, tous les professeurs 
que le proviseur a insultés, tous ceux que les injustices 
ont affamés !... 
Nous, de ce côté. 

De l'autre, ceux qui vivent du passé, de la tradi- 
tion, de la routine, les Legnagnas, les Turfins, les pa- 
tentés, les fainéants gras! 

J'ai assez des cruautés que j'ai vues, des bêtises aux- 
quelles j'ai assisté, des tristesses qui ont passé près 
de moi, pour savoir que le monde est mal fait, et je 
le lui dirai, au premier jour, à coups de fusil... Pas 
d'enthousiasme de commande, non! Mais la fièvre 
du bien et l'amour du combat ! 

L'hôtel Mouton a remplacé l'hôtel Lisbonne. L'hô- 
tel Lisbonne est mort ; c'est un marchand de vins 
restaurateur qui a succédé au marchand de vins mas- 
troquet, et qui a pris pour lui toute la maison. 

Les chambres des bohèmes se sont converties en 
cabinets particuliers. Où nous épluchions nos haricots, 
on sert des poulets marengo et des filets'aux truffes; 
les buissons d'écrevisses — emblème du recul — lieu- 



LA POLITIQUE. 61 

rissent dù hurlaient des hommes d'avant- garde 1 
Cette maison, où l'on cassait la coquille aux préjugés, 
a pris pour enseigne : A la renommée des escargots. 
L'hôtel Lisbonne est mort. 

Chacun est allé de son côté ; Royanny a pris pour 
maîtresse la fille de la concierge et vit avec elle, 
comme un bourgeois, dans le coin de la rue Madame. 

Voilà ce qu'est devenu Royanny ! ainsi s'en vont les 
tapageurs d'antan ! Du reste Royanny voulait être 
notaire ; il n'était échevelé que par complaisance, et 
se promettait bien d'être chauve, au besoin, — ses 
examens une fois passés, — si cela lui était utile pour 
avoir une étude achalandée. 

Matoussaint, lui, s'est attaché au tombeau d'un 
philanthrope, d'un homme de bien, qui distribuait des 
soupes dans la rue, et à qui sa famille veut élever une 
statue; elle a pensé qu'un livre, où seraient les anas de 
sa bonté, aiderait à consolider la gloire du défunt, que 
sa renommée tiendrait là dedans comme une cuiller 
dans une soupe d"auvergnat, et c'est Matoussaint qui 
a été chargé de tremper le bol. Il s'en acquitte con- 
sciencieusement, écumant les bonnes actions, les traits 
de charité qui surnagent dans la vie du défunt, comme 
des yeux sur un bouillon. 

11 vit chez les héritiers, où il est très bien, sauf 
qu'on est obligé de manger la soupe à tous les repas 
— par respect pour la mémoire du philanthrope — 
ce qui lui fait venir du bedon. Matoussaint le cache en 
vain ; il a du bedon, ce qui ôte beaucoup d'étrangeté 
à sa physionomie. 

6 



62 LA POLITIQUE. 

Du reste, il est entré carrément dans le pot du bon- 
homme; il a le vêtement arrondi des sages — comme 
en portent aussi les baillis dans les pantomimes ; ii a 
un chapeau bas et des souliers lacés. . 

Je crois qu'Angelina l'a quitté et trompé. Il prétend 
qu'elle est en villégiature chez une parente ; mais 
cette parente-là a des moustaches et un chapeau 
pointu, à ce qu'il paraît. 

La coiffure nouvelle de Matoussaint soupophore a 
semblé à Angelina une bassesse et l'habit de bailli une 
trahison. 

— Puis, a-t-elle confié à quelques-uns, il n'avait 
plus que des gestes d'homme qui écume le pot au feu. 

Mais non: Matoussaint n'a pas trahi, et quoiqu'il 
ait cette odeur de soupe et ces habits ronds, il n'on 
reste pas moins attaché aux idées avancées — de toute 
la longueur de ses cheveux, qu'il n'a pas sacrifiés, 
mais qu'il coiffe en rouleaux tombant sur un col 
blanc, large comme une assiette. 

. Tout le monde n'est pas de notre opinion dans l'hô- 
tel ; et il faut la situation exceptionnelle que m'a créée 
mon amour pour que nous puissions faire le tapage 
que nous faisons, les jours d'enthousiasme. On monte 
sur les chaises, on attaque la Marseillaise — en basse 
d'abord — mais bientôt les voix grondent, le père 
Mouton aussi, et les locataires se fâchent. 

Un soir, on s'est battu et l'on nous â menés au 
poste. En route, Matoussaint a été rencontré par les 



LA POLIÏIQUE. 63 

héritiers de l'homme à la soupe qui lui ont signifié son 
congé le lendemain. 
Il se vengea, a-t-on dit. 

Des bruits ont couru qu'il était descendu en cachette 
à la cuisine et avait déshonoré la soupe — déshonoré ! 
comment? de quelle façon? — Il ne s'en ouvrit jamais 
à personne ; on sait seulement que ce jour-là on 
trouva un drôle de goût au bouillon, dans la famille 
du Petit Gilet bleu. » 

Collège de France. 

Depuis que Matoussaint est libre, on n'entend que 
nous dans le quartier et nous sommes en vue dans 
tous les tapages. 

Le cours de Michelet est notre grand champ de 
bataille. Tous les jeudis, on monte vers le Collège de 
France. 

On a fait connaissance de quelques étudiants, 
ennemis des jésuites, qu'on ramasse en route, et nous 
arrivons en bande dans la rue Saint- Jacques. 

Laid, bien laid, ce temple universitaire, enserré 
entre ces rues vilaines et pauvres où pullulent les 
hôtels garnis; tout cerné de bouquinistes misérables 
qu'on voit au fond de leur boutique noire, éternelle- 
ment occupés à recoller des dos de vieux livres. 

Collège': c'est bien un collège, quoique les écoliers 
aient des moustaches. Cela ressemble beaucoup aux 
corridors et vestibules silencieux qui menaient aux 
études ou aux classas. On s'attendà voir passer leprovi- 



64 LA POLITIQUE. 

seur causant avec l'économe, puis croisé par l'aumô- 
nier qui rentre vite, comme si les péchés l'appelaient, 
et qui fait, avec un sourire mécanique et blanc, un 
grand salut. 

C'est triste ! Matoussaint refuse d'en convenir : 
« Tu trouves tout triste. Ne voudrais-tu pas qu'il 
y eût des haricots avec des fleurs rouges? 

— J'aimerais mieux ça, et aussi que Michelet fût 
plus clair quelquefois ! 

— Alors, riposte-t-il d'une voix sourde et avec un 
riie de pitié, Zoïle n'a pas encore été content de lui à 
sa dernière leçon?... » 

Content? mais il ne comprend rien, ce Matoussaint,' 
et s'il n'y avait pas l'esprit de corps, l'esprit de disci- 
pline, ce serait à lui flanquer des gifles ! Content ! — 
Eh si! je suis content! Je sais bien que Michelet est 
des nôtres et qu'il faut le défendre. 

L'avant-dernier jeudi, est-ce que je n'ai pas à moi- 
tié assommé un réac qui disait juste comme moi — 
à cette différence près que, lui, il était enchanté que 
le cours eût été ennuyeux ; moi, j'en étais triste, parce 
que j'aurais préféré que ce fût moins élevé, plus terre 
à terre. — Oui, Matoussaint — plus terre à terre. Je 
me figure qu'il y en a beaucoup qui sont aussi terre 
à terre que moi dans cette foule... 

Je parie que les trois quarts de ceux qui applau- 
dissent ne comprennent pas. 

On attend toujours pour applaudir. 

Quand ce n'est pas tout indiqué par l'intonation ou 



LA POLITIQUE. 65 

le geste du maître, deux grands garçons — un qui 
a de longs cheveux, un autre qui n'en a pas — 
donnent le signal; pas seulement pour l'applaudisse- 
ment mais pour le rire aussi ; pas seulement pour 
le rire mais pour le ricanement. 

J'ai ricané à faux, deux ou trois fois, croyant bien 
faire, ce qui a produit un très mauvais effet : les voi- 
sins qui avaient ricané d'après moi, de confiance, 
croyant que j'obéissais au signal du Chauve ou des 
Longs cheveux m'en veulent beaucoup et me le 
montrent. 

Aussi j'attends maintenant que le ricanement soit 
absolument adopté ; que le rire soit indiscutable; 
que le bravo soit bien le bravo qu'il faut, avant de 
faire n'importe quoi qui indique l'enthousiasme, ou la 
joie, ou l'amertume. Je ne pars jamais avant les autres. 

Je pars après quelquefois ! 

Je viens trop tard, et ma manifestation attardée, 
solitaire, me compromet encore. Toute la salle se 
tourne vers ce monsieur qui semble se moquer du 
monde. 

J'y mets de l'orgueil; je n'ose pas avoir l'air de 
n'être qu'un écho stupide, et je continue tout seul à 
faire des gestes ou à pousser de petits cris. 

— Mais taisez-vous donc! me crie-t-on de toutes 
parts. Est-il bête, cet animal-là ! 

Pourquoi Michelet a-t-il, de temps en temps, comme 
des absences? 
J'ai lu ses Précis, ses Histoires. Ça vivait et ça lui- 

6. 



66 LA POLITIQUE. 

sait, c'était clair et c'était chaud. Je partais quelque- 
fois dans nia chambre avec du Michelet, comme on 
va se chau ffer près d'un feu de sarment. 

Quelquefois aussi, quand il parlait, il avait des jets 
de flamme, qui me passaient comme une chaleur de 
brasier, sur le front. Il m'envoyait de la lumière 
comme un miroir vous envoie du soleil à la face. 
Mais souvent, bien souvent, il tisonnait trop et vou- 
lait faire trop d'étincelles : cela soulevait un nuage 
de cendres. 

Cendres ou étincelles, les idolâtres saluaient tout. 

A moi, il me semble que ce n'est pas honnête et 
que c'est hypocrite de mentir pour rien ; de s'aveuglej 
et d'aveugler ainsi le maître. Ce n'est pas la peine de 
crier contre les Jésuites. 

• Quelle belle tête tout de même, et quel œil plein de 
feu! Cette face osseuse et fine, solide comme un buste 
de marbre et mobile comme un visage de femme, ces 
cheveux à la soldat maïs couleur d'argent, cette voix 
timbrée, la phrase si moderne, l'air si vivant ! 

Il a contre le passé des hardiesses à la Camille 
Desmoulins ; il a contre les prêtres des gestes qui 
arrachent le morceau ; il égratigne le ciel d sa main 
blanche. 

Les journaux s'en sont mêlés, on a reproduit des 
passages de quelques leçons — passages à mine ridi- 
cule. Le professeur a protesté, il a rebouté les citations 3 
refait le nez de ses phrases. 

Pourquoi? 



LA POLITIQUE. 67 

— Au lieu de dépenser son éloquence et son ironie à 
se défendre, je voudrais qu'il me parlât de choses 
que je n'entrevois point, qu'il me jetât à la tête des 
idées que j'emporterais — même pour les trouver 
mauvaises, sans en rien dire à personne — mjùs 
auxquelles je penserais en me couchant. » 

« Il y a des jésuites, a-t-il dit, qui viennent ici 
écouter mes leçons et les dénaturent. » 

Tous ceux, dans la salle, qui n'ont pas de barbe, 
qui ont le teint un peu blême, le nez un peu gros, des 
redingotes un peu longues et des souliers noués : ceux- 
là sont fouillés d'un œil menaçant et soupçonnés d'être 
des échappés du séminaire, qui viennent faire le jeu de 
l'ennemi. L'orage gronde au-dessus de leurs têtes, il 
est question de les aplatir. Ils entendent murmurer 
autour d'eux : « Rat d'église, punaise de sacristie, 
mange bon Dieu! tète de cierge, on sait bien où sont les 
cafards, à bas les calotins! » 

Un garçon à lunettes, qui prend des notes, est dé- 
signé par une main inconnue comme un des suppôts du 
jésuitisme. 

« Celui-là?... 

— Où, où donc? 

— Au troisième bànc. 

— Ce grand? 

— Oui... quelqu'un vient de dire qu'il était tou- 
jours avec les prêtres. » 

C'est tombé dans l'oreille d'un pur, qui s'est levé, 

i 



68 LA POLITIQUE. 

a demandé ce que faisait l'homme là-bas, l'homme à 
lunettes... 

« Il prend des notes. » 

Il y en a bien d'autres qui en prennent — et des 
Micheletiers enragés — mais le vent est au soupçon. 

, « A bas le preneur de notes! — Fouillez-le — Sa 
carte d'étudiant! sa carte! Qu'il montre sa carte!... » 

Il n'a pas de carte, moi, non plus! Sur les deux 
mille individus qui sont là, qui donc a sa carte? Per- 
sonne! Mais tout le monde demande celle delà redin- 
gote longue, qui ne sait pas ce qu'on lui veut, qui 
croyait d'abord qu'on parlait d'un autre. 

A la fin on lui explique. Il se lève et répond : 

« Je m'appelle Emile OUivier, le frère d'Aristide 
Ollivier, tué en duel, l'autre jour, à Montpellier, dans 
un duel républicain. » 

Il avait bien l'air d'un jésuite, pourtant! 



Vil 



LES ÉCOLES 



Un matin, une rumeur court le quartier. 
• « Vous savez la nouvelle? On a interdit le cours 
Michèle t. C'est au Moniteur. » 

Nous l'apprenons à l'hôtel Mouton, où se produis 
tout de suite une agitation qui se communique aux 
petits cafés et crémeries environnantes. 

On sait que l'hôtel est républicain, on connaît nos 
crinières; surlepas delaporte, on nous a vus souvent 
discuter, crier ; nous avons notre popularité sur une 
longueur de quinze maisons et de trois petites rues. 

On vient nous trouver. 

« Que faire? Que dit Matoussaint? 

— Et vous, Vingtras? 

— Que faire? mais protester, parbleu I Allons, Ma- 
toussaint, mets-toi à cette table et rédige-nous ça ! 
On ira ensuite en bande au Collège de France, et on 
fera signer tous ceux qui viendront se casser le nez à 
l'heure du cours. 

— A qui enverra-t-on la protestation? 



70 LES ÉCOLEri. 

— OS IRA LA POETEE, A LA CHAMBRE. » 

L'idée m'est venue tout d'un coup. Elle fait sensa- 
tion. (Oui! oui!) 

. Maton ssaint a déjà sauté sur un morceau de papier, 
c Aide- moi ! dit-il. 

— Eh bien ! est-ce fait? demande-t-on au bout d'un 
moment. » 

Non. — H y a des adjectifs qui se disputent, et 
trois adverbes en ment qui font très vilain effet. 

Je finis par déchirer nos longs brouillons et par 
écrire d'un trait quatre lignes, pas plus. 

« Les soussignés protestent, au nom de la liberté 
de pensée et de la liberté de parole, contre la suspen 
sion du cours du citoyen Michelet, et chargent les 
représentants du peuple, auxquels ils transmettront 
cette protestation, de la défendre à la tribune. » 

— Ajoute : A la face de la nation. 

— Si tu veux. 

— Citoyens ! la protestation est ainsi conçue I » 
Il lit. 

— Bien ! bien ! 

Nouveaux cris de « Vivent les Ecoles ! A la Chambre 

A la Chambre ! » 

Ceux qui ont une belle main- copient des exem- x 
plaires de la protestation. La première transcrite est 
offerte aux citoyens Matoussaint et Vingtras ; ils si- 
gnent sur la même ligne, en tête et en gros; et tout 



LES ÉCOLES. 



74 



le monde de se presser pour mettre son nom après le 
leur. 

Il y eut même une crémerie, sur laquelle on ne 
ïomptaitpas, qui vint et demanda à avoir des feuilles : 
crémerie d'opinions pâles, où l'on en était encore à 
Y adjonction des capacités! Comment osait-elle se lancer 
dans le mouvement? Il fallait qu'il fût irrésistible. 
Cependant elle garda dans cette occasion — tout en 
apportant son contingent — les traditions bien con- 
nues de prudence, qui l'avaient fait surnommer : Au 
Chocolat pacifique. Sachant bien que dans les pour- 
suites, ce sont toujours les premiers signataires qui 
étrennent, ils signèrent en rond. 



On se rend, muni de tout ce qu'il faut pour écrire, 

à la porte du Collège de France. 

Matoussaint est l'homme en vue; il se donne un 
mal de tous les diables, pérorant, protestant, emplis- 
sant la rue. 

C'est vraiment lui le boute-en-train de cette foule 
d'étudiants, jeunes ou vieux, qui viennent se joindre 
au rassemblement. 

Il pleut des adhésions. 




72 LES ÉCOLES. 

C'est décidé — Mercredi. Citoyens, voulez-vous 
Mercredi? (Oui! oui!) A Mercredi! 



Mercredi. 

Aujourd'hui la manifestation ! 

Nous sommes sur la place du Panthéon. L'hôtel 
Mouton est en avance d'une heure ; personne ne se 
montre encore. 

Le ciel est gris, le soleil se voile. 

On vient lentement, regardant de loin s'il y a du 
monde, les uns par modestie, les autres par timidité, 
tous par peur de ne pas être dans la tradition. Enfin, 
la place se garnit et l'on est déjà une cinquantaine 
devant l'Ecole de droit. 

On est prêt! En avant! 

Nous descendons en silence — la consigne a été de 
ne pas jeter un cri et on l'observe comme des gens 
de caserne ou d'église. 

C'est même un peu triste, cette promenade sans 
b uit et sans drapeaux. 

Les drapeaux, comme les cris, ont été défendus; 
d'abord il n'y avait pas de drapeaux; on aurait été 
obligé de les faire faire. Il fallait commander l'étoffe 
et les ourler. Mais il n'y en avait pas de tout prêts, 
comme je le croyais d'après les livres, pas de dra- 
peaux des écoles, pas un. 

On dirait qu'il pleut! 



LES ÉCOLES. 73 

« Il tombe de grosses gouttes, dis-je à Matoussaint 
en étendant la main. 

— Ce ne sont pas des gouttes, c'est quelqu'un qui a 
craché, répond-il tout haut; mais tout bas, à l'oreille, 
il me souffle ses craintes. » 

Il » 'est plus permis de nier les gouttes sans être 
taxé d'impudence; d'ailleurs nous voyons de loin 
s'arrondir des parapluies. Le premier qui s'arrondit 
fit pâlir Matoussaint! 

Nous nous regardons trois ou quatre, avec des 
yeux tristes, mais nous nous contentons de relever 
les collets de nos habits — comme des colonels qui, 
contre les balles, en tête des régiments, redressent 
seulement la tête de leur cheval, et vont crânes sous 
le feu. 

Ça tombe, ça tombe ! 

Les sergents de ville ne se fâchent pas; au lieu de 
barrer la révolte, ils s'écartent ; ils se mettent à 
l'abri sous les portes et font même signe qu'il y 3 
encore de la place pour un. 

Nous arrivons sur la place Bourgogne. 

La sentinelle crie : Qui vive? Le poste a couru aux 
armes. 

« Ceignons nos reins, dit Matoussaint. Êtes-vous 
bien trempés? ajoute-t- il d'une voix de héros en se 
retournant vers ceux qu'il croit les plus résolus. 

Trempés !. . . Mais oui, pas mal comme ça! » 

Dans la Chambre on s'est ému de ce qui se passe sur 



74 LES ÉCOLES. 

la place. La nouvelle a couru de bouche en bouche, 
D'ailleurs, nous avons fait demander des députés ré- 
publicains. 

Il n'en vient pas ; il pbut trop! Ils veulent bien 
mourir fusillés, mais pas noyés. 

Tout d'un coup, cependant, un cri s'élève : 
« Crémieux ! Crémieux ! » 

Ma foi oui, c'est Crémieux qui arrive — l'avocat 
Crémieux. 

Il s'appuie sur le bras d'un homme jeune, modeste 
et frêle, qui est aussi, assure-t-on, représentant du 
peuple; on l'appelle Versigny. 

Ils approchent, le pantalon retroussé. 

Matoussaint va à eux, ouvre son paletot et retire la 
pétition qu'il avait mise sur sa poitrine; malheureu- 
ment la pluie a traversé son paletot et la pétition est 
toute verte; le vêtement de Matoussaint est couleur 
d'herbe et il a déteint sur le papier. On ne peut rien 
lire, mais Matoussaint sait la pétition par cœur, il la 
récite. 

Le jeune représentant paraît vouloir répondre! 
Non, il remue le nez, les lèvres et éternue. Il dit •„ 
« Alchoum! » seulement. 

— Citoyen, reprend Matoussaint en allant à Cré- 
mieux, je ne vous demande pas dem'embrasser. 
Oh, non! Il est trop mouillé. 

«' Mais je vous demande une poignée de main que 
; e transmettrai à to jte la jeunesse des écoles. » 



LES ÉCOLES. 75 

Le vieillard fin et indulgent donne la poignée de 
main — qui lui déraidit toutes ses manchettes. 
« Vive la République ! 

— Atchoum! Atchoum! » fait le jeune représentant. 
Et tout le monde fait atchoum ! comme on se mouche, 
même sans en avoir envie, quand le prédicateur se 
clarifie le nez avant le sermon. 

Les feuilles réactionnaires se sont amusées de la 
promenade dans la boue, sous l'averse, et l'on a 
baptisé cette manifestation, déjà tant baptisée par le 
ciel : la Manifestation des parapluies. 

Il faut une revanche. Matoussaint et moi, nous 
avons juré de l'organiser sous forme d'une protesta- 
tion nouvelle. 

Nous courons dans tous les coins, nous grattons 
tous les enthousiasmes, nous mettons les convictions 
à vif, nous chatouillons la plante des pieds à toutes 
les passions — petites ou généreuses — qui peuvent 
aider à rassembler de nouveau les écoles. 

Je suis dépêché près des anciens . du quartier qui 
ont été témoins et acteurs dans les protestations 
célèbres. 

Un petit homme me frappe beaucoup par l'étendue 
de son dévouement et de son nez. 

Il s'appelle Lepolge et jouit d'un certain prestige, 
parce qu'il passe pour être ou avoir été secrétaire de 
Cousin. On dit qu'il fait partie en même temps des 
sociétés secrètes. 

Par un hasard singulier, il appartient à ma race, 



76 LES ÉCOLES. 

il est né dans le même département, la même ville, 
presque la même rue. 

« Dans mes bras! » s'éerie-t-il , quand il l'apprend. 

Son nez qui est colossal me gêne beaucoup pour 
celte embrassade. 11 a une habitude bien gênante 
aussi : il fait chut! dès que vous voulez parler et 
vous met le doigt sur la bouche. 

C'est qu'il est des sociétés secrètes ; voilà pourquoi 1 

« J'amènerai des hommes des Saisoiis. » 

J'ouvre la bouche pour le remercier, il met son 
doigt. 

« Et de Y Aide-toi, le ciel t'aidera, » répond-il. 
Je fais un geste, il remet son doigt; il le laisse 
même trop longtemps. J'ai envie de respirer, tiens! 

Quand je dis au Comité directeur (le noyau a pris 
le nom de Comité depuis l'averse) que nous aurons des 
hommes des sociétés secrètes, l'effet est énorme. 

— Alors ce n'est plus une manifestation, c'est une 
révolution ! 

Quelques mots graves sont prononcés : « J'aurai? 
voulu embrasser ma mère avant ce jour-là ! — N'avou 
encore rien connu de la vie! — Nous irons soupei 
chez Pluton ! » 

Le grand jour est arrivé. 

Je vais chez Lepolge en longeant les murailbs, ce 
qui me salit beaucoup. 
« Les Saisons sont-elles averties ? » , 



LES ÉCOLES. 77 

11 me remet le doigt sur la bouche comme la pre- 
mière fois. 
;< Chut!... » 

« Que t'a-t-il répondu?» me demande Matoussaint, 
le soir, quand je rentre. 

Chut! — Mais je ne lui mets pas le doigt sur la 
bouche. Je le préviens seulement qu'on m'a défendu 
de parler à âme qui vive. 

Chut... — Et comme si tout en ne voulant rien dire, 
je tenais pourtant à l'avertir que les hommes d'action 
sont prêts, je chante avec des couacs qui me désolent 
moi-même : 

Il y avait des hommes sur des pavés ! 
Trois hommes noirs qui étaient masqués... 

Matoussaint devine tout de suite que ce chant 
d'allure naïve est un mot d'ordre ! et à son tour 
comme un simple pâtre qui rentre à la ferme, il con- 
tinue : 

Ces hommes-là furent rejoignis, 
Par des escholiers de Paris... 

Matoussaint sait bien que rejoindre fait « rejoints » 
au participe passé : « rejoints » et non pas «rejoignis. » 
Mais « rejoignis » a l'air pâtre (ce qui déroute la 
police; et en même temps m'indique qu'il a com- 
pris). 



78 LES BCOLEg. 

En rentrant dans sa chambre, on entend sa voix qui 
meurt. Il a interverti : 

Par des escholiers de Paris 
Ces hommes-là furent rejoignis! 



Ohl ii est né conspirateur! 



vin 



LA REVANCHE 



Place du Panthéon. 

Noire de monde, la place, cette fois ! C'est plein de 
mouvement et de vie. 

La première manifestation, malgré son malheur, a 
été un bon champ de manœuvre. On a déjà fait cam- 
pagne. Il pleuvait alors ; aujourd'hui le soleil flambe, 
On était trois cents, on va être deux mille ! 

Nous verrons ce que c'est que les Écoles sans la 
pluie ! 

Est-on prêt? Tous ceux qu'on attend sont-ih 

venus ? 

Y a-t-il encore des pelotons de libres penseurs qui 
ne soient pas en place et qui fassent languir la Révo- 
lution ? 

On y est ! 

Matoussaint monte les marches du Panthéon, met 
sa main en abat-jour sur ses yeux, embrasse la foule 



80 LA REVANCHE. 

d'un regard et descend, grave comme un Gracque 
venant du Capitole : Il va donner le signal. 

Mais voilà qu'un autre homme que Matoussainl 
monte comme lui les marches et observe la place ! 
Un grand garçon à moustaches et barbiche brunes, 
teint blême, œil louche... 

« C'est Delahodde, le mouchard, murmure une 
voix près de moi. 

— Plu? bas, dis-je instinctivement, en écrasant la 
/nain de celui qui a parlé ; plus bas ; on va l'assassi- 
ner !...». 

Notre émotion est grande dans le groupe où a 
éclaté la révélation et où je plaide le silence. 

« Si l'on veut le châtier, il faut aller, lui brûler la 
cervelle sur place, tirer au sort à qui s'en chargera; 
mais si on le livre à la foule, chacun en prendra un 
morceau, et ce sera odieux et sale, vous verrez ! il 
sera tué à coups de poing, à coups de pied, à. coups 
d'ongle ! — Et l'on nous accusera de scélératesse et de 
lâcheté!... » 

Il paraît que je parle comme il faut parler et que 
j'ai dans la voix une émotion qui porte, car on se 
range à mon avis ; seulement,. par curiosité de paysan 
qui regarde se traîner un crapaud, on se presse sur le 
chemin du signalé. 

— C'est lui, c'est bien lui ! répète le garçon qui ne 
l'avait vu que de loin. 

Ce suspect a-t-il remarqué qu'on le dévisageait ? 
toujours est-il qu'il tourne sa face blême de notre 
côté et il écarte ses lèvres dans un rire muet, sinistre. 



LA REVANCHE. 81 

Je n'oub\ierai jamais ce rire-là, — J'ai vu un jour 
un chien enragé qui agonisait : il avait l'œil boueux, 
la lèvre retroussée et montrait ainsi sa mâchoire 
blanche... 

Si ce n'est pas Delahodde, c'est un misérable sûre- 
ment ; ce rire le dit. 

A-t-il eu peur, a-t-il eu honte ? — Il s'écarte de la 
loule et disparaît dans la petite rue qui est derrière 
l'Ecole de Droit... 

J'ai peut-être été lâche de ne pas le laisser écharper. 

« Où va-t-on ? 

— A la Sorbonne pour sommer le doyen de paraî- 
tre et lui lire la protestation contre la fermeture ck 
cours, » répondent les meneurs. 

Nous sommes dans la grande cour de la Sorbonne 
— elle est pleine. 

J'aperçois tout d'un coup Lepolge, vers lequel je 
vais, mais qui d'un geste me fait signe de ne pas le 
reconnaître. 

Est-il avec les Saisons? Les hommes de Aide-toi le 
ciel f aidera sont-ils là ? Y a-t-il des armes sous les 
habits? Je ne le saurai pas de la journée ; au moment 
où nous nous croisons avec Lepolge, je le questionne 
à l'oreille. 

« Chut ! » 

Et il avance son fameux doigt. Il m'agace, à la fin 1 
Je le mords, s'il y revient. 

Je m'agite donc sans savoir si je coudoie des hom- 



82 LA REVANCHE. 

mes chargés de cartouches, vieux chefs de barricades, 
qui vont tout d'un coup crier : « Vive Barhès ! » et 
planter le drapeau rouge. 

Le rouge, il s'étale en fromage sur la tête de 
quelques étudiants à cheveux longs. 

Sont-ce des chefs, ces porte-bérets ? Si ce sont de? 
chefs, qu'ils le disent ! Mais ils sont bien jeunes et ont 
diablement l'air de première année! 

Cependant, dans le tas — comme dessus du paniei 
— un de ces bouchons rouges couvre une bouteille, où 
il m'a l'air d'y avoir du vin généreux. Cette bouteille 
est un garçon blond, aux grands yeux gris, au front 
large, à la mine un peu pensive. 

Il n'a pas le bouchon sur l'oreille; il l'a planté 
droit ; comme s'il ne voulait pas crâner avec sa coif- 
fure, mais arborer du rouge, simplement parce que 
c'est la couleur républicaine. Ce porte-béret me va 
et je le suis d'un œil ami dans la foule. 

Il n'est pas seul, il a avec lui un autre béret et 
quelques camarades qui me bottent aussi. Ce groupe- 
là m'inspire delà confiance ; si on se bûche, je suis sûr 
qu'ils en seront. 

On se bûche ! 

Le feu a pris aux poudres par une provocation des 
Saint- Vincent de Paul. 

Les Saint-Yincent se sont insolemment plantés sur 
les marches du grand escalier. 



LA REVANCHE. 83 

Ils n'ont encore rien dit, mais voilà qu'ils applau- 
dissent ! 

Il y avait des mouchards dans la foule, qui, tout 
d'un coup, se sont jetés sur les bérets; les tètes 
coiffées de rouge sont traquées par les policiers 
en bourgeois. 

C'est alors que les Saint- Vincent ont crié « bravo ! » 
du haut des marches : 

— Emballés, les coquelicots ! 

Où est donc mon béret aux yeux gris ? 

Ah ! je l'aperçois avec son ami brun. 

Ils gagnent les escaliers d'où la Saint- Vincenterie 
hue les coquelicots emballés. 

Ils ne regardent pas si on les suit; ils vont giffler 
les Saint- Vincent... J'en suis ! 

SCRUPULES 

Je ne me rappelle plus bien ce qui s'est passé, ce 
qu'on a donné de giffles; je sais que je n'en ai pas 
reçu, mais il y a eu une bousculade et l'on s'est perdu 
tous dans la i'oule. 

Moi, je tiens une oreille ! — Je la tiens entre le 
pouce et l'index. Cette oreille appartient à un de ceux 
qui ont applaudi. 

« Tu vas demander pardon. » 

Je tutoie ce jeune homme sans le connaître. 

L'oreille fait la sourde; j'abaisse encore un peu le 
museau. 



84 LA REVANCHE. 

Le Saint-Vincent crie, moi je parle et je dis : 

« Tu crieras après... Tu vas demander pardon, 

d'abord, Ah ! tu applaudis quand les sergents de ville 

nous arrêtent ! 

— Ce n'est pas moi. 

— Ce n'est pas toi ? Eh bien ! jure par le saint-père 
(e pape que ce n'est pas toi. » 

Je l'ai surpris criant bravo. Nous allons voir s'il 
& sera jurer. 

« Vous me lâcherez si je jure que ce n'est pas moi? 

— Oui. 

— Je vous jure... 

— Par le saint Allons, faut-il épeler 

— Par le saint... 

— Père le pape. 

— Perlepap. » 

Il marmotte, il va trop vite. Ce n'est pas de jeu. Il 
faut un père le pape plus sérieux : — pet-retj-leu- 

PAPP ! 

Il le donne aussi sérieux que je le veux ; je suis bien 
forcé de le lâcher. 

Mais je me ravise au même moment! 

Ai-je été parjure en cette occasion? Ai-je violé la 
loi des serments, manqué à la parole promise? je me 
le suis demandé souvent depuis. Je ne sais pas encore 
si j'eus tort de courir après le Saint- Vincent et de le 
ramener pai l'oreille. 

« Que me voulez-vous? 

— Viens, que je te donne encore un coup de pied 

hu cul. » 



LA REVANCHE. 8^ 

Le Dieu qu'il adore m'est témoin que je n'y mis 
point de brutalité. Ma voix ne s'enfla pas pour récla- 
mer de lui- cette faveur, et je le plaçai sans violence 
dans, la position qui convient le mieux au but que je 
coulais atteindre. J'avais plutôt l'air de lui faire un 
cadeau qu'une menace ; et je visai avec la froideur ei 
là -trécision d'un tireur qui a un beau coup de fusil 

Le trouble s'est mis dans la manifestation. Que va 
t— elle devenir? 

« Chez Michelet! » crie une voix. 

Je m'étonne etj.e proteste. 

« Chez Michelet? Non! Restons ici! » 

On me demande de développer mon plan. 

« Le voici : Nous ne laissons entrer ni sortir per- 
sonne; c'est nous qui allons arrêter les suspects et 
chercher les mouchards. 

— La police viendra. 

— Eh bien? 

— Ils tireront l'épée ! 

— Tant mieux ! 

— On enverra la troupe ! 

— Qu'on l'envoie! qu'on puisse dire qu'il a été né- 
nessaire de dégainer contre nous, de dépêcher une 
brigade, de faire venir des soldats! » 

Je rêve ce tumulte, les officiers arrivant au pas de 
course, les tambours battant, les sommations faites. 

Reeulera-t-on? les étudiants tiendront-ils? Je ne 
sais ; mais il y aura eu au moins une odeur de révolte 
et. de révolution. 

8 



86 la re va ire il i:. 

La foule continue à crier : chez Michèle t ! chez Mi- 
chèle t ! 

« Allez-y si vous voulez, moi je reste! » 

Une débandade ! Des gens qui fuient! 

Je reconnais toute ma crémerie qui a les talons près 
du derrière. 

« On arrête, on arrête ! » crient les fuyards. 

Je suis reconnu par l'un d'eux. 

« Filez, filez, mon cher! les sergents de ville pin- 
cent tout le monde, on cerne, on cerne ! » 

Je ne fuirai pas ! 

Et je m'engage dans la rue même qui, au dire des 
fuyards, est cernée» 

Mais je ne vois personne. 

On ne cerne pas! Où cerne-t-on? 

Je cherche, je vais de droite, de gauche, je ne me 
sens pas cerné ; je patauge, je prends cette rue-ci, 
celle-là, je demande à tous ceux que je rencontre si 
l'on a vu cerner. 

« A-t-on seulement aperçu une manifestation? 

— Plaît-il? 

— Avez-vous vu une manifestation?» 

Je fais un cornet avec mes mains pour qu'on entend? 
mieux. 

On n'a rien vu !... 

Je reviens comme je peux vers le quartier, pour y 
retrouver des échappés, avoir des nouvelles; quitte à 
reprendre l'omnibus pour retourner du côté de la ma- 



XjA revanche. 87 

nifestation. Avec un bon plan de la banlieue, je la 
déterrerai peut-être ! 

J'apprends à l'hôtel que les fuyards avaient raison. 

On a vraiment cerné et arrêté ; mais pas du côté où 
''étais. 

« Et tenez, les voici qui viennent !... 

— Combien sont-ils ? 

-- Presque un bataillon. Ils descendent! Regardez 

donc ! »• 
Je regarde. 

Les prisonniers marchent entre deux haies de ser- 
gents de ville. Je reconnais les camarades. 
Je m'élance! on me retient. 
« Qu'est-ce que vous voulez faire? 

— Aller délivrer mes frères ! 

— Tu es donc devenu fou? me dit tout bas Alexan- 
drine, qui vient de rentrer et me tire par les basques 
de ma redingote, — et tout haut elle ajoute : 

— Tenez, monsieur Vingtras, voilà ce qu'on enfait, 
de ceux qui veulent délivrer leurs frères ! » 

Elle me montre une chose qui a l'air d'un torchon 
et qui a voulu délivrer ses frères. Je reconnais la tête 
de Ghampionnet, un des locataires, — ce qui reste du 
moins de la tête de Ghampionnet, enveloppée dans 
des serviettes comme un pain qu'on veut garder frais. 

Il ne peut pas parler ; on lui a recousu la langue 
au galop — un point en attendant; — mais ceux qui 
l'ont amené ont conté son histoire. 



88 LA REVANCHE. 

C'était au parc aux Moutons, à l'endroit où la po- 
lice s'est jetée sur la manifestation. 

Ghampionnet a vu là une atteinte au droit de pa- 
role sous les fenêtres, et s'élançant au-devant du bri- 
gadier qui commandait : 

« Savez-vous bien ce que vous allez faire? 

— Parfaitement! » et, se tournant vers les agents, 
le brigadier leur a dit : « Pilez-moi cet homme-là ! » 

On a pilé Ghampionnet. 

Je lui demande si le récit est exact ; les serviettes se 
remuent pour répondre. Il y en a malheureusement 
une qui se dégomme, Ghampionnet demande par signe' 
qu'on le recolle et parait décidé à ne plus vouloir es- 
sayer de déposer. 

Je voudrais savoir pourtant ! 

Ghampionnet ne peut pas parler. 

Veut-il écrire? 

Il écrit en allant de la cave au grenier, avec des airs 
de somnambule. Les caractères tracés par Ghampion- 
net en bouillie, sont tellement confus à certains mo- 
ments que je ne puis pas trop démêler les détails. Je 
me contente donc du gros et du demi-gros. 

Il semblerait établi, par quelques balancements de 
tête de Ghampionnet en réponse à des questions (que 
je pose d'ailleurs avec la prudence d'un médecin qui 
ne permet pas au juge d'instruction d'aller trop loin), 
il semblerait établi qu'on a crié snus la fenêtre d'un 
monsieur qui n'était pas Michelet, qu'on s'est trompé, 
et que quand on s'est aperçu de l'erreur il n'en restait 
ibis pour Michelet; Michelet a eu une petite ovation 



très enrouée 
meur. 



où 



LA REVANCHE. 

perçait beaucoup 



89 

de mauvaise hu- 



Peu à peu cependant le jour se fait, — les rensei- 
gnements arrivent. On accourt pour avoir de mes 
nouvelles, pour savoir si je suis arrêté. 

« Ah ! vous avez eu bon nez ! Vous nous l'aviez 
bien dit ! » 

Je triomphe, — triomphe douloureux en face des 
torchons ensangi'antés qui représentent Championnet, 
douloureux encore à cause de l'arrestation de Ma- 
toussaint. 

« A-t-il été blessé ? 

— Nor, ' Ils se sont mis cinq à le prendre ! » 
Ce n'est pas seulement Matoussaint qui est arrêté, 
ils sont une dizaine des nôtres. 

a Frères, aux charcuteries! » 

J'ai toujours vu que, quand quelqu'un était arrêté, 
on lui envoyait du saucisson. 

Mais je trouve dans un étudiant à lunettes qui suit 
les cours de chimie un adversaire inattendu. 

« Du saucisson ! dit-il, toujours du saucisson ! . . . N'est 
il donc pas temps de songer aux rafraîchissants , ci- 
toyens?... » 

Il convoque les amis et propose qu'un comité spé- 
cialement élu s'occupe, non pas seulement de re- 
cueillir les secours en nature, mais de leur donner 
une direction intelligente. 

8, 



90 LA REVANCHE. 

— Le saucisson, prolongé, enfièvre,... le laitage 
débiliterait. — Et même... Ah! que diraient nos en- 
nemis! » (Vive émotion). 

On constitue le comité, qui entre immédiatement 
en délibération et se distribue les rôles. L'un ramas- 
sera les cotisations en argent, l'autre les cochonailles 
celui-ci les fromages. 

Ce fut un de ceux de l'hôtel qui fut chargé des fro- 
mages, — pour le malheur de l'hôtel! car il em 
pesta la maison avec des produits trop faits, et je lui 
trouvai toujours, à lui personnellement dans la suite, 
une. petite odeur de Camembert. 

11 paraît qu'ils sont soixante-dix arrêtés, on les a 
entassés au Dépôt. 

Il y avait de la vermine, mais Matoussaint n'en 
était point triste, et il disait en se grattant : 

« Ces insectes laisseront des germes républicains- 
dans les jeunes têtes, et les punaises s'écraseront plus 
tard — en gouttes de sang — sur le front de Bona- 
parte ! » 

Sur les soixante-dix, soixante-neuf ont été mis en 
liberté ; on garde Matoussaint tout seul. Le pouvoir a 
donc peur de Matoussaint? 

On est bien forcé de le relâcher, pourtant. Mais on 
nous a laissé le temps de boucaner autour de son ar- 
restation : il nous revient consacré par la souffrance. 

« Comme Lazare , nous dit-il au punch qu'on lui 
offrit le soir; comme Lazare, je viens de soulever- 



LA BEVANCIIE. 91 

après dix jours, le couvercle de mon tombeau. Je ren- 
tre fortifié par le supplice! Ils ont cru m'abattre, ils 
m'ont bronzé. Ombre du divin Marat, je te jure que 
je n'ai pas faibli! » 

Il est même un peu plus boulot qu'auparavant, i! 
me semble. Je le lui fais remarquer avec plaisir. 

« Graisse de prison, dit-il avec un sourire amer et 
en hochant la tête; — c'est soufflé, tiens, tâte, c'est 
soufflé! Pourvu que ça ne me gêne pas pour la lutte ! » 

Un groupe particulier a pris place à nos côtés : ce- 
lui qui avait pour guidon, dans la cour de la Sorbonne, 
le béret du blond au front large, aux beaux yeux 
gris. 

Ils m'ont remarqué, paraît-il, quand, détaché 
des miens, j'ai, sans consigne, par fureur, sauté 
sur les Saint- Vincent qui applaudissaient. Nous nous 
sommes trouvés côte à côte dans cette bagarre. 

Au Dépôt, ils ont fait connaissance avec Matous- 
saint, ils ont partagé le fromage et le saucisson, 
rompu le pain noir de l'amitié, et quand Matou ssaint 
sort du tombeau, il les invite à dîner avec nous — à la 
fortune du pot ! 

— Disons, m'écriai-je en faisant allusion à la résur- 
rection de Matoussaint et à son image biblique : Au 
Lazare de la fourchette!... Le calembour n'empêche 
pas les convictions! Qu'en dis-tu, Béret rouge ?... On 
se tutoie, n'est-ce pas? Yive la Sociale ! 



là MAISON RENOUi. 



Nous voilà donc amis comme tout avec le Béret 
rouge et sa bande ! 
, Le Béret rouge s'appelle Renoul. Son père est le fils 
d'un professeur de faculté de province qui connaît 
Béranger ; gloire dont le fils a le reflet auprès de ses 
camarades, mais qui ne m'éblouit pas assez, paraît-il. 

Quand on m'a parlé, je n'ai pas eu l'air bouleversé. 

« Tu entends, me dit- on, son père connaît 
Béranger. Béranger l'a fait sauter sur ses genoux 
quand il était petit. 

— Oui, j'entends bien. » 

On attend toujours une marque de satisfaction sur 
ma figure, on regarde mon nez, mes yeux, on compte 
sur une petite grimace. On répète : 

« Béranger l'a fait sauter sur ses genoux!,.. 

— Et après? » 

Renoul n'aurait pas été bercé sur les genoux de cette 
tète vénérée, comme dit Matoussaint, queje n'en aime- 
rais pas moins sa tournure de garçon franc, loyal et 



LA MAISON EENOTJL, 93 

droit, — un peu grave quand il parle de ses idées, 
mais gai comme un moutard quand on est à la farce 
et qu'il lui part sous le nez quelque mot bizarre ou 
quelque blague joyeuse. 

* Il a pourtant contre lui deux choses qui, au premier 
abord, m'ont terrifié. 

Quand j'étais sur le carré, à la première visite que 
je lui ai faite, j'ai vu sortir un homme avec une robe 
de chambre, et qui prisait. Il faisait noir, nous nous 
sommes heurtés, demandé pardon, heurtés encore. 
Chaque fois que nous nous heurtions, je trouvais qu'il 
sentait la fève. Après nous être très difficilement dé- 
barrassés l'un de l'autre, nous avons reconnu en nous 
redressant qui nous étions : luiRenoul, moi Vingtras. 

Renoul avec une robe de chambre à glands et une 
tabatière de corne ! 

Eh bien ! moi, je vous dis que c'est la faute de 
Béranger! 

Il y a une autre raison hV air propriétaire de Renoul, 
Ilenoul n'est pas seul. Le cœur de Renoul a déjà 
battu — le mien aussi, mais en garni. 

Celui de Renoul bat dans ses meubles, et ces meubles 
sont époussetés , cirés , vernis par la main d'une 
compagne, avec laquelle il vit depuis qu'il est à Paris, 
Ils sont dans leurs meubles ! Ils font leur cuisine chez 
eux !! Ils mettent le pot-au-feu le dimanche !!! 

Ces révélations jettent d'abord une ombre et comme 



94 LA MAISON EEKOUL. 

an discrédit sur la réputation révolutionnaire de 
Renoul. 

Un béret rouge dans la rue, — chez lui une douil- 
lette! 

Que signifie ce double masque ? 

Cependant la stupeur fait place à la réflexion ; et à 
l'inquiétude que donnait la douillette succède même 
— en y pensant — une sorte de respect pour ce jeune 
républicain qui, ayant des meubles et une robe de 
chambre, ne craint pas de se lancer dans la mêlée 
tout comme un autre. 

, Je n'ose pas dire qu'il ne me reste pas un peu de 
défiance ! Je n'ai vu dans aucun poème les héros de 
dix-sept ans avoir une tabatière et priser. Mais.je sens 
au fond de mon cœur d'homme une certaine envie de 
cette existence tranquille et, claire, dans un apparte- 
ment dont on est le maître, dont on a la clef, où l'on 
est roi ! 

Roi! — Mon Dieu! est-ce que déjà le spectacle de 
ce bonheur, l'égoïsme qui reste toujours tapi au fond 
du meilleur de nous, me ramèneraient aux idées mo- 
narchiques? 

Un mobilier de rien du tout, mais si propre, si 
frais, avec des reflets luisants et une odeur de cire! 
Sur le lit, une courtepointe aux dents roses Aux 
fenêtres, des rideaux qui tamisent le jour. Je n'ai 
jamais vu cela depuis que je suis libre ! Je ne l'ai vu 
qu'autrefois en province, et seulement sous les toits 
de bourgeois, comme chei nous. Mais chez ce jeune 



LA MAISON RENOUL 95 

républicain, chez ce souffleteur de Saint- Vincent !... 

Puis, la saison est belle, — le printemps est venu 
plus tôt cette année, — et il tombe du soleil par belles 
plaques dorées sur les meubles et sur nos tètes. 

Je garderai longtemps le souvenir d'une de ces pla- 
ques d'or qui se teintait de rouge en traversant les 
grands rideaux; c'était la poésie des églises où les 
vitraux jettent des reflets sanglants sur les dalles, 
et le charme intime et doux d'une chambre d'ami ; 
mes regards se noyaient et mon cœur se baignait dans 
ce calme et cette clarté. 

Dans toutes les maisons que j'ai habitées jusqu'ici, 
— dans l'hôtel même du père Mouton, — les cham- 
bres n'ont qu'un lit pauvre, deux chaises vilaines, 
une table grasse, un lavabo ébréché. Les réduits de 
dix francs donnent si; r la cour, on croirait voir une 
gueule de puits humide et noire! Si le soleil vient, 
c'est tant pis ! il sert à chauffer le plomb ; si la brise 
entre, elle apporte de la cuisine et de la table d'hôte 
des odeurs de friture et de graisse. 

Dans cette maison de Renoul,la croisée ne s'ouvre 
pas sur une rue boueuse, mais sur un espace planté 
d'arbres tout couverts de pousses fraîches comme des 
petits haricots verts, et où sautent des oiseaux en 
liberté. 

Je n'ai rencontré jusqu'à présent que des oiseaux 
«}ui sentaient la vieille femme, la suie ou le cuir : — 
pies, perroquets, merles, avec des becs qu'on dirait 
faits à la grosse. Ici j'ai l'oreille chatouillée et le cœur 
affleuré par de grands frou-frou d'ailes "... 



96 LA MAISON REÎTOtTL. 

La maîtresse de ce petit appartement a deux pièces, 
dont l'une', meublée par un lit assez grand, l'autre 
par une bibliothèque toute petite. 

Madame Renoul trouve bien que nous faisons un 
peu de bruit; que moi, en particulier, j'ai une voix qui 
casse les vitres et des souliers qui raient tout son par - 
quet : elle trouve bien que Matoussaint, en levant les 
bras, pour faire comme Danton, s'expose à renverser 
l'étagère où il y a de petits bibelots de foire : — un 
chat en chocolat et un bonnet phrygien en sucre 
rouge — mais nous l'amusons quelquefois ; on n'imite 
pa> Danton tout le temps; on n'est pas tribun éter- 
nellement, on est un peu farce aussi; et après le 
tocsin de 93, c'est le carillon de nos dix-huit ans que 
nous sonnons à toute volée ! 

C'est le grésil du rire après les tempêtes d'élo- 
quence. 

Puis, on fait le café.- 

Renoulreçoit tous les mois, de sa mère, des provi- 
sions de moka en grain qu'on moud à tour de rôle, et 
, le bruit -de ïe moulin-là, l'odeur de ce café, qui sent 
les îles, adoucissent nos colères plébéiennes et nous 
rendent, jusqu'au dernier grain, indulgents pour la 
société mal faite; ou tout au moins il y a trêve — or. 
met du sucre. 

Le pli est pris; tous les soirs -on vient discuter 
crier et moudre. On verse, on sirote, on fume, on rit 
— puis l'on se remet en colère et l'on remonte sur les 
chaises comme à la tribune. 



LA MAISON RENOUL. 97 

!( L'as sur celle-là ! » crie la maîtresse de la maison 
en s'arrachant les cheveux ; là-dessus si vous voulez! 

Et elle indique un tabouret infirme d'où l'on est 
sûr de tomber chaque fois qu'on y grimpe. 

On salit beaucoup le dessus des chaises. 

Quelqu'un propose d'ôter ses souliers chaque fois 
qu'il y aura une discussion un peu chaude. On vote. 

« Non, non ! » 

C'est la femme qui a protesté le plus énergique- 
ment, elle a levé les deux mains — je présidais, je 
l'ai bien vu. 

Elle préfère encore qu'on garde ses souliers et que 
l'on abîme ses chaises ! 

Matoussaint a voté contre le déchaussage. Pour- 
quoi? lui qui n'est pas pour les préjugés. C'est une 
faiblesse, voyons! mais il s'en explique. 

« v Si j'ôtais mes souliers, me dit-il tout bas, je ne 
pourrais plus les remettre, il ne tiennent qu'avec des 
ficelles par dessous; ce n'est pas des semelles, c'est 
du. crochet. » 

Ah ! les bonnes heures, les belles soirées ! — aveci» 
soleil, la brise, les colères jeunes, les rires fous; avec 
!e tabouret qui boîte et le café qui embaume ! 

Ce printemps dans les arbres, ce printemps dans 
nos tètes!... Les oiseaux qui battent la vitre, nos 
cœurs qui battent la campagne ! 

Je garderai la mémoire de ces jours-là toute ma 
vie • 

J';ti eu du bonheur de tomber sur ce béret rouge. 

9 



98 LA MAISON EESOTIL. 

Je ne me figurais un intérieur qu'avec un père et 
une mère qui se disputaient et se raccommodaient 
sur le derrière ensanglanté de leurs enfants. Je croyais 
qu'on ne pouvait être dans ses meubles que si l'oii 
avait l'air chagrin, maître d'école, que si l'on parais 
sait s'ennuyer à mort, et si l'on avait des domestiques 
pour leur faire manger les restes et boire da vin 
aigre. 

Chez R,enoul on ne s'ennuie pas, on ne fouette per- 
sonne — du moins je n'ai rien surpris de pareil — on 
ne se dispute pas, on ne fait pas boire des choses 
aigres aux domestiques. Il n'y a pas de domestiques, 
d'abord. 

Ah ! le foyer paternel, le toit de nos pères! 

Je ne connais qu'un toit, je ne connais qu'un père, 
mais je préfère n'être pas sous son toit et moudre le 
moka chezRenoul, entre une discussion sur 93 et iiAà 
partie de colin-maillard ! 

// faut lancer un journal. 

Ce mot, un jour, a traversé l'espace. 

«Allons, que faisons-nous donc? (INous moulions 
'lu café.) Nous n'avons donc rien là! crieMatoussaint. 

— Où çà? 

— Là!... — Il frappe en même cemps sur son cœur. 

— Tu vas casser ta pipe!... Il faudrait peut-être 
aussi quelque chose ici. — Je tape sur mon gousset 

— Bourgeois, va ! » 



LA MAISON RENOUL, 99 

On m'accuse de semer la division. — J'ai voué un 
culte aux intérêts matériels. 

Je suis un adorateur du veau d'or! 

Je me défends comme je peux. 

« Je ne parle pas pour moi ; ma plume , on le 
sait, est au service de la Révolution : mais l'imprimeur! 
est-ce qu'on trouvera un imprimeur? » 

J'emprunte une comparaison à Shakespeare pour 
imager mon idée : 

« L'imprimeur de nos jours! savez-vous comment 
il s'appelle? Il s'appelle Shylock. Shylock, l'intéressé, 
''avare, le juif, lerogneur de chair! 

— Non, dit Matoussaint, sautant comme un ressort 
sur le tabouret; il s'appelle « Va de l'avant! » Oui, 
oui ! Va de l'avant, ou encore Fais ce que dois. Il s'ap- 
pelle Le Courage, il s'appelle La Foi. « 

Je redescends de ma chaise au milieu de l'émotion 
générale, après m'être couvert d'impopularité. 

Je suis mis à l'index pour toute la soirée, et quand 
on verse le café, je n'en ai qu'une toute petite goutte! 

Je demande s'il n'en reste pas. 

« Non, » dit Renoul qui verse. 

Un non sec, qui m'attriste venant d'un compagnon 
d'armes, et puis j'avais bien envie de café ce stnr-Ià! 

J'en ai trop envie! Tant pis! Je fais amende hono- 
rable. 

« Eh bien, oui, j'ai eu tort! L'imprimeur s'appelle 
Fessequedoit ou Vadelavant! J'ai eu tort... il faut 
d'abord agir, et ne pas jeter des bâtons dans les roues 
du char qui porte la Révolution. » 



100 LA MAISON KENOTTL. 

On. revient à moi, on me serre la main. 

« Donne ta tasse ! Il en reste encore un peu au fond 
de la bouilloire. » 

On a retrouvé du café sur ma déclaration, mon 
aveu m'a raccommodé. 

Je regagnai toute leur estime et j'eus à peu près — 
pas tout à fait — la valeur d'une demi-tasse. 

Donc, il n'est plus question de l'imprimeur; ce n'est 
pas moi qui en parlerai! Il n'est question ni de l'im- 
primeur, ni du papier, ni du cautionnement. Il est 
décidé qu'on fera un journal, qu'on aura un organe, 
voilà tout. 

La grosse question est de prendre chacun sa partie, 
celle qui rentre dans nos tempéraments, qui est le 
mieux dans nos cordes. 

« Moi, dit une voix qui a l'air de sortir de dessous 
terre, je ferai la Philosophie de l'histoire. » 

On cherche, on regarde. 

C'est Championnet qui a parlé. 

Championnet, penseur/ — Avant la scène de la 
manifestation il n'était guère connu de nous que parce 
qu'il tournait ses souliers en marchant, mais il les 
tournait, c'est effrayant 1 II les tourne encore. Une 
paire de bottines neuves lui fait trois jours; les bot- 
tines de ce jeune homme ont toujours l'air de vouloir 
s'en aller de droite, de gauche, comme si elle-s étaient 
dégoûtées de ses pieds... 



LA MAISON EEKOÏÏL. 101 

Il veut faire la Philosophie de l'histoibe. 

Comment l'entend-il ? A-t-ilune vue d'ensemble sur 

déluge, sur leskalifes, sur. Omar, sur les croisades, 
?ur Louis-Philippe? 

<- Citoyens, fait Renou 1 qui préside, personne ne dit 
rien? Matoussaint, tu n'as pas d'observation à faire?... 
Vingtras?... Rock?... On ne demande pas la parole?» 

Non, on se tortille sur ses chaises seulement; on a 
l'air de chercher au fond de sa poche et de ne pas 
pouvoir atteindre son diable de tabac qu'on a dans le 
creux de la main... On se tortille beaucoup; il y a de 
petites toux et un grand silence, troué de rires qui 
pétillent... 

Championnet a perdu la tête ; il fait comme beau- 
coup de gens embarrassés qui regardent le bout de 
leurs souliers. Il ne peut pas voir le bout des siens, 
c'est impossible! il attraperait un torticolis. Il a jus- 
tement tourné énormément, ces jours-ci. 

a Citoyen Championnet, reprend Renoul d'un air 
doctoral, c'est bien la philosophie de l'histoire que 
tous avez voulu dire, ce n'est pas l'histoire de la phi- 
losophie? » 

— Non, non, c'est bien la philosophie de l'histoire, 
c'est assez clair! 

— Sans doute, mais pourriez- vous indiquer au comité 
de rédaction (murmures flatteurs dans l'assemblée) 
comment vous prendrez la chose! Montez sur ce 
tabouret. » 

On a justement ciré le plancher. Championnet a 
l'air de patiner. 

8. 



102 LA MAISON EENOUL. 

« Olez vos souliers! 

— Oui, oui. 

— Vous savez bien qu'il a été voté que non! On ne 
peut pas aller contre un vote. » 

. Championnet se dirige de nouveau vers le tabouret. 
C'est difficile avec ses chaussures tournées! 

« Qu'il parle assis ! 
— Non, non. A genoux I 

— Assis, assis ! » 

Mais il n'y a plus de chaises — on a caché sa 

chaise. 

Championnet fut simple et grand. 

Il s'accroupit à l'orientale et commença à nous 
expliquer, les jambes croisées, ce qu'il appelait la 
philosophie de l'histoire. 

Il fut long, très long. Nous écoutâmes avec beau- 
coup de soin, mais personne n'y comprit goutte — et 
encore aujourd'hui, je ne suis pas bien sûr, pour mon 
compte, de savoir exactement ce que c'est que la phi- 
losophie de l'histoire. Je me la représente toujours 
sous la forme d'un homme assis en tailleur avec des 
bottines tournées. 



IX 



MES COLÈRES 



« Et toi, Vingtras, que feras-tu? 

— Je ferai les Tombes révolutionnaires. » 

L'idée m'est venue de visiter les cimetières où 
sont enterrés ceux qui sont morts pour le peuple. 

Je suis parti-de bonne heure souvent, pour aller 
réfléchir devant ces tombes de tribuns et de poètes. 

J'ai rôdé autour des grilles, j'ai dérangé les veuves 
qui apportaient des bouquets. 

Je ferai l'histoire de ces morts, je citerai les phrases 
gravées au couteau sur la pierre — en essayant de 
jeter un éclair dans le noir de ces cimetières. Il y a 
des Heurs qui piquent de rouge l'herbe terne : je met- 
trai des phrases rouges aussi. 

« Ce Yingtras qui blague toujours, il choisit ce 
sujet-là !... » 

Je blague toujours — mais quand nous sommes 
entre n )us, il ne servirait àrien d'avoir l'air de croque- 
morts. Il faut être grave quand on Darle au peuple. 



104 MBS COLÈEES. 

On ne fait pas le journal, bien entendu. 

On aurait un imprimeur qu'on ne le ferait pas da' 
vantage. Tout le monde veut écrire le Premier Parts , 
avoir les plus grosses lettres, et un titre très noir 
dans une masse de blanc. 11 n'y aurait que des grosses 
lettres et des titres énormes. Pas de place pour les 
articles ! 

Puis on se battrait deux jours après. 

Je serais accusé sûrement de baver sur les tombeaux ; 
car il y a des morts que je jugerais à l'égyptienne et 
dont je souffletterais le crâne. 

Quelques phrases de Matoussaint m'ont fait per- 
sonnellement bondir ; je n'oublie pas que c'est lui qui 
a dit, à propos de Renoul caressé par Béranger : 
« Bercé sur les genoux de cette tête vénérée. » 

Mais est-ce que nous saurions faire un article tout 
du long? — Des vers, oui, — un article, je ne crois 
pas! 

J'ai bien vu, quand j'ai commencé mes Tombes révo- 
lutionnaires» — Je répétais toujours la même chose, et 
toujours en appelant lesmorts : « Sortez, venez, rentrez, 
entendez-vous ! 0 toi, ô vous! » Et j'avais mis du latin 
et cherché en cachette dans les discours de 93... 

Sparte, Rome, Athènes. .. J'en plaisantais au collège 
et je trouvais que c'était inutile, bête, les républiques 
anciennes, grecques, romaines!... Lycurgue, Solon, 
Fabricius, et tous les sages, et tous les consuls!... Je 
vois à quoi cela sert maintenant. On ne peut pas écrire 
pour les journaux républicains sans connaître à fond 
son Plutarque. Est-ce qu'il y a une seule page des 



MES COLÈRES. ]():; 

nôtres, de nos écrivains jacobins, où il ne soit pas 
question d'Annibai, de Fabricius, d'Aristogifon, de 
Goriolan, de Gléon, des Gracques? On ne peut pas s'en 
passer. Ce serait une impolitesse à taire aux hommes 
de 93 que de ne pas leur dire qu'ils ressemblent aux 
grands hommes de nos livres de classe. 

Ceux qui se sont retirés dans un village ou ont 
donné leur démission sont des Cincinnatus. Ceux qui 
n'ont pas de femme de ménage et fendent leur bois, 
des Philopœmens. 

Je sens bien au fond de moi-même que je ne suis pas 
né pour écrire. J'ai surpris cela, un matin, en relisant 
des pages que j'avais brouillonnées la veille au courant 
de la plume. 

Je disais que j'avais remarqué la fille du concierge 
du cimetière penchée à sa fenêtre, arrosant des fleurs, 
en camisole blanche; que j'avais failli pleurer en 
voyant une enfant, à petite robe courte, qui enterrait 
sa poupée là où sa maman dormait. Failli pleurer, 
oui — alors que j'étais devant la tombe d'un martyr 
qui réclamait, au nom de la tradition, toute l'eau de 
mes yeux. 

J'avais oublié mon drapeau pour regarder cette 
enfant auprès de son père en deuil. 

J'avais écouté un chien hurler sur la tombe de son 
maître. 

Je mettrais ces bêtises dans nos articles, si je ne 
me retenais pas! 
Il vaut mieux qu'on n'ait pas fait le journal. Je 



116 MES COLÈK.ES. 

n'aurais pas pu m'en tirer, je ne sais pas causer de ce 
que je n'ai pas vu. Ah ! je ne suis pas lort, vraiment! 

Je ne m'en suis ouvert à personne. — J'emporterai 
ce secret avec moi dans la tombe. — Mais, je le sens 
* bien, je n'ai rien dans la tête, rien que MES idées! 
voilà tout ! et je suis un fainéant qui n'aime pas à aller 
chercher les idées des autres. Je n'ai pas le courage 
de feuilleter les livres. Je devrais mettre de la salive 
à mon pouce, et tourner, tourner les pages, pour lire 
quelque chose qui m'inspire. Je ne trouve pas de 
salive sur ma langue, et mon pouce me fait mal tout 
de suite. 

Rien que MES idées A MOI, c'est terrible! Des idées 
comme en auraient un paysan, une bonne femme, 
un marchand de vin, un garçon de café ! — Je ne vois 
pas au delà de mes yeux, pas au delà, ma foi non! Je 
n'entends qu'avec MES oreilles — des oreilles qu'on a 
tant tirées ! 

J'ai envie de parler de ceux qui se promènent dans 
les cimetières pendant que j'y suis, plutôt quede» 
parler de ceux qui reposent sous terre. 

Reqv.îescant inpacel 

Le Béret rouge et les autres croient que je suis in- 
telligent — il paraît qu'ils le croient... Ils n'ont pas 
vu mes brouillons ! Ils ne se doutent pas du chien, de 
la poupée, de la fille du cimetière! 

Nous sommes pourtant simples quelquefois. Les 
Grecs étaient simples à leurs heures, les convention- 
nels aussi. 



MES COLÈRES. 

Nous jouons à colin-maillard. 



107 



On laisserait passer la Chambre des représentants 
sous les fenêtres, sans se pencher pour la regarder, 
lorsqu'on est en plein jeu. 

Il n'y a que Matoussaint qui ne veut pas convenir 
qu'il s'amuse. Il prétend qu'il joue parce que colin- 
mailîard apprend à se cacher, à dépister les mou- 
chards, à tromper l'ennemi. 

— C'est un bon exercice pour les conspirateurs, 
l'apprentissage des Sociétés secrètes. 

Quand il aie bandeau — quand, c'est lui qui l'est — 
il se figure être le Comité de Salut public qui cherche 
les ci-devants dans l'ombre; quand on le poursuit, il 
croit échapper comme les Girondins ; il a envie de 
demander une omelette comme Condorcet, ou bien' il 
marmotte tout bas le nom du gendarme qui arrêta 
Robespierre. 

Il rigole autant que les autres, quoi qu'il en dise, 
quand il se cache les pieds sous le lit et la tête dans la 
table de nuit. 

Il y en a un qui l'est bien souvent ; c'est Cham- 
pionnet, à cause de ses souliers. On le devine tout de 
suite. Il n'y a pas une heure qu'il joue, que ses talons 
sont tournés, et l'on n'a qu'à tâler ses chaussures. On 
me devine aussi très vite, carjc sens toujours la pou- 
dre de riz; j'ai toujours un peu embrassé Alexandrine. 

Nous avons dix-huit ans, nous sommes un siècle à 
nous cinq; rous voulons sauver le monde, mourir 



108 MES COLÈEES. 

pouf la patrie. En attendant, nous nous amusons 
comme une école de gamins. Robespierre, s'il appa- 
raissait soudain — ainsi qu'on le toit dans les bons 
articles — Robespierre trouverait qu£ nous n'avons 
rien des Spartiates et nous ferait sans doute guillo- 
tiner. 

Nous passons nos soirées à cela; quelquefois nous 
allons au café — rarement, bien rarement. 

Renoul reste dans sa robe de chambre, je demeure 
auprès d'Alexandrine ; Ghampionnet pioche dans son 
coin ia philosophie de l'histoire. 

Il n'y a que Rock et Matoussaint qui, n'ayant ni 
Alexandrines, ni robes de chambre, ni la manie de la 
philosophie de l'histoire, aiment à jouer aux cartes en 
prenant leur gloria. 

Vis ont, paraît-il, découvert un petit café intime où 
vont des étudiants en médecine, avec des femmes dont 
'ls ont des enfants. 

C'est prodigieux! Cela me paraît presque contre 
nature I Avoir des enfants dans le quartier latin ! 
L'odeur de lait et de couches m'en éloigne comme 
d'une crèche. Je n'y suis entré qu'une ou deux fois 
pouf 'prendre Rock, et j'ai failli chaque fois m 'asseoir 
sur un moutard qu'on avait mis une seconde sur une 
chaise, pour pouvoir marquer dix de blanches. 

On se rend cependant en bande, de temps en temps, 
à un grand estaminet, qui tous les soirs, s'emplit 
d'une foule bruyante et républicaine. 



MES COLÈEES. 109 

C'est au haut de notre rue justement, au coin de ia 
place Saint-Michel, contre la fontaine} On l'appelle le 
café du Vote universel. 

Il y va des célébrités. 

Nous sommes un peu dépaysés dans cette atmosphère 
de démocratie autorisée, où les têtes sont déjà mûres ; 
où il y a des gens qu'on dit avoir été chefs de barri- 
cades à Saint-Merry, prisonniers à Doullens, insurgés 
de Juin ; qui ont le prestige de l'enrégimentation 
révolutionnaire, du combat et de la prison. 

Ont-ils tous cette auréole? On ne peut pas bien 
voir les auréoles dans cette fumée. 

Mais il y a vraiment des figures sympathiques et 
vigoureuses. Ce qui me frappe le plus, c'est l'air bon 
enfant de ceux qui ont un nom, dont on dit : « Un tel, 
c'est lui qui en février tirait sur les municipaux, an 
Château-d'Eau. » — Cet autre, là-bas, a fait six moi; 
de ponton après Juin. » 

Je passe et repasse devant ces tables pour voir 
comment on est fait quand on a reçu ces baptêmes de 
feu. Oui, ce sont ceux-là qui crient le moins et qui 
rient le plus. 

Un jour Rock m'a tiré la manche. 

« Tu vois bien ce grand? 

— Là à gauche? 

— Oui, ne fais pas semblant de le regarder. 

— Qui est-ce? 

■— Un représentant de la Montagne, X... 

10 



{10 MES COLÈRES. 

— Il ne parle jamais à la Chambre? 

— Non, il se réserve. » 

C'est bien de Rock ce mot là ! 
« Il se réserve ! pour quand? 

— Pour la Convention... » 

Rock a l'air convaincu qu'il y aura une Convention ; 
on dirait qu'il en a reçu la nouvelle ce matin ; il aurait 
ilû nous en prévenir cette après-midi ! Il répète en 
parlant du représentant X... 

« Oui, il se réserve comme Robespierre, qui atten- 
dait muet, àla Constituante, . . . qui attendait son heure. 

Muet ? Non ! Il se leva une fois pour demander 
l'abolition de la peine de mort. Sais-tu ça?^ 

Il y a un indiscipliné, dans un coin, qui hausse les 
épaules et crie : 

« Toute votre Révolution, vos longs cheveux, Ro- 
bespierre, Saint-Just, tout ça c'est de la blague! Vous 
êtes les calotins de la démocratie ! Qu'est-ce que ça 
me fout que ce soit Ledru ou Falloux qui vous ton- 
sure?... A la vôtre tout de même, les séminaristes 
rouges ! » 

Comme ces mots m'entrent dans le cœur! C'est 
qu'il m'arrive souvent, le soirquandje suisseul, de me 
demander aussi si je n'ai pas quitté une cuistrerie pour 
une autre, et si après les classiques de l'Université, 
il n'y a pas les classiques de la Révolution — avec des 
proviseurs rouges, et un bachot jacobin! 

Par moments, j'ai peur de n'être qu'un égoïste 



MES COLÈRES. 11] 

comme le vieil ouvrier m'appela quand je lui parlai 
„. d'être apprenti. Je voudrais dans les discours des ré 
^publicains trouver des phrases qui correspondissent à 

mes colères. 

Ils ne parlent pas des collèges noirs et cruels, ils ne 
parlent pas de la loi qui fait du père le bourreau de 
l'enfant, ils ne parlent pas de ceux que la misère rend 
voleurs ! J'en ai tant vu dans la prison de chez nous 
qui allaient partir pour le bagne et qui me paraissaient 
plus honnêtes gens que le préfet, le maire et les auto 
rités. 

Egoïste I Oh ! non! Je serais prêt— je le jure bien! 
— à souffrir et à mourir pour empêcher que d'autres 
ne souffrent et meurent des supplices qui m'ont fait 
mal, que je n'ai plus à craindre, mais que je voudrais 
voir crever devant moi... 

Matoussaint ne parle que de commissaires àécharpê 
tricolore ou de tribuns à cocarde rouge, qui pren- 
dront la place des rois et des traîtres... Je m'en 
moque, de ça! 

Quand donc brûlera-t-on le Code et les collèges ! 

Ils ne m'écoutent pas, me blaguent et m'accusent 
d'insulter les saints de la République ! 

Ce sont des scènes ! — Il y en a eu de terribles à 
propos de Béranger ! 

Béranger ! 

Oui , c'est lui qui est cause que Renoul prise et a une 
robe de chambre, on ne me l'ôtera pas de l'idée. 



112 MES COLÈRES. 

C'est lui qui est cause aussi que Renoul est en 

ménage. 

Avec ses vers, il a mis dans 'la tête de celui qu'il 
faisait sauter sur ses genoux, d'avoir une Lisette 
comme il en avait une. 

Je lui en veux moins pour cela. 

Cette Lisette est bonne fille. Grâce à elle, nous 
avons notre salon, avec la gaieté des robes claires 
qui emplissent la.chambre de grâce aux jours d'été 
et tranchent en bleu ou en rose sur notre rouge 
sombre. 

Nous jouissons de tous les riens qu'une femme 
éparpille de droite et de gauche de sa main blanche. 

Nous avons un moulin à cafe, des tasses à fleurs, 
et l'on nous fait même un point à notre habit, quand 
il y a une déchirure. 

Lisette coud aussi de petits drapeaux républi- 
cains et nous, promet d'être ambulancière s'il y a des 
blessés. 

Encore du Béranger!... les Deux Anges de charité! 

N'importe, il me semble que Renoul, aux grands 
i>eaux yeux honnêtes, au cœur droit, plein de courage, 
aurait le langage plus jeune et plus vivant encore, 
s'il n'avait pas, à dix-sept ans, Lisette, la tabatière et 
la douillette. Tout cela ramassé dans la houppelande 
et les poésies de Béranger ! 

Béranger i 

Mon père avait un portefeuille qui en était piein, 



MES COLÈRES. 113 

A côté de vers bachiques imitant un verra, une 
eourde, il y avait les Gueux : 

Les gueux, les gueux 
Sont des gens heureux, 
Qui s'aiment entre eux ; 

Viveut les gueux ! 

« Les gueux sont des gens heureux, qui s'aiment 
entre eux » — mais on se cogne et l'on s'assassine 
entre affamés ! 

« Les gueux sont des gens heureux ! » Mais il ne 
faut pas dire cela aux gueux ! s'ils le croient, ils se se 
révolteront pas, ils prendront le bâton, la besace, et 
non le fusil ! 

Et puis, et puis — oh ! cela m'a paru infâme dès le 
premier jour! — ce Béranger, il a chanté Napoléon ! 

Il a léché le bronze de la colonne, il a porté des 
fleurs sur le tombeau du César, il s'est agenouillé 
devant le chapeau de ce bandit, qui menait le peuple 
à coups de pieds, et tirait l'oreille aux grenadiers que 
Hoche avait conduits sur le Rhin et dans la Vendée : 
Hoche qu'il fit peut-être empoisonner, comme on dit 
qu'il fit poignarder Kléber ! . . . 

Ce poète en redingote longue baise les pans de la 
redingote grise ! 

Deux redingotes sur lesquelles je crache ! 

Tiens, imbécile! tiens lèche-éperons ! 

Béranger a. presque creusé un abîme entre nous ! 

10. 



114 MES COLÈRES. 

Tant pis ! Je ne croirais pas être honnête si je ne 
parlais pas comme je le fais. 

Je serai peut-être forcé de ne plus revenir; je per- 
drai ce coin de camaraderie et de bonheur; mais je 
ne puis cachei mon étonnement, ma douleur, ma 
colère, de voir saluer cet homme par des révolution- 
naires de dix-sept ans. 

C'est à faire rire vraiment ! 

Avec son allure de vicaire de campagne, prenant 
l'air bon enfant et patriote, il va en mission chez les 
simples, dans les mansardes, dans les cabanes, pour 
mettre de la pâte sur les colères, les empêcher de 
fermenter et d'éclater en coups de feu ! 
* Et il se moque de nous ! 

Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans l 

On y est bien, comme un évadé qui, contre un coin 
de mur, a une minute pour se reposer, mesurer 
l'espace et bander sa blessure. On y est bien comme 
moi chez Alexandrine — quand on est l'amoureux, de 
la fille d'en bas, et qu'on ne reste jamais en haut, où 
il fait trop triste, trop chaud ou trop froid, pour y 
vivre autrement qu'enfoncé sous les draps, l'hiver, et 
étendu sur le lit, l'été: où l'on ne travaille pas, parce 
que l'odeur est horrible, parce qu'on n'a pas de livres, 
parce qu'on a des puces ! — Blagueur de bonhomme ! 
' Eh! misérable, si l'on était bien dans un grenier à 
vingt ans, pourquoi es-tu allé demander une place à 
Lucien Bonaparte!... 

Personne ne pense comme moi. Je parais un brutal 
et un fou. 



MES COLÈRES. 115 

« Montré -nous quelqu'un parmi les avaticés, qui 
dise, qui ose dire ce que tu dis ! » 

En effet les plus écarlates même saluent Eéranger ! 
« Ah ! celui-là par exemple ! » — et ils se découvrent. 

Les plus indulgents, quand ils m'entendent, sou- 
rient et me donnent des tapes sur l'épaule d'un air 
qui sfgnifle : « tu ne sais pas ce que tu dis — allons, 
mon garçon!... » 

« C'est pour se faire remarquer, se singulariser, » 
insinuent en ricanant les autres I 

Eternelle bêtise que j'entends sortir de la bouche 
des jeunes comme de la bouche des vieux! Mais se 
singulariser, c'est très bête ! On se brouille avec tout 
le monde. J'aimerais bien mieux être de l'avis de la 
majorité ; on a toujours du café, et avec ça des poli- 
tesses ; les gens disent : « Il est intelligent » parce que 
vous êtes de leur avis. 

Me faire remarquer, me singulariser ! Quand cela 
m'empêche d'avoir mon gloria et ma goutte de con- 
solation! 

Seul, seul de mon opinion! 

Pas un homme, connu ou obscur, pas un livre, gros 
ou mince, à tranches fades ou violentes, n'a laissé 
échapper un mot — comme un souffle d'écrasé — 
contre cette popularité qui met son pied mou, chaussé 
de pantoufles, sur le cœur du peuple, et qui lui en- 
fonce du coton tricolore dans les oreilles ! 

Au secours, donc, les fils de pauvres ! ceux dont 
(es pères ont été fauchés par la Réquisition ! Au 



116 MES COLÈRES. 

secours, les descendants des sans-culottes! Au se- 
cours, tous ceux dont les mères ont maudi l'ogre de 
Corse! ceux qui étouffent dans les greniers, ceux dont 
es Lisettes ont faim ! Au secours !... 

J'en suis pour mon ridicule et ma rage, et l'on est 
arrivé à traiter mon indignation de manie. 

La compagne de Renoul m'en veut avec fureur! 
c'est à elle que je touche en fripant le bonnet de la 
Lisette du chansonnier. 

« Personne ne paye vos toilettes pourtant, lui ai-je 
dit un soir. 

— Insolent ! » 
. Elle a pris contre moi de la haine, et si je n'étais 
pas un boute-en-train, à mes heures, un rigolo qui 
sait la faire rire, elle m'aurait déjà chassé. 

Renoul, pourtant, l'empêche de me faire trop ou- 
vertement la mine, ete 'est lui qui verse le café quand 
mon tour arrive. 

Elle se rattrape surMe gésippe. 

J'oppose Moreau à Béranger, la Fermière à Lisette, 
la pièce sur les Conventionnels aux tirades sur Na- 
poléon. 

Lisette Renoul hausse Jes épaules : 
« Ah ! tenez ! vous me faites rire avec votre Hégê* 
stppe! y> 

Je ne suis pas fou d'Hégésippe — j'en conviendrais 
s'il ne fallait me défendre à outrance. — Il y a de la 
pleurarderie, il me semble, par ci, par là : mais quelle 
différence tout de même! 



MES COLÈRES. 117 

Le soir, quelquefois, quand j'étais seul, je relisais 
ses vers-; et il me semblait que je trempais mes mains 
qui sentaient le tabac, dans une eau vive comme celle 
qui coulait à travers les jnés de Farreyrolles, en fai- 
sant trembler l'herbe et les clochettes jaunes 1..- 



X 



te COMITÉ DES JEUNES 



On n'a pas de journal. Du moins, faudrait-il an 

Comité! 

Quelqu'un prend l'initiative, et au moment du café, 
chez Renoul, nous trouvons un soir, devant nous, des 
petits bouts de papier attachés avec>des épingles, . 

«•Pour minuit ! (sans femmes), s 

Lisette arrive juste à ce moment. Nous mangeons 
tous notre bout de papier ; Championnet a failli 
avaler l'épingle avec et s'est à moitié étranglé. 

Qui nous a convoqués? Les masques sont impéné- 
trables. 

Mais à l'heure de minuit, Renoul, ayant envoyé sa 
femme se coucher, nous conduit à pas lents dans le 
cabinet du fond, ferme la porte, pose la lampe sur la 
table et attend. 

Nous avons l'air très bête à nous regarder comme 
ça. 

« C'est moi, citoyens, qui ai pris sur ma tête de vous 



IiE COMITÉ DES JEUÎÏES. 119 

réunir! » dit Matoussaint se levant tout d'un coup. 

•-Il est malheureusement à côté de Ghampionnet, qui 
tient la bouche ouverte depuis l'après-midi à cause du 
mal que lui a fait l'épingle ; Matoussaint le heurte 
avec son coude. Ghampionnet referme la bouche pré- 
cipitammc nt et se mord la langue. Il ne pourra que 
voter — mais pas parler. — Il lui est défendu de par- 
ler! 

« C'est moi qui ai pris l'initiative d'une convoca- 
tion, citoyens, reprend Matoussaint : convocation né- 
cessaire, je crois, au salut de ia Révolution... 

— Oui, oui, » disent tous ceux qui peuvent parler 
(pas Championnet). 

«Je vous propose, au nom del'UNE etIndivisible^ 
de nous constituer en Comité secret, et je demande 
qu'on lui donne, dès à présent, un nom! » 

Personne ne dit mot pendant un moment, enfin 
quelqu'un crie : 

« Le Comité des Jeunes... 

— Oui, oui! le Comité des Jeunes!... 

— Silence ! fait Matoussaint avec un geste et une 
voix de vieux de la montagne; sachons bien que nous 
nous appelons le Comité des Jeunes, mais sachons-le 
seuls! Que nul sur terre ne nous connaisse! Ne nous 
révélons que le jour où nous déploierons notre ban- 
nière dans la bataille, où nous écrirons ce nom, tout 
du long, avec du sang, sur une guenille de drap noir. 

— Pourquoi une guenille? » 

On me fait taire et Matoussaint reprend, avec une 
modestie digne des temps antiques : 



120 LE COMITÉ DES JEUNES. 

« Mon rôle est fini. Vous vous êtes constitués — le 
Comité des Jeunes vit. A vous maintenant de nommer 
votre président; celui qui, en cas de danger, doit 
mourir et marcher à votre tète. 

— A demain, à demain pour l'élection, crient plu- 
sieurs voix. A demain! » 

Samedi, minuit un quart. 

On vient de dépouiller les votes; on a voté sur de 
vieilles cartes prises dans un jeu de bézigue qui res- 
tera dépareillé ; on ne fera plus le cinq cents. J'avais le 
valet de carreau, et j'ai allumé ma pipe avec. 
- Vingtras, Vingtras, Yingtras. Trois Vingtras. C'est 
la majorité. 

Nous sommes cinq. 

(Frémissement.) 

Je suis appelé à prendre place au fauteuil. Je passe 
derrière la table, très pâle... 

« Citoyens! Je sais à quoi m'engage l'honneur que 
vous m'imposez. Le président du Comité des Jeunes 
doit mourir et marcher à votre tête — ensuite être 
digne de vous, cligne, digne... » 

J'ai l'air de sonner les cloches. 

« Digne, digne... En attendant, je vous crie : Sen- 
tinelles, prenez garde à vous I » 

Bon, hou/... 

Chacun se retourne ! C'est le coucou de Renoul qùt* 
sa mère lui a envoyé On voit un petit oiseau qui 



LE COMITÉ DES JEUNES. 121 

ouvre une porte avec son bec et qui fait : Hou, hou ! 

Hou! hou! Je m'empare de ce hou, hou-là! 

« Hou! hou! L'oiseau de nuit dit « hou-, hou! » mais 
nous verrons bien ce que dira l'alouette gauloise, celle 
de nos pères (toujours nos pères !) quand elle partira 
vers le ciel en effleurant de son aile, la tête, peut-être 
fracassée déjà] du Comité des Jeunes! » 

J'ai lancé ces mots en relevant fièrement mon front, 
comme s'il venait d'être effleuré par la queue de 
l'alouette, et en menaçant du doigt le coucou. 

Nous nous assemblons en séance ordinaire quel- 
quefois, en séance extraordinaire presque toujours. 

On se réunit maintenant chez Rock qui a une grande 
chambre au fond d'un jardin. 

C'est commode, on peut y entrer sans être vu. On 
prend un corridor où il y a des araignées, on trouve 
la porte des lieux à droite ; à gauche, on avance à 
travers des gravats ; on y est. 

Je me fatigue vite de tout. Je suis un drôle de gar- 
çon! 

Au bout de deux mois, ça finit par m'ennuyer de 
passer par ce corridor où il y a des araignées, de 
pousser la porte des lieux (on dérange toujours quel- 
qu'un), de marcher sur ces gravats qui usent les 
souliers. 

Je me relâche comme conjuré. 

Quelquefois, je ris comme si l'Histoire ne me re- 

U 



122 LE COMITÉ DES JEUi'ES. 

gardât jas: Matoussaint nous a assuré maintes fois 
que l'Histoire nous regardait. 

Fin novembre 51 

Mauvaises nouvelles, privées et publiques ! 

J'ai perdu la leçon de mon Russe.... L'actrice de; 
Délassements est partie au diable, il l'a suivie. 

Je reste avec mes quarante francs par mois et des 
habits râpés. C'est dur ! 

En politique, le ciel est noir. 

La République sera assassinée un de ces matins au 
saut du lit. Les symptômes sont menaçants, la patrie 
est en danger. Nous n'avons peut-être pas été si fous 
et tellement gamins de nous constituer en Comité, 
quoique j'en aie rougi de temps en temps tout seul, et 
mes camarades aussi, je crois bien. 

Mais cependant, cependant! ne vaut-il pas mieux 
que nous ayons joué au soldat, même au tribun, et 
que nous soyons là, ne fût-ce que nous cinq, pour 
sauter dans la rue et appeler aux armes, si Napoléon 
fait le coup ! 

Nous pouvons entraîner, réunir dix, vingt, trente 
étudiants. 

Auprès des jeunes gens, cesmots'de « Comité » font 
bien ; ils croient être dans un cadre d'armée, suivre un 
mot d'ordre venant de chefs élus. Je sens bien que je 
marcherais, moi, plus confiant, devant un groupe 
d'hommes qui se seraient triés, qui auraient la glo- 



LE COMITÉ DES JEUX ES. 123 

liole du danger, l'émulation du courage, l'air crâne 
et un bout de drapeau: 

Nous aurons cela — et nous nous surveillerons l'ui 
l'autre. — Nous pensons bien que nous ne sommes 
pas des lâches, mais nous ne savons pas ce que c'est 
qu'un coup de fusil, un coup de canon. Seul devant 
les" balles, sous les boulets, on aurait peut-être peur — 
il ne faut pas se vanter d'avance - — mais je sais bien 
que devant mes amis je ne voudrais pas reculer; 
et mon courage me viendra beaucoup de ce que 
j'ai juré d'être brave dans ces séances à la chan- 
delle. 

Ces discours, ces phrases, ce latin, ces images, tout 
cela a eu du bon si nous nous sentons engagés vis-à- 
vis de nous, sinon vis-à-vis du drapeau ! 

Ne rions pas trop du Comité des Jeunes I 

Rire? — C'est fini de rire ! 

Tous les matins le journal apporte une menace de 
plus, et tous les matins nous trouvent plus simples et 
plus graves. 

Tout ce qui était fantasmagorie, parodie de 93, 
s'est évanoui; la mise en scène des séances de nuit a 
disparu, nous faisons moins de phrases. On ne se 
moque plus de Championnet. 

Nous sentons venir le froid du danger et nous en 
avons le frisson. Ce n'est pas la crainte du combat, ni 



124 LE COMITÉ DES JEUNES. 

des blessures, ni de la mort, je ne crois pas ; mais il 
y a dans l'air la fièvre de l'orage... 

Que fait donc la Montagne? 

Elle est, en grand, un Comité des Jeunes. 

On dirait qu'ils n'ont que l'envie d'être éloquents el 
que cela suffît pour écarter le péril. — Révolution- 
naires de 4 sous ! 

Le fia fia des phrases, que signifie -t-il à côté du clic 
clac des sabres? 

Dimanche, 25 novembre. 

Quelle journée celle d'aujourd'hui! 

Nous étions tous réunis chez Renoul. 

Lisette était là ; on n'avait plus à se cacher d'elle, 
a voiler ses paroles. Elles étaient rares, les paroles, 
et de celles que tout le monde peut entendre : rares et 
tristes. 

Pendant que nous étions au coin du feu, on votait 
dans Paris — pour nommer un député dans je ne 
sais quel arrondissement, en remplacement d'un 
autre. 

Lugubre farce ! Le vote, par ce temps de menace et 
de haine, avec ce bruit d'éperons dans les couloirs de 
la Chambre ! 

La neige assourdissait les pas dans la rue. 
Sans savoir pourquoi, nous avions tous le front cha- 
grin, la poitrine serrée. 
On ne s'est point disputé ce dimanche-là ; au con- " 



LE COMITÉ DES JEUNES. 12S 

traire, il me semble qu'il y avait un rapprochement 
de cœur entre nous et qu'on se demandait pardon tout 
bas, l'un à l'autre, de ce qu'on avait pu se dire de 
blessant et d'injuste depuis qu'on se connaissait , 
comme si l'on allait être tout d'un coup appelé à se 
joindre contre le malheyr ! 



il. 



Xi 



2 DÉCËIV.3SE 



« Vingtras ! » 

On casse ma porte ! 

« Vingtras, Vingtras! » 

C'est comme un cri de terreur ! 

Je saute du lit et je vais ouvrir, étourdi... 

Rock ! pâle et bouleversé ! 

« Le coup d'Etat !... » 

Il me passe un frisson dans les cheveux. 
■ « Les affiches sont mises ; l'Assemblée est dissoute; 
la Montagne est arrêtée... 

— Rendez-vous chez Renoul, tous, tous I » 

Je grimpe au sommet de l'hôtel et je tire de dessous 
une planche un pistolet et un sac de poudre. J'ai ce 
pistolet et cette poudre depuis longtemps, je les tenais 
en réserve pour le combat ! 

Alexandrine s'accroche à moi, — je l'avais oubliée, 
Elle ne compte plus, elle ne comptera pas un mo- 



2 DÉCEMBRE. 127 

ment, tant que la bataihe durera ; elle ne pèse pas une 

cartouche dans la balance. 
Je ne lui dis que ces mots : 
« Si je suis blessé, me soignerez-vous? 
— Vous ne serez pas blessé, — on ne se battra pas!» 

On ne se battra pas? — Je la souffletterais. Elle 
m'en fait venir la terreur dans l'âme ! 

C'est qu'au fond — tout au fond de moi, — il y a, 
caché et se tordant comme dans de la boue, le pres- 
sentiment de l'indifférence publique!... 

L'hôtel n'est pas sans dessus dessous ! Les autres 
locataires ne paraissent pas indignés, on n'a pas la 
honte, la fièvre. Je croyais que tous allaient sauter 
dans la salle, demandant comment on allait se parta- 
ger la besogne, où l'on trouverait des armes, qui com- 
manderait: t<.Allo?is! en avant! Vive la République l 
En marche sur l'Elysée! Mort au dictateur! » 

On ne se battra pas? 

La rue est-elie déjà debout et en feu? Y a-t-il des 
chefs de barricades, les hommes des sociétés secrètes, 
les vieux, les jeunes, ceux de 39, ceux de Juin, et der- 
rière eux la foule frémissante des républicains? 

A peine de maigres rassemblements ! des gouttes dé 
pluie sur la tête, de la boue sous les pieds, — les affi- 
ches blanchîs sont claires dans le sombre du temps, 
et crèvent, comme d'une lueur, la brume grise. Elles 



128 2 DÉCEMBRE. 

paraissent seules vivantes en face de ces visages 
morts ! 

Les déchire-t-on? hurle-t-on ? 

Non. Les gens lisent les proclamations de Napo- 
léon, les mains dans leurs poches, sans fureur ! 

Ohl si le pain était augmenté d'un sou, il y aurait 
plus de bruit!... Les pauvr.es ont-ils tort ou raison ? 

On ne se battra pas ! 

Nous somme perdus ! Je le sens, mon cœur me le 
crie! mes yeux me le disent!... La République est 
morte, morte! 

Dix heures. 

On est assemblé chez Renoul. 
— Y sommes-nous tous? 

Oui, tous, et encore quelques amis. Il doit en venir 
d'autres à midi... 

A midi? Mais d'ici là, il faut commencer le branle- 
bas ! 

Il faut qu'à midi la rue soit en feu, que la bataille 
soit engagée, qu'on sache le mot d'ordre, et qu'on 
crie de barricade en barricade, et pour tout de bon, 
cette fois : Sentinelles ! prenez gardé à vous! 

On ne se battra pas ! 

Voilà qu'il vient d'arriver un grand garçon brun, 
fong et gras, frère d'un célèbre de 1848. 

Plus vieux que nous, couvert de son nom, il a la 
parole, on l'écoute. 

Que dit-il? „ 



2 DECEMBRE. 129 

« Citoyens, je vous apporte le mot d'ordre de la 
résistance. — « Ne pas se lever ; attendre ; laisse?' se 
fatiguer la troupe ! » 

Et on l'écoute ! et on ne le prend pas par les épaules, 
et on ne le jette pas dans la rue pour faire le premier 
morceau de la barricade? 

Je m'indigne ! 

« Proclamons plutôt que c'est fini, perdu ! Rentrez 
chez vous, faisons-en notre deuil! Est-ce cela que vous 
voulez?... » 

On se récrie. 

— Non ? — -eh bien ! faites voir, comme un éclair, 
que tous les bras, toutes les âmes protestent et se révol- 
tent... A l'œuvre tout de suite! Je vous le demande 
au nom de la Révolution ! 

— Que veux-tu donc faire? 

— Faire ce que nous pourrons, descendre l'esca- 
lier, entamer le pavé, crier aux armes ! aux armes!... 
Camarades, croyez-moi!...» 

On m'arrête. L'homme brun, long et gras, se tourne 
vers les amis et demande si l'on veut suivre le mot 
d'ordre qu'ont donné les députés qu'on a vus; ou 
bien si l'on veut m'écouter, moi: descendre l'escalier, 
entamer le pavé, crier aux armes !... 

— Il faut obéir aux Comités, dit la bande. 

Un autre arrive encore. 

Est-il aussi pour fatiguer la troupe f 



130 î DÉCEMBRE. 

Oui... et il apporte quelque chose de plu3 

« On fera passer, dit-il, un mot d'ordre pour c& 

soir. Ce soir, rendez-vous place des Vosges... » 
Mes camarades me regardent; suis-je convaincu, 

cette fois? 

« Convaincu? Je suis convaincu que nous sommes 
perdus... convaincu que nous sommes des enfants, 
convaincu que si nous étions des hommes d'action, 
nous aurions déjà une barricade commencée... 

— Nous serions tout seuls... hasarde Renoul, le 
plus prêt à se ranger de mon avis, et la voix frémis- 
sante. 

— Tout seuls! Mais si tout le monde en dit autant, 
c'est la lâcheté sur toute la ligne ! Que ceux qui par- 
lent de fatiguer la troupe aillent derrière les soldats, 
les mains dans leurs poches, avec des chaussettes de 
rechange!... 

Allez chercher des chaussettes, monsieur, moi je 
dis qu'il faut aller chercher des combattants et en 
faire venir en commençant le combat 

— Où le commencer? 

— Où nous voudrons, encore une fois ! Sous ces 
fenêtre,... n'importe où ! Et je m'offre à arracher le 
premier pavé. 

Ce n'est pas pour montrer que j'ai du courage, c'est 
pour indiquer que je sens venir la défaite à pas de loup ! 
Je ne crois pas que nous pouvons, à nous dix, sauver 
la République, mais nous monterons sur un tas de 
pierres, sur le plus haut tas, et nous crierons : «A nous ! 
à nous ! Voyez, nous sommes dix ; dix hommes de 



2 DÉCEMBRE. 131 

dix-huit ans, en redingote... dix des Écoles . Que les 
Blouses viennent nous commander ! » 

Je m'accroche aux habits, aux regards de mes ca- 
marades... Il paraît que je dis une folie. On me blâme, 
on me parle même avec colère. 

« Tu commences par insulter ceux qui viennent 
avec nous. 

— Je n'insulte pas. Je dis que c'est insensé de 
croire que la troupe sera fatiguée avant nous; je dis 
que nos souliers seront usés, nos bas percés, nos ta- 
lons mangés, nos voix cassées avant que les soldats 
aient une ampoule... — Fatiguer la troupe!... » 

Le dégoût et la douleur m'étranglent. 

On ne se battra pas ! 

Je reviens à Renoul et aux autres : 

« Pour la dernière fois, je vous en supplie. Pas 

besoin de mot d'ordre ! Partons ensemble, prenons 
un bout d'étoffe rouge, arrachons ces rideaux, déchi- 
rons ce tapis et allons planter ça au premier carre- 
four ! Mais tout de suite ! Le peuple perd confiance, la 
troupe devient notre ennemie, Napoléon gagne du 
terrain à chaque minute qui s'envole, à chaque phrase 
que nous faisons, à chaque bêtise que dit cet homme, 
à chaque cri que je jette en vain !... » 

On ne m'éaoute plus ; on fait, même autour de moi 
un cercle de fureur, J'ai trouvé le moyen d'exaspérer 
mes amis... 



132 2 DÉCEMBRE. 

Il y en a un qui m'a dit déjà : 

« Si nous survivons, tu te battras avec moi. » 

Si nous survivons ? mais nous en prenons le chemin. 

Il faut se rendre pourtant à l'avis de tous ! — Je 
serais seul, tout seul, et désavoué par les miens. Le« 
étudiants qui me connaissent me demanderont où 
sont les autres, où est ma bande? 

J'ai pensé à aller quand même me planter, comme 
je l'ai dit, devant la porte, avec une barre dei^er pour 
soulever les pierres. Où la prendrai-je, cette barre? il 
faut que je l'arrache à la boutique et aux mains de 
quelqu'un; on se mettra vingt pour m'assommer et on 
me la cassera sur le dos. — Puis, avant tout, le tort 
d'être isolé! Je n'aurai pas qualité d'envoyé de barri- 
cade, ni de délégué de résistance... 

« Il va faire remarquer la maison, et l'on viendra 
nous assassiner! voilà ce qui arrivera, » a dit Lisette, 
pendant que je criais si fort. 

Il faut se rendre !... 

Se rendre à la merci de ce frère d'adjoint! 

Je lance encore un suprême appel. 

« Vous croyez qu'il faut de la discipline... la disci- 
pline, toujours la discipline... mais" c'est l'indiscipline 
qui est l'âme des combats du peuple!... Ah! bour- 
geois!...» 

On me met la main sur la bouche ; un peu plus, ils 
m'étrangleraient. Us ont leur énergie de leur côté. 



2 DÉCEMBRE. 133 

c'est leur conviction qui parle; mais pourquoi a-t-elle 
ce caractère d'obéissance, ce respect des mots d'ordre 
à attendre et du signal à recevoir? Ils veulent des 
chefs! ët pourquoi. C'est le plus brave qui commande. 

3 décembre. 

Depuis bier, onze heures, nous courons, cherchant 
le danger et sentant la déroute. 

Nous nous sommes réconciliés, pour appeler aux 
armes, publiquement. On s'est battu, de ci, de là, 
avec une écharpe rouge au bout d'une canne — point 
comme il fallait pour vaincre. Alexandrine avait 
raison. 

Les redingotes ont pris le fusil ; les blouses, non ! 

Un mot, un mot sinistre m'a été dit par un ou- 
vrier à qui je montrais une barricade que nous avions 
ébauchée. 

« Venez avec nous, lui criais-je! » 

Il m'a répondu, en toisant mon paletot, qui est 
bien usé cependant : 

« Jeune bourgeois ! Est-ce votre père ou votre oncle 
qui nous a fusillés et déportés en Juin? » 

Ils ont gardé le souvenir terrible de Juin et ils ont 
ri en voyant emmener prisonnière l'assemblée des 
déporteurs et des fusillards. 

Quelques hommes de coeur ont fait le coup de feu — 
les ouvriers n'ont pas bougé. 

Cinq cents gantés qui tirent et meurent, ce n'est pas 
une bataille 



134 2 DÉCEMBRE. 

Le frère de l'adjoint se promène toujours et dit : 
« Allons fatiguer la troupe. » 

4 décembre, au soir. 

Nous n'avons pas fatigué la troupe, et je ne puis , 
plus me tenir, je n'ai plus de voix dans la gorge; 
à peine s'il peut sortir de ma poitrine des sons brisés, 
tant j'ai crié : « Vive la République ! à bas le dicta- 
teur! » tant j'ai dépensé de rage et de désespoir, 
depuis que Rock a frappé à ma porte... 

Il est je ne sais quelle heure. J'ai regagné l'hôtel 
j'ignore comment — en m'attachantaux murs, en traî- 
nant les pieds, en soutenant de mes mains ma tête pe- 
sante, pesante comme s'il y était entré du plomb, et 
je suis tombé sur mon lit. 

Je n'ai pas reçu une blessure, je ne saigne pas ; je 
râle... 

Le sommeil me prend, mais il me semble qu'une 
main m'enfonce la bouche dans l'oreiller ; je me réveille 
suffoquant et demandant grâce, j'ouvre ma fenêtre. 

J'entends un roulement de coups de fusil ! 

On se bat donc encore? On m'avait dit que c'était 
fini, que tous ceux qui avaient* du cœur étaient épuisés 
ou morts. 

C'est sans doute des prisonniers qu'on achève ; on dit 
qu'on tue à la Préfecture... 
Si la lutte avait recommencé ! 



2 DÉCEMBRE. 135 

Je dois y être!... Ma place n'est pas dans ce lit 
d'hôtel. Je vais essayer de repartir, d'aller voir... 

Mais le sommeil m'accable, mais mes jambes refu- 
sent le service, mais j'ai le bras droit qui est lourd 
comme si j'avais un boulet au bout. 

Encore des coups de fusil ! 

Ob ! je descendrai tout de même ! 
• Tout le monde dort dans la maison, excepté deux 
ou trois personnes qui jouent aux cartes. 

Il y en a un qui dit : Quatre-vingts de rois! et 
l'autre qui répond : « Dis plutôt quatre-vingts d'empe- 
reurs! » 

Et je croyais qu'on se battrait, que les jeunes gens 
se feraient hacher jusqu'au dernier!... — Cinq cents 
de désigne, quatre-vingts d'empereurs... 

J'ai pu me traîner jusque dans la rue. Comme elle 
est noire!... Je descends jusqu'au pont. Des faction- 
naires montent la garde. 

« Où allez-vous ! » . j 

Sij'avais du courage, si j'étais un homme, je leur 
dirais où je vais... où je crois de mon devoir d'aller. 
Je crierais: A bas Napoléon! 

Je regretterai plus d'une fois peut-être dans l'ave- 
nir, de ne pas avoir poussé ce cri et laissé là ma vie... 

J'ai balbutié, tourné à'gauche... 

La Seine coule muêlte et sombre. On dit qu'on y a 
jeté , un blessé vivant et qu'il a pu regagner l'autre 
rive en laissant derrière lui un sillon d'eau sanglante. 
Il est peut-être blotti mourant dans un coin. N'y a-t-ii 
pas quelque part une flaque rouge? 



i3t> 2 DËCEÎlBiîB. 

Je n'entends plus la fusillade, mais les factionnaires 
reparaissent, victorieux et insolents. 

C'est fini... fini... Il ne s'élèvera plus un cri de 
révolte vers le ciel ' 

Je suis rentré, le cerveau éteint, le cœur troué, chan- 
celant comme un bœuf qui tombe et s'abat sous le 
maillet, dans le sang fumant de l'abattoir 1 



APRÈS LA DÉFAITE 



8 décembre* 

il y a trois jours que c'est fini... - 

Il me semble que j'ai vieilli de vingt ans !... 

La terreur règne à Paris. 

Renoul, Rock, Matoussaint, tous les camarades sont 
comme moi écrasés de douleur et de honte. On se 
revoit — mais en osant à peine se parler et lever les 
les yeux. On dirait que nous avons commis une mau- 
vaise action en nous laissant vaincre. 

Qu'allons-nous devenir? 

Moi, je vais partir. Mon père m'a écrit qu'il fallait 
revenir — revenir sur-le-champ ! 

On prétend à Nantes que j'étais parmi les insurgés 
et que j'ai été blessé à une barricade. — Il est destitué 
si je n'arrive pas pour démentir ce bruit par ma pré- 
sence. 

Devant cette peur de destitution, je dois obéir, quoi- 
que cependant je sois malade. 

«S. 



138 APRÈS LA DEFAITE. 

Dans le froid de ces trois nuits de décembre, mon 
bras droit s'est glacé. Je n'ai pas une plaie glorieuse, 
j'ai un rhumatisme bête qui me supplicie l'épaule 
gauche: 

N'importe, je retourner.!.. Mais il y a une question 
qui me rend bien malheureux. 

Je dois à l'hôtel; c'est grâce à Alexandrine que j'ai 
eu crédit. 

Je pensais payer à la première éclaircie de journa- 
lisme ou de professorat libres. Je ne dois, pas beau- 
coup, je dois un peu plus de cent francs. Voilà tout. 

Depuis le départ du russe je mangeais à trente-deux 
francs par mois — le café au lait le matin ; le bœuf, le 
soir. 

J'écris la situation à Nantes, en suppliant qu'on 
m'envoie de quoi m'acquitter avant que je parte. 
J'aurais honte de rester le débiteur du père après 
avoir été l'amoureux de la fille. 

On me repond qu'on verra quand je serai revenu. 

J'ai pleuré de tristesse et de colère; j'oublie la ba- 
taille perdue pour ne voir que ma situation pénible et 
fausse. 

J'écris et supplie encore. 

On envoie cinquante francs, en répétant que tout 
sera réglé dès que j'aurai remis le pied au foyer 
paternel. 

II faut s'humilier — demander à Alexandrine d'in- 
tercéder auprès de son père et de faire accepter la 
convention. 



APRÈS LA DÉFAITE. 139 

« Ce n'est rien, dit- elle, et elle me console et 
m'engage à partir vite pour revenir plus tôt — vous 
me retrouverez comme autrefois, ajoutc-t-elle dou- 
cement. » 

Je l'ai remerciée, mais je donnerais mon bras ma- 
lade pour ces cents francs 1 
Enfin, c'est fait. 

Elle m'a dit adieu dans un coin. Je tenais la tête 
Baissée et j'avais comme de la boue dans le cœur. 

J'ai pris le train, les troisièmes. Mon épaule se gèle 
dans ces wagons ouverts au vent. Je ne puis plus 
lever mon bras; il est comme mort quand j'arrive. 

« Mais avec ce bras mort, tu as l'air d'avoir été 
blessé comme on le dit, me crie mon père d'un air 
furieux. Tu peux bien le lever un peu , voyons ! 

— Non,, je ne puis pas, mais j'essaierai, je te le 
promets; seulement j'ai un poids sur la conscience. 
Qu'on m'en débarrasse pour me donner du cou- 
rage ! Envoie dès ce soir à Paris l'argent de l'hô- 
tel. » 

Je montre la lettre où est sa promesse de payer dès 
que je serai revenu; il me répond à peine et cela 
dure un jour, deux jours. 

Mon père n'est pas un méchant homme. Je me rap- 
pelle ses sanglots, le matin où après que je m'étais 
battu pour lui j'allais être arrêté, saignant encore, 
sur une demande qu'il avait faite huit jours avant. 

Mais, la frayeur de perdre sa place, — que serait-il 
devenu? — la colère de me voir lui répondre, comme- 



140 APRÈS LA DÉFAITE. 

un écolier rebelle — il se vantait de les mater tous — 
la fièvre d'ignominie qui était alors dans l'air! et aussi 
— je l'ai su depuis — une aventure de femme à la suite 
de laquelle il avait été ridicule et malheureux ; tout 
cela avait affolé cet homme qui avait déjà, de par 
son métier, l'âme^malade et appauvrie. 

Ma mère, depuis le jour où je lui avais crié combien 
ma vie d'enfant avait été douloureuse près d'elle, ma 
mère avait ménagé mon cœur avec des tendresses de 
sainte. Seulement elle était si loin de comprendre 
les révoltes, les barricades, les coups de fusil sur. 
l'armée ! 

Elle ne me reprochait rien, mais au fond, je crois, 
me trouvait criminel. Malgré elle, ses pensées de 
bourgeoise honnête donnaient raison à son mari et 
m'accusaient. Sa main prenait la mienne dans les 
coins quelquefois, mais ses yeux se tournaient en 
même temps, vers le ciel, comme pour demander 
pitié ou pardon pour moi ! Pauvre femme ! 

E'ie promène sa douleur muette entre nos deux co- 
lères. 

« Je vais chercher le médecin, dit-elle un jour. 

— Je suis mieux. 

— Laisse moi faire, mon enfant. S'est pour qu'il 
voie bien que ce n'est pas une blessure. Il lefera savoir 
dans la ville. 

Le docteur amve, me demande çi. ça... — Je ne 
vais pas lui conter ce que j'ai dans le cœur. A lui de 
voir ce que j'ai à l'épaule. 



APRÈS LA DÉFAITE. 141 

Il prononce je ne sais quels mots, ordonne je ne 
sais quoi, et s'en va. 

Ma mère de faire l'ordonnance et de me veiller 
comme un agonisant. 

« Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit ! Ma maladie, 
la belle affaire ! un rhumatisme, et après ! C'est de ma 
dette de Paris qu'il faut parler — dette sacrée! 

— Pourquoi sacrée ? fait ma mère. » 

Pourquoi? — Je ne peux pas, je ne veux pas leur 
conter que, Alexandrine et moi, nous nous sommes 
aimés !... ils seraient capables d'avertir le père Mou- 
ton. Je ne puis que rappeler à mon père sa pro- 
messe, et, comme il me répond presque avec ironie, 
je me dresse devant lui et je lui jette — le bras pen- 
dant, la tête haute — ces mots d'indignation : 

« Tu m'as menti alors, en m'écrivant! » 

J'ai répété le mot sous son poing levé 1 II ne l'a pas 
laissé retomber sur mon épaule endolorie, mais il a 
lâché ces paroles : 

« Tu sais que tu n'as pas vingt et un ans et que j'ai 
le droit de te faire arrêter. » 

Encore cette menace!... 

Me faire arrêter, ce n'est pas ce qui guérirait mon 
bras... 

Il y a songé sérieusement. On me laisserait quelque 
temps en prison, le temps de laisser tomber les bruits 
qui ont pu courir sur mes folies barricadières de 
Paris. 

L'exemple de ces expédients paternels a été donné, 



142 APRÈS LA DÉFAITE. 

et plus crânement encore, par un collègue du lycée. 
Son fils aussi a crié publiquement : A bas le dictateur ! 
dans une ville de province, au Mans, je crois. 

Qu'a fait le père? Il a dit qu'il fallait pour cela que 
son fils eût perdu la tête, et il l'a fait empoigner et di- 
riger sur l'hospice où l'on met les fous. 

Au bout de deux mois on l'a délivré, mais sa sœur a 
été tellement émue d'entendre dire que son frère était 
fou qu'elle est tombée malade et va, dit-on, en 
mourir. 

La peur courbe toutes les têtes, la peur des fonc- 
tionnaires nouveaux et des bonapartistes terrorisants! 
Us promènent la faux dans les collèges, et jettent sur 
le pavé quiconque a couleur républicaine. 

Au dernier moment mon père a hésité cependant... 
mais mon bras est déjà guéri, mon rhumatisme envolé 
depuis longtemps, qu'on n'a pas encore payé ma 
dette de Paris. 

J'en reparle. Je ne puis vivre avec cette idée, il me 
semble que je n'ai plus d'honneur. 

Mon père, à la fin, me jette la nouvelle qu'il va 
payer ; mais il accompagne cette nouvelle d'ob- 
servations amères , sanglantes , qui font de nous 
deux ennemis, et la vie va s'écouler sournoise et 
horrible dans la maison Vingtras. (l'est comme avant 
mon premier départ pour Paris. 

Je demande à m'éloigner... je vivrai au loin comme 
je pourrai... Ou bien veut-on me laisser entrer en ap- 
prentissage ici pour être ouvrier? 

« Toujours démoc-soc. n'est-ce pas? Va-t'en dire au 



APBÈS LA DÉFAITE. 143 

proviseur que tu veux te faire savetier, te remèler à la 
canaille! Arrive en blouse au collège, devant ma 
classe ! C'est ce que tu veux, peut-être ! 

Je passe mes journées dans ma chambre. Mon père 
exige de moi que j'abatte un devoir grec ou latin, 
tous les jours. 

Voilà à quoi j'occupe mon temps, moi, l'échappé de- 
barricades. 

Est-ce pour me châtier? Est-ce une farce de bour- 
reau ? 

Quand j'ai latinassé, je suis libre — libre de regar- 
der le quai. 

Quai Richebcurg. 

Oh! ce quai Richebourg, si long, si vide, si triste ! 

Ce n'est plus l'odeur de la ville, c'est l'odeur du 
canal. Il étale ses eaux grasses sous les fenêtres et 
porte comme sur de l'huile les bateaux de mariniers, 
d'où sort, par un tuyau, la fumée de la soupe qui cuit. 
La batelière montre de temps en temps sa coiffe et 
grimpe sur le pont pour jeter ses épluchures par des- 
sus bord. 

C'est plein d'épluchures, ce canal sans courant! 

C'est le sommeil de l'eau. C'est le sommeil de tout. 

Pas de bruit. Trois ou quatre taches humaines sur 
le ruban jaunâtre du quai. 

En face, au loin, des chantiers dépeuplés, où quel- 
ques hommes rôdent avec un outil à la main, donnant 
de temps er. temps un coup de marteau qu'on entend 



144 APBÈS LA DÉFAITE. 

à une demi-lieue dans l'air, lugubre comme un coup 
de cloche d'église. 

A gauche, la prairie de Mauves brûlée par le givre. 

A droite, la longueur de la rivière, qui est trop 
étroite encore à cet. endroit pour recevoir les grands 
navires. On y voit les cheminées des vapeurs de tram- 
port, rangées comme des tuyaux de poêle contre un 
mur ; et les mâts avec les voiles ressemblent à des 
perches où l'on a accroché des chemises — espèce de 
hangar abandonné, longue cour de blanchisseur, cor- 
ridor de vieille usine, ce morceau de la Loire ! 

Le ciel, là-dessus, est pâle et pur: pureté et pâleur 
qui m'irritent comme un sourire de niais, comme une 
moquerie que je ne puis corriger ni atteindre... C'est 
affreux, ce clair du ciel ! tandis que mon cœur saigne 
noir dans ma poitrine... 

Oh ! ce silence S — troublé seulement par le bruit 
d'une conversation entre les mariniers! ou le ho, ho! 
lent de ceux qui tirent sur la corde, dans le chemin de 
halage, pour remonter un bateau... 

Pourquoi le train qui me ramenait n'x-t-il pas 
sauté! Pourquoi n'ai-jepas eu le courage de me jeter, 
la tête la première, sous la locomotive, au lieu de 
m'installer dans le wagon comme un condamné à 
mort dans la charrette qui le prend et le mène, à tra- 
vers champs, à l'en droit de l'exécution ! Il y en a qui 
vont ainsi trois heures en voiture, côte à côte, avec îe 
bourreau! Mais, quand ils arrivent, ils n'en ont plus 
que pour un moment, ils sont près de la délivrance; 



APBÈS LA DÉFAITE. 145 

moi, je suis arrivé et je ne sais pas quand mon agonie 
finira! 

J'avais à mes côtés, dans le train, un homme qui 
ne devait descendre de wagon que pour s'embar- 
quer sur un paquebot ; il allait dans le pays des aven- 
tures et du soleil, où l'on se poignarde dans les ta- 
vernes, où l'on se tue à coups de pistolet dans les 
rues ! 

Il fallait lui dire : 

« Emmenez-moi ! je me jetterai à côté de vous 
dans les mêlées — payez mon passage, et je vous 
vends , ma peau pour le temps qui servira à m'ac- 
quitter ! Je ne serai pas chien, j'ai du sang de reste à 
vomir. » 

Pourquoi ne le lui ai-je pas dit? 
C'est affreux ! il me semble que mon cœur s'en va 
et je pousse comme des aboiements de douleur. 

Donc, par devant, c'est le quai vide, la rivière lente, 
le canal sale; à gauche, la prairie pleine de mélan- 
colie... 

Par derrière s'étend îa rue mal pavée, bordée dt. 
maisons de pauvres, pleine — comme toutes les rues 
misérables — d'enfants déguenillés , de femmes dé- 
braillées, de vieillards qui se traînent! 

Il y a un nègre qui a cinq enfants dans ce tas, et 
qui va sans souliers et tête nue demander de l'ouvrage 
et du pain... 

43 



146 APRÈS LA DÉFAITE. 

Il y a un estropié qui criait l'autre jour sous une 
fenêtre : « Ma femme a faim, ma femme a faim ! » 

Et cela ne fait pas plus dans cette rue, que le hea 
nissement d'une bête dans un pré ou le cri d'un gea'-* 
clans un arbre 1 



XIII 



DÉSESPOIR 



Mon passé se colle à moi comme l'emplâtre d'une 
plaie. Je tourne et retourne dans le cercle bête où 
s'est écoulée une partie de ma jeunesse. 

Le vieux collège me menace encore de sa silhouette 
lugubre, de son silence monacal. 

Je ne puis entrer dans la ruelle qui longe ses mu- 
railles , sans me rappeler les années affreuses , 
où, quatre fois par jour, je montais ou descendais 
ce chemin, pavé de pierres pointues qui avaient la 
barbe verte. Au milieu, quand il pleuvait, courait un 
flot vaseux qui entraînait des pourritures. 

En été, il y faisait, bon, quelquefois; mais mon père 
me disait: « Repasse ta leçon, » et je n'avais pas 
même la joie de renifler l'air pur, de regarder se ba- 
lancer les arbres de la grande cour, troués par le 
soleil et fourmillant d'oiseaux. 

Au coude, à l'endroit où la ruelle tournait, se 
trouvait une maison garnie de fleurs aux croisées et 



148 DÉSESPOIR. 

qui montrait, à dix heures, une de ses chambres ou« 
verte au frais, toute gaie et bien vivante. 

Mais il était défendu de s'arrêter pour voir, parce 
que, paraît-il , cette maison était le nid d'un ménage 
immoral, où l'homme et la femme se couraient après 
pour s'embrasser. J'avais risqué un œil deux ou trois 
fois ; ma mère m'avait surpris etretiré brusquement en 
arrière comme si j'allais tomber dans un trou. 

Une vieille dame qu'elle connaissait et qui demeu- 
rait en face avait été chargée de l'avertir. 

« Si Jacques regarde, vous me le direz. » 

Et cette femme, à l'heure du collège, m'espionnait, 
le nez aplati contre la vitre, la bouche méchante, l'air 
ignoble — bien plus ignoble que les deux amoureux 
qui s'embrassaient en face. 

Elle y est encore, cette moucharde! — elle a des 
mèches grises maintenant, qui passent sous son bon- 
net crasseux du matin ; elle me dévisage d'un regard 
vitreux, et il me semble qu'elle me vieillit en arrêtant 
sa prunelle ronde sur moi ! 

A. travers la grille du collège j'aperçois la cour des 
classes... 

C'est donc là que je suis venu, depuis ma troisième 
jusqu'à ma rhétorique, avec des livres sous le bras, 
des devoirs dans mon cahier? Il fallait pousser une de 
ces portes, entrer et rester deux heures — deux 
heures le matin, deux heures le soir 1 



DÉSESPOIR. " 149 

On me punissait si je parlais, on me punissait si 
j'avais fait un gallicisme dans un thème, on me punis- 
sait si je ne pouvais pas réciter par cœur dix vers 
d'Eschyle, un morceau de Cicéron ou une tranche 
de quelque autre mort; on me punissait pour tout. 

La rage me dévore à voir la place où j'ai si 
bêtement souffert. 

En face, est la cage où j'ai passé ma dernière 
année. J'ai bien envie de me précipiter là dedans et 
de crier au professeur : 

« Descendez donc de cette chaire et jouons tous à 
saute-mouton! Ça vaudra mieux que de leur chanter 
ces bêtises, normalien idiot ! » 

Je me rappelle surtout les samedis d'alors ! 

Les samedis, le proviseur, le censeur et le surveil- 
lant général venaient proclamer les places, écouter 
les notes. 

Est-ce qu'ils ne se permettaient pas, les niais, de 
branler la tête en signe de louange, quand j'étais pre- 
mier encore une fois ! 

Niais, niais, niais ! Blagueurs plutôt, je le sais main- 
tenant. Vous n'ignoriez pas que c'était comme un cau- 
tère sur une tête de bois, cette latinasserie qu'on 
m'appliquait sur le crâne ! 

Plutôt que de repasser sous ces voûtes, de rentre? 
dans ces classes, plutôt que de revoir ce trio et de re- 
cevoir ces caresses de cuistres, je préférerais, dans 
cette cour qui ressemble à un cirque, me battre avec 

un ours, marcher contre un taureau en fureur, même 

13 



ISO DÉSESPOIR. 

commettre un crime qui me mènerait au bagne! 
oh ! ma foi, oui ! 

Allons plus loin! 

Voici un endroit que je hais bien! 

On me promena sur cette place, de maison en 
maison, chez des gens de notre connaissance, un 
jour de distribution de prix, pour montrer mes 
livres. 

J'avais l'air de vendre des tablettes de chocolat. 

Une femme charmante, en robe gris d'argent — 
je la vois encore — n'avait pu cacher un sourire ; il lui 
était échappé un mot de bonté : 

« Pauvre garçon ! » 

Enai-je gardé un souvenir de ces distributions! 

Il fallait bien avoir des prix cependant, puisque 
c'était utile à mon père. 

Dans toutes ces rues de collège et de professeurs, 
je retrouve une douleur comique. Il me semble, que 
j'ai un palmarès accroché dans le dos, et que ma 
mère me suit avec de la musique! Je marche, mal- 
gré moi, comme un petit éléphant que promène une 
troupe de cirque. 

Je me croise à chaque instant avec d'anciens cancres 
qui ne s'en portent pas plus mal. Ils n'ont pas du tout 
l'air de se souvenir qu'ils étaient les derniers dans la 
classe. Ils sont entrés dans l'industrie, quelques-uns 
ont voyagé; ils ont la mine dégagée et ouverte. Ils se 
rappellent qne je passais pour l'espoir du collège. 



DÉSESPOIR. loi 

« Eli bien, que deviens-tu? Vas-tu un de ces jours 
faire parler de toi ? 

— Dis donc, est-ce vrai que tu t'en es mêlé et que 
tu as failli être tué en décembre ? » 

11 est interrompu par le rire et le coup de coude 
d'un autre qui dit : 

« Allons donc, c'est pas Vingtras qui irait où l'on 
joue sa peau ! » 

Que fais-tu? Va-t-on un de ces jours entendre parler 
de toi? 

Que répondre ? 

Un matin, je disparaîtrai pour n'avoir à rougir 
devant personne de n'être rien, de ne rien gagner; 
sans aucun espoir d'être quelqu'un ni de jamais ga- 
gner quelque chose. 

Je suis le seul, peut être à Nantes, qui vive cette vie 
de malheureux. 

Je ne sors plus le jour, je me cache. 

Je ne puis pas expliquer à tout le monde mes rela- 
tions tendues avec mon père; je ne le veux ni pour iui 
ni pour moi. On me donne les torts — Qu'on me les 
donne ! 

On m'accuse de le réduire au désespoir — Je me 
défendrais, que j'aurais encore plus l'air d'un fils in- 
digne. 

Je vis comme les bêtes de nuit, je fuis les rues éclai- 
rées, je me croise avec les mendiants et les maniaques. 
G'est épouvantable I 



152 DÉSESPOIR. 

Chercner le bruit ? Me perdre dans la foule ?.. . Quelle 
émotion y trouverais-je? 

Il n'y a, dans cette grande ville de province, comme 
bruit et comme foule, que les marchés où l'on fait 
tapage, sur le bord de TErdre; mais je n'aime pas les 
paysans à la ville — avec leurs têtes de renards mé 
' chants. — Ils ne me plaisent que dans la campagne, 
derrière les bœufs, ou battant le blé dans la grange ! 

Sur la place fashionable, à certaines heures, on voit 
du monde, mais un monde qui ressemble à celui des 
dimanches de Paris, un monde sans passion sur la 
face, et qui parle de tout ce que je hais, qui méprise 
,tout ce que j'aime. 

Je leur sens l'insolence dédaigneuse et le bonheur 
impitoyable;.. 

On entend des plaisanteries sur Bonaparte : 

« Il les atout de même foutus dedans, les républi- 
cains I » 

Et de rire !... 

Je préfère encore le silence écrasant du quai et le 
spectacle désolé de la rue... 

Où est donc la vie? La vie! 

 Paris, les pauvres mes voisins seraient des irrités 
et il y aurait la consolation des souvenirs de Répu- 
blique, la gloire des cicatrices ! Sur le quai, il y au- 
*ait des bouquinistes, il passerait des blouses ! 



DESESPOIE. 153 

Le peuple ! où est donc le peuple ici ? 

Ces meneurs de bateaux, ces porteurs de cottes, ces 
Bas-Bretons en veste de toile crottée, ces paysans du 
voisinage en habit de drap vert, tout cela n'est pas le 
peuple ! 

Trouverai-je quelque part, dans un coin, parmi les 
redingotes, sinon parmi les vestes ou les blouses, quel- 
qu'un à qui je puisse conter mon supplice, qui soit 
capable de comprendre ce que je souffre, qui ait dans 
le cœur un peu de ma foi républicaine, de mon an- 
goisse de vaincu ! 

Si M. Andrez, le directeur des Messageries était en- 
core ici ! Mais il est parti. 

N'avait-il pas un ami jadis, qui est venu s'installer 

à Nantes ? 
J'apprends qu'il y est encore. 

Il est chef de bureau je ne sais où. Il a habité Paris. 
Si je me souviens même, il y avait publié un livre où 
il mettait en scène une maison de filles et où la jus- 
tice humaine commettait un crime à la face du ciel. 
Il faisait mourir sur l'échafaud un innocent, pendant 
que le vrai coupable regardait l'exécution, son bras 
passé dans le bras du président des assises, et qu'une 
catin faisait des moumours au valet du bourreau. 

C'était hardi. 

Avec celui-là peut-être je pourrai parler société in- 
juste, peuple à défendre. 

Je monte chez lui 



154 DÉSESPOIR. 

Il a maintenant des lunettes, une redingote un peu 
longue. 

Il m'accueille singulièrement; il me fait sentir 
qu'il n'est pas libre de recevoir qui il veut : il parle 
bas et marche mou 

« Vous a-t-on vu monter? me demande-t-il. 

— Comment, vous qui avez écrit ce livre , vous avez 
aussi peur que cela?... » 

Quoiqu'il ait vingt ans de plus que moi, je lui parle 
comme s'il avait mon âge, et je lui reproche d'avoir 
trahi, ou tout au moins, dis-je en corrigeant ma co- 
lère, d'avoir abdiqué. 

« Abdiqué, mais oui, j'ai abdiqué, du jour où 
j'ai eu la lâcheté de venir ici après vingt ans de 
Paris ! » 

Et il s'est levé au bout de trois minutes : 
« Allons, jeune homme, quittons-nous! Je ne veux 
pas avoir été si longtemps servil pour, être compromis 
en un quart d'heure par vos éclats de voix. Vous n'a- 
vez pas de femme à nourrir, vous, ni de famille à 
élever. » 

Il y a peut-être de l'héroïsme à faire ce qu'il fait ! 
Il a écrasé son orgueil et étouffé ses idées pour donner 
du pain aux siens ! 

Gomme il coûte cher, ce pain I... 

Celui que mon père me donne est cher aussi. 
On me tient comme un prisonnier et on me traite 
comme un mendiant ! 



DÉSESPOXB. 155 

Je ne puis pas même me lever de table quand j'ai 
fini la part qu'on m'a donnée. Un jour mon père m'a 
• dit: 

« C'est impoli de partir ainsi, on ne va pas digérer 
si vite ! » 

Il faut à tout prix que je trouve une besogne à faire. 

J'y mets du courage. Je m'adresse à d'anciens ca- 
marades, en leur demandant s'ils n'ont pas des pa- 
rents, des amis, grands ou petits, à qui je pourrais 
donner des leçons. 

Ils rient ! — H y a trop peu de temps que j'ai été 
élève, que je faisais des farces avec eux et que je bla- 
guais le latin! L'un d'eux, cependant, me présente, à 
la fin, à son père, qui me déniche une répétition. 
Ils ont été séduits par le bon marché. 

« Vous me donnerez ce que vous voudrez, » ai-je dit. 

J'ai même ajouté que c'était pour m'occuper, plutôt 
que pour gagner de l'argent, et il est entendu que 
moyennant, vingt francs par mois j'enseignerai, une 
heure par jour, un petit mulâtre dont le père de mon 
camarade est le correspondant. Il me paiera vingt 
francs et en comptera peut-être cinquante à la fa- 
mille; c'est ce qui m'a fait avoir la répétition, pro- 
bablement. 

Je repasse mon Burnouf, je prends' un Conciones 
dans la bibliothèque de mon père, et je vais donner 
ma leçon au mulâtre. 



Je reviens — c'est l'heure du dîner. — Ma mère 



156 DÉSESPOIR. 

est seule à table. Elle est fort pâle et m'annonce qua 
mon père a une explication à me demander avant de 
consentir à s'asseoir près de moi. 
« Laquelle donc? 

— Il paraît que tu donnes tes répétitions au rabais, 
maintenant... » 

Mon père entre sur ces entrefaites ; il essaie d'être 
calme, mais il ne peut y parvenir. Il est forcé de se 
lever et sort pâle comme un linge. 

J'interroge ma mère. 

« Mais, malheureux, si tu fais payer tes répéti- 
tions vingt francs, comment veux-tu que ton père les 
fasse payer quarante!... Ton père en est malade... 

— Dis-lui qu'il peut ôter son bonnet de nuit; 
je ne donnerai pas de répétition à vingt francs, je 
ne ferai pas baisser les prix ! » 

Le soir de ce jour-là, dans la maison où je devais 
aller, l'homme disait à sa femme : 

« Comprends-tu ce fils Vingtras?... Nous convenons 
hier qu'il viendra donner des leçons à Virgile (c'était 
le nom du petit mulâtre), il m'écrit ce matin qu'il ne 
faut pas compter sur lui. 

— Quel braquel 

— Dis plutôt quel feignant! J'ai vu ça tout de suite, 
que c'était un feignant!... Ah ! son .pauvre père n'a 
pas de chance ! » 

Si j'allais trouver des fils d'armateurs maintenant? 



DÉSESPOÎE. 157 

Non plus pour avoir des répétitions, mais pour obtenir 
de partir sur un navire qui m'emmènera loin de mon 
père qui a si peu de chance, loin de ma mère qui est 
si désolée, loin de ce quai qui est si vide, loin de ce 
coin de France qui ressemble si peu au grand Paris: 
ce Paris où j'ai souffert, mais où toute douleur a 
son remède et toute passion son écho ! 

J'irai n'importe où : là où il y a la fièvre jaune, la 
peste noire, la loi de Lynch, mais ou je pourrai dé- 
fendre ma liberté à coups de fusil, où à coups de 
couteau. Je me ferai chercheur d'or ou chasseur de 
buffles ; j'irai peut-être avec des aventuriers envahir 
un pays, tuer un roi, relever une République — ce 
qu'on voudra! Ou bien je vivrai sur un corsaire, 
quitte à être pendu et à mourir en tirant la langue 
au bout d'une vergue... 

C'est entendu. J'essaierai de m'évader sur l'Océan. 

Je vis avec les marins. Quelques-uns de mes anciens 
condisciples ont été pilotins ou mousses. Le frère ainé 
de l'un deux est lieutenant sur un vaisseau marchand ; 
dans quelque temps il doit repartir pour un voyage 
au long cours. Il me prendra; j'aiderai à bord pour 
payer ma place. En attendant, il noce comme un 
matelot qui a touché sa paye et il m'entraîne dans 
ses orgies. 

Quelles soirées, devant les bouteilles dont on fait des 
massues, dans ces bougesoù l'on se soûle etoùl'pn 
s'assomme ! 

4* 



158 DÉSESPOIE. 

Mais pendant qu'on hurle et qu'on se bat, la 
fièvre me tient, je vois mon but à travers la fumée des 
pipes et le sang des blessures. 

Le lendemain, j'ai les côtes brisées, j'ai aussi l'âme 
malade; mais le silence de la maison, le froid glacial 
des visages me font plus peur encore ; et le soir je re- 
tourne avec joie piquer ma tête et noyer mon cœur 
dans cette fange. 



XIV 



LEGR AND 



Je suis tombé sur Legrand ! 

Au collège, Legrand était d'une classe au-dessous 
de la mienne et nous ne nous rencontrions que dans 
la cour ; mais il m'avait remarqué à cause de mon air 
embêté, éternellement embêté. 

J'avais remarqué, moi, qu'il était grand comme un 
officier : qu'il avait tout autant — sinon plus que moi 
— le mépris le plus parfait et le plus convaincu pour 
es versions, les thèmes, des vers latins, le grec, la 
philosophie. 

Oh mais ! un mépris !... 

Il n'apprenait jamais une leçon, ne faisait jamais 
un devoir, il opposait à toute question sur ce sujet, 
point l'injure , point le mensonge ; il opposait le 
sommeil et l'ahurissement... 

Pendant sept ans, quand on lui demandait ses le- 



160 LEGRAND. 

çons ou qu'on s'étonnait qu'il ne fît jamais un devoir, 
Legrand répondit en se frottant les yeux et en ayant 
l'air d'être pris au saut du lit. 

Lorsqu'on insistait, quand les pensums venaient, et 
que le professeur voulait absolument avoir une expli- 
cation... alors on assistait à un spectacle vraiment la- 
mentable... celui de Legrand se levant et regardant 
du côté de la chaire, d'un œil terne, la bouche ouverte, 
comme s'il se passait là quelque chose de curieux et 
qu'il aurait bien voulu comprendre, mais il ne jetait 
que des sons inarticulés : pas moyen d'en tirer autre 
chose ! 

Il n'avait pas l'air de se moquer, ni d'être méchant! 
— Non! Il voulait bien rendre service, s'il le pouvait, 
mais il indiquait par des gestes sans suite qu'il n'était 
pas à la conversation et qu'il vaudrait mieux qu'il fût 
dans un hospice de sourds ou d'innocents, plutôt que 
de faire ses études. 

Il était parvenu à les faire tout de même de cette 
façon ; mis à la porte de la classe, mais point du 
collège.- 

On avait pitié de lui. 

« Sortez! allez-vous-en!» 

Il ne bougeait pas; ou bien si on le mettait de- 
hors par les épaules, il allait s'asseoir tranquillement 
dans la cour entre les colonnes : souvent en hiver, il 
entrait où il y avait du feu, — chez le concierge, 
qui ne pouvait pas le renvoyer ; car Legrand faisait 
paquet, et devenait trop lourd. 



LEGRAÎTD. 161 

H allait aussi dans la classe de spéciales ou d'élémen- 
taires, où il n'y avait jamais que sept ou huit élèves 
qui travaillaient en famille avec le professeur ; on 
laissait Legrand se mettre comme un vieux près du 
poêle. 

J'avais conçu une grande admiration pour lui. 

Cette patience, tant de simplicité! — Se Irotter les 
yeux ou faire heuhl heuhl et de cette façon, éviter 
le grec et le latin! Que n'avais-je eu cette idée-là! 
J'aurais passé pour un idiot ; mais je ne trouvais 
pas grand avantage à passer pour avoir beaucoup de 
moyens. 

On ne me saluait pas dans la rue pour mes moyens, 
et je recevais mes raclées tout pareil quand j'étais 
petit. 

« Mais comment ça t'est-il venu? lui demandai-je 
un jour, avec le respect qu'on a pour l'inventeur et la 
curiosité qui se mêle à l'étude d'une découverte nou- 
velle. 

— Je m'en vais te le conter. Je connais Janet qui 
joue les ganaches au théâtre. J'ai voulu être acteur et 
faire les ganaches aussi... Yoilà comment l'idée m'esL 
venue. Je n'ai même pas fait exprès au commence- 
ment, je t'assure. 

— Ah ! tu voulais être acteur ! » 

J'aurais dû m'en douter. Il avait toujours des gilets 
à revers, des vestes en velours, des pantalons à car- 
reaux; il marchait, dès qu'il n'était plus forcé d'avoir 

44; 



1B2 LEGBASID. 

L'air ahuri — il marchait comme j'ai \u marcher au 
théâtre ; il secouait ses cheveux en arrière. 

IL AVAIT UNE CAÎÎNE. 

C'était le seul probablement dans tous les collèges 
de France ! Il avait une canne pour laquelle il payait 
deux sous de location par semaine : pour deux sous 
on la lai gardait chez le savetier en face pendant les 
classes. 

Nous nous entendons bien avec Legrand. Il est tant 
soit peu catholique, mais il n'en est pas moins une 
belle plante d'homme, libre et forte, qui ne repousse 
pas la chicorée sceptique qui pousse près de lui, 
dans ma personne. 

Nous nous disputons, c'est clair — il y a des malen- 
tendus, c'est sûr — mais nous sentons bien, tous deux, 
que nous avons du ridicule à venger et que nous avons 
besoin de nous détendre plus que d'autres, tant nous 
/ avons été étouffés : lui, entre les feuillets d'un pa- 
roissien; moi, entre le dictionnaire latin-français de 
mon père et l'éducation paysanne de ma mère! 

Aussi, comme nous nous en doanons ! Ma foi, ma 
douleur pesante et laide, ma douleur qui sentait le 
canal aux épluchures et la rue aux pauvres ; qui sen- 
tait aussi la pommade des femmes à matelots et l'eau- 
de-vie des bouges ; ma douleur d'hier s'est changée 
sn une fièvre qui n'a plus la sueur si sale et si noire ! 

Nous cherchons querelle dans les cafés. C'est notre 
occupation, à mon élève et à moi — car Legrand est 



LEGEAND. 163 

mon élève. C'est en qualité de camarade que je suis 
entré dans l'entresol de la famille, et que j'ai pris la 
première demi- tasse; c'est en qualité de préparateur 
au baccalauréat que je suis resté. 

Je suis censé préparer Legrand au baccalauréat! 

Je fais bien ce que je peux — lui aussi! Il voudrait 
se débarrasser de cela, ramasser ce diplôme! Et j'es- 
saie de lui faire entrer cette bachellerie dans la tête, 
puisque je me connais mieux en bachellerie que lui, 
— moi nourri dans le sérail, fils de professeur, âne 
vnargé des reliques des distributions î... 

Je paye donc ainsi mon café, ma part de melon. 
Mon père et ma mère n'ont rien dit, parce que je ne 
fais pas baisser les prix des répétitions en buvant 
du café et en mangeant du melon. 

Café Molière. 

Nous allons au Café Molière. 

Un café célèbre, le café de la jeunesse dorée. Là se 
trouvent toutes les têtes brûlées de la ville. Des 
garçons qui mangent leur fortune. 

Je ne savais pas qu'il y eût cette race de gens dans 
ce pays. 

Je n'aurais pas eu des évanouissements de courage 
et d"espoir si profonds, si j'avais connu ce monde 
inquiet et fiévreux — bourreaux d'argent, crèveurs 
de chevaux, entreteneurs de filles, crânement batail- 
leurs et duellistes. 

Je ne puis pas vivre toujours dans ce milieu — je 

t 



164 LBGRAîTD. 

n'ai pas de fortune à manger — mais ce voisinage 

m e va ! 

Il y a ici la comédie de la misère frottée de blanc 
d'argent, avec des impures dans le fond, et les émo- 
tions du tapis vert, la nuit. 

Il en est, parmi ces rieurs, quelques-uns dont le 
père s'est fait sauter la cervelle le lendemain de sa 
ruine ou à la veille de son déshonneur! Il en est 
qui vont être ruinés ou déshonorés pour leur compte, 
avant d'avoir eu — comme leur père — la vertu de 
la lutte : déshonorés avec des cheveux blonds et une 
rose à la boutonnière... 

Mais je me suis senti à l'aise tout de suite dans ce 
café, avec ces gens. Ils n'auraient pas l'idée de se 
moquer d'un paletot mal fait — ils ne s'amuseraient 
pas de si peu. 

Ces viveurs méprisent la pauvreté, point les pau- 
vres : je le sens. Ils sont tous les soirs trop près de 
l'abîme... ils savent trop combien la ruine arrive vite... 
combien les créanciers deviennent facilement inso- 
lents!... Aussi mon habit ne me gêne pas. C'est la 
première fois peut-être. 

On ne laisse pas traîner un soufflet sur la joue au 
café Molière. 

J'ai vu des cimes d'herbes se gemmer de rouge, 
l'autre matin. 

C'était le frère d'un de nos anciens condisciples qui 
se battait ; nous avions été prévenus du combat. Nous 



LE GRAND. 165 

pouvions tout voir, abrités derrière un bouquet 
d'arbres. 

Il m'est venu des idées folles par la tête. J'aurais 
voi lu être le témoin du blessé, prendre l'épée tombée 
de ses mains. - 
/ J'ai honte de vivre comme un crapaud dans une 
mare ; je voudrais sortir de mon silence et de mon 
obscurité — par besoin d'action ou par orgueil, je ne 
sais pas !... 

Legrand est comme moi — pis encore... 

C'est un homme de théâtre. 

Je crois sur ma parole qu'il préférerait être blessé, 
pour avoir un plus beau rôle, une plus belle scène, 
pour tâter la place qu'a fouillé l'épée, et tourner sa 
tête sur son cou comme cela se fait dans les beaux 
moments des mélodrames. 

11 le voudrait, il en crève d'envie, j'en suis sûr ! 

Je suis plus lâche... 

Je ne comprends pas pourtant qu'on ait peur d'un 
duel. Est-ce parce que je trouverais là l'occasion 
d'être l'égal d'un riche, et même de faire saigner ce 
riche, de le faire saigner dur, si le fer entrait bien?... 

Est-ce parce que je me figure qu'on ne peut pas me 
tuer? Je me sens trop de force! Mourir, allons donc I 
J'ai encore à faire avant de mourir ! 

En me tâtant, j'ai vu que j'avais autant que ces 
viveurs ce qu'ils appellent le courage du gentilhomme. 
Je ne manquerais pas de toupet sur le terrain. 

Àh! je crois bien! Il y a eu deux ou trois occasions 



166 LEGRAND. 

de se montrer. Nous nous sommes jetés dessus, Le- 
grand et moi. 

Nous sommes arrivés, gourmands de la querelle, 
avides d'empoigner l'occasion. lime semble que cela 
me grandirait de tenir cette belle lame d'acier, que 
cela m'apaiserait aussi de tuer un homme, un de 
ceux qui trouvent niais les gens qui ont un drapeau 

Nous serions certainement arrivés à un duel avec 
n'importe qui, si un jour le père Legrand n'avait dit 
a son fils : 

« Tu tiens à aller à Paris? — Eh bien, vas-y i Je 
* t'y ferai cent francs par mois. » 
Legrand voulait m'emmener. 

J'en ai parlé à mon père, qui a repris son masque 
de glace, son geste menaçant — les gendarmes sont 
au bout. Je ne suis pas majeur encore! 

J'ai souhaité bonne chance à Legrand, en lui don- 
nant des lettres pour les camarades, et de la fenêtre 
de notre maison triste j'ai suivi le panache de fumée 
qui flottait au-dessus du paquebot; j'ai regardé du 
v côté de Paris, pâle, irrité. — Pourquoi me retient-on 
ici? 

Loi infâme : qui met le fils sous le talon du père 
jusqu'à vingt-un ans ! 

UNE OUBLIÉE. - 

Mais la physionomie de la maison change tout à 
coup... 



LEGRAXD. 167 

Mon père me parle presque avec bonté depuis 
quelque temps. 

La barrière de glace qui séparait Vingtras senior et 
Vingtras junior est trouée, et désormais la vie est 
moins pénible ; toujours aussi bête, mais point si gênée 
et si cruelle. 

Qu'est-ce que cela veut dire? 

J'ai oublié qu'il y avait au pays jadis une créature 
qui m'aimait, qui fut la protectrice de ma vie d'en- 
fance... qui depuis notre départ ne nous a donné de 
ses nouvelles que deux fois — deux fois seulement — 
mais qui n'a pas cessé de penser à moi. Bonne made- 
moiselle Balandreau ! 

On a appris, je ne sais comment, à la maison, 
qu'elle est depuis longtemps souffrante et paralysée, 
ne pouvant écrire, mais qu'elle parle de Jacques et 
qu'elle a fait venir le notaire pour lui annoncer 
qu'elle voulait — quand elle mourrait — laisser au 
petit Yingtras ce qu'elle avait. 

Mon oncle m'avait parlé aussi autrefois de me faire 
son héritier Est-ce que tas douleurs des enfants les 
font aimer des vieillards? 

Toujours est-il qu'on connaît â la maison — sans 
m'en rien dire — la maladie et le vœu de mademoi- 
selle Balandreau, et voilà pourquoi on me-ménage 
maintenant. 

Un jour ma mère m'appelle. 

« Jacques, ton père a à causer avec toi. » 



168 LEGRAÎTD. . 

Elle dit cela d'une voix grave et me conduit jusqu'au 
salon dont les volets sont baissés. Une lettre enca- 
drée de noir est sur la table, mon père me la montre 
et dit : 

r Tu te rappelles mademoiselle Balandreau? » 
Oh! j'ai compris... et les larmes me sortent des 
yeux. 

« Morte... Elle est morte?... 

— Oui : mais elle te fait son héritier. » 

Mes larmes coulent aussi fort. — Je regarde à 
travers ces larmes dans mon passé d'enfant. 

« Elle te laisse 13,000 francs et son mobilier. » 

Son grand fauteuil? La table où elle mettait la 
nappe pour moi tout seul? Sa commode avec des cro- 
chets dorés? La chaise où je m'asseyais — meurtri 
quelquefois!... Brave vieille fille! 

Ma mère reprend : 

« Mais tu es mineur. » 

Ah! je m'en aperçois bien! Si j'avais vingt-un ans, 
je ne serais pas ici. Pourquoi n'ai-je pas vingt- un 
ans!... Avec ces 13,000 francs-là je retournerais à 
Paris — on aurait de quoi acheter des armes pour un 
complot, de quoi payer un gardien pour faire évader 
Barbès... 

Il m'en passe des rêves par la tête ! Des rêves qui 
brûlent mes pleurs et me font déjà publier celle qui 
a songé à moi en mourant. Ma mère me ramène 
à la lettre encadrée de noir... mais je l'arrête. 

Je me suis enfermé seul avec ma douleur. 

J'ai pleuré toute la journée comme un enfant l 



169 



7 juin. 

Dix heures cinq minutes, sept juin! 

J'ai ma liberté! J'ai le droit de quitter le quai Riche- 
bourg, de lâcher Nantes, de filer sur Paris. 

Je l'ai payé, ce droit; il est à moi; on me l'a vend n. 
Me l'a-t-on vendu cher, bon marché? Je n'y ai pas 
regardé. 

On m'a dit : « Tu es mineur, il te faudra attendre 
des années avant d'être maître de ton argent; si tu 
veux t'arranger avec ton père, il te laissera libre dès 
Hujourd'hui, tu pourras partir. » 

— Mais, mineur, est-ce que j'ai le droit de, signer? 

— Pourvu que tu écrives une lettre. Nous avons 
confiance en toi. Tu ne manqueras pas à ta parole, 
nous le savons. » 

Vous le savez ? — Je sais, moi, que vous avez 
souvent manqué à la vôtre! Je me rappelle la 
dette du père Mouton... Oh! le sang m'en bout dans 
les veines, à y penser ? 

Allons, faisons l'acte, écrivons la lettre que vous 
voudrez, demandez-moi la promesse qu'il vous plaira 
— et queje tiendrai. Ouvrez-moila porte. Que je sorte 
pour ne jamais revenir! Les gendarmes ne in'arré- 
lëront pas maintenant que j'ai hérité. Je ne suis plus 
ni gredin et un vagabond. 

On a terminé, je ne sais comment. Je me rappelle 
seulement que j'ai transcrit une '. jttre dont le brouil- 
lon a été mis sous ma main. Mon père gardera l'ar» 

15 



170 LEGRASD. 

genl de lasuccession, mais me servira quarante francs 
par mois — plus cinq cents francs d'un coup pour 
m 'habiller et «l'installer â Paris. 

J'oubliais ; on m'assurera pour un billet de mille 
ou quinze cents contre la conscription. 

« Quand aurai-je ces cinq cents francs? 

— Dans huit jours. » 
C'est long !... 

Je commande des habits chez le tailleur en vogue. 
Qu'ils soient prêts samedi, surtout! 
Ils arrivent à l'heure, les cinq cents francs aussi. 
Je les prends et je regarde mon père. Il tremble un 
peu. • , 
« Tu vas donc me quitter en me haïssant? 

— Non, non... Vous voyez bien qu'il me vient des 
sanglots... mais nous ne pouvons vivre ensemble, 
vous m'avez rendu trop malheureux!... » 

Adieu ! adieu ! 

Je ne suis pourtant pas parti encore ! Ma foi, de le 
voir pleurer, j'en ai eu le cœur attendri et j'ai tout 
pardonné ! 

J'ai passé avec eux la dernière soirée. 

« Je vous paie le spectacle : voulez-vous? » 

Nous sommes allés au théâtre. Jejes y ai menés en 
leur donnant le bras à tous deux. 

Il me semblait que c'était moi le père, et que je con- 
duisais deux grands enfants qui m'avaient sans doute 
lait souffrir, mais qui m'aimaient bien tout de même! 



XV 



Nous voici dans la cour uaffitte et Gaillard. 

Je reconnais l'homme qui brusqua ma malle lors 
de ma première arrivée à .Paris; il me parla alors 
d'un hôtel rue des Deux-Ecus, où je ne pus aller parce 
que je n'avais que 24 sous. Allons à cet hôtel-là main- 
tenant que je suis riche ! 

« Cocher, connaissez-vous un hôtel, rue des Deux- 
Écus? 

— Oui, hôtel de la Monnaie. » 

Mais je suis très mal à l'auberge de la Monnaie. Je 
n'y resterai que le temps de chercher un logement 
définitif. 

J'ai écrit de Nantes, à Alexandrine : elle ne m'a pas 
donné signe de vie. J'ai prié Legrand d'y passer ; il 
m'a répondu qu'elle avait eu l'air de ne pas se rappeler 
M. Vingtras. 



172 PARIS. 

J'en ai souffert d'abord! Mais peu à peu son sou- 
venir s'est noyé tout entier dans mes colères de 
province. 

En remettant le pied sur le sol de Paris, j'ai de 
nouveau pourtant un petit battement de cœur. 

Je vais rue de La Harpe. 

Elle est là — le père, la mère aussi. La mère me 
dit qu'il reste encore 25 fi ants de dûs ; elle les avait 
oubliés dans le compte. 

— Les voici. 

La fille est gênée, et me reçoit froidement. Elle a 
un autre amoureux, elle va se marier, parait-il. 

Qu'elle se marie! Elle fait bien. Je sens que je suis 
guéri. Mon compte est réglé. Son caprice est mort. 
N'en parlons plus ! 

J'ai été bien heureux avec elle tout de même, jadis, 
et elle était bonne fille. 

Hôtel Jean-Jacques Rousseau. 

J'ai lu mon Balzac, et je me rappelle que Lucien 
de Rubempré demeurait rue des Gordiers, hôlel Jean- 
Jacques Rousseau. 

M'y voici. 

Une vieille femme — à tête de paysanne corrigée 
par un bonnet à rubans verts — est assise et tricote 
dans le fond du bureau. 



PARIS. 173 

Ce bureau est une pièce noire, humide, bien triste. 
Cette vieille n'a pas l'air gai non plus ; rien de la 
femme de roman. 

Je la fais causer tout en demandant si elle a quel» 
que chose de libre. 

Causer? — Elle cause peu; on dirait même qu'elle 
redoute de montrer sa maison aux voyageurs, et 
qu'elle craint qu'on n'y découvre un mystère comme 
dans une pièce queLegrand m'a racontée : on versait 
du plomb fondu dans l'oreille des gens quand ils 
étaient couchés, puis on les coupait en morceaux, 
et on les donnait à manger aux cochons ! Je crois 
même que le voile se déchirait sur une exclamation 
d'un voyageur qui s'écriait : « Comme vos cochon? 
sont gras ! » L'aubergiste se troublait, le voyageur 
le remarquait, et l'on remontait ainsi à la source du 
crime. 

La vieille me montre une chambre qui est toute 
chaude encore du dernier locataire. Le lit est défait, 
la table de nuit trop ouverte. Il y a un faux-col éraillé 
sur le carreau. 

« Combien ? 

— Dix-huit francs. » 

Elle reprend : 

« Vous avez une malle? Qu'est-ce que vous faites? 
Vous êtes étudiant ? 

Va pour étudiant ! — J'écris « étudiant » sur la 

livre de garni. 

Ah ! ce livre ! où il y a de toutes les écritures, où les 

45. 



174 PARIS. 

ûoigts ont fait des marques de toute crasse et de toute 
fièvre !... 

Balzac, sans doute, a choisi l'hôtel qui lui parais- 
sait répondre le mieux à l'ambition et au caractère 
de son héros... — C'est à donner la chair de poule! 

Je suis gelé par l'aspect misérable de cette mai- 
son. Ma fenêtre donne sur un mur. Je ne puis pas 
regarder Paris et le menacer du poing comme Rasti- 
gnac ! Je ne vois pas Paris. Il y a ce mur en face, 
avec des crottes d'oiseaux dessus. E„ns un coin — sur 
une tuile rongée — un chat qui me regarde avec des 
'yeux verts. 

Je suis installé. 

On a refait le lit, mis des draps blancs, fermé la 
table de nuit, effacé la tache d'encre. On a même ap 
porté sur la cheminée un vase en albâtre avec lequel 
j'ai envie de me frotter : il ressemble à du camphre. 
On a ajouté à mes gravures un Napoléon au siège de 
Toulon, qui a vraiment l'air d'avoir la gale. Je vou- 
lais le renvoyer d'abord, à cause de mes opinions ; 
mais je le garde, tout bien réfléchi — je cracherai 
dessus de temps en temps. 

Je meurs d'ennui chez moi ! 

J'avais été si heureux , jadis , à ma première 
arrivée, hôtel Riffault? Il me restait dans un morceau 
de journal, un bout de côtelette que m'avait laissé 
Angelina, dans le cas où j'aurais faim la nuit... 
% J'étais heureux parce que je me- sentais libre! 



PARIS. ITo 

Je me sens à peine libre aujourd'hui dans cette 
chambre trois fois plus grande, où je puis faire les 
cent pas. 

C'est que je suis plus vieux, c'est que j'ai déjà été 
mon maître dans Paris ! 

Hôtel Riffault, je sortais du collège : voilà tout, 
aujourd'hui j'entre dans la vie. 

Maintenant, c'est pour de bon, mon 'garçon ! 

J'ai de l'argent, heureusement ! — Courons après 
les camarades! 

Nous irons à Ramponneau prendre des portions à 
dix sous, boire du vin à douze... je demanderai le ca- 
binet qui donnait sur le jardin et où l'on met des 
nappes sur la table. Tant pis si ies purs se fâchent ! 

Nous appellerons par la fenêtre la marchande de 
noix et la marchande de moules. Nous mangerons des 
moules tant que nous voudrons. 

Je m'étais toujours dit : — « Dès que tu auras de 
l'argent, il faudra que tu te paies des moules jusqu'à 
ce que tu gonfles ! » 

Nous allons tous gonfler, si ça nous fait plaisir. 

Ohé ! la marchande de moules ! 

Je demanderai du veau braisé — je n'ai jamais 
mangé mon comptant de veau braisé. 

Nous filerons vers Montrouge sous le hangar mi l'on 
buvait le vin à quatre sous. Nous en boirons pour cinq 
francs! On invitera les carriers du voisinage!... 

Je tombe dans la rue sur un de nos anciens condis- 



176 PARIS. 

ciples qui venait quelquefois fumer une pipe avec 
nous. Il est tout étonné de me revoir. 

« On disait que tu étais parti pour les Indes ! 

— Où sont les amis? Quel est le café où l'on va c 

— On ne va pas au café, mais il y a le restaurant 
de la mère Petray, rue Taranne, où l'on dîne en 
bande le soir. 

Je cours rue Taranne au restaurant Petray. 

Ce n'est pas le chand de vin du quartier. Ce 
n'est pas la crémerie non plus. Il n'y a ni la fumée 
des pipes d'étudiants , ni l'odeur de plâtre des 
maçons ; ils n'y viennent pas à midi faire tremper la 
soupe. 

Aù comptoir se tient madame Petray ; elle a les 
cheveux blonds, le teint fade, elle ressemble à un 
pain qui a gardé de la farine sur sa croûte. 

Je n'ai jamais été à pareille fête, dans une salle à 
manger si claire. 

Il y a un bouquet sur une table du milieu, qui do- 
mine l'odeur des sauces. Cela sent bon, si bon!... 

Il me semble que je suis à Nantes, auxjours calmes, 
quand on avait un grand dîner, lorsque ma mère 
rendait d'un seul coup ses invitations de trois 
ans. 

C'était presque toujours aux vacances de Pâques 
quand renaissaient le printemps, les lilas, et j'étais 
chargé d'aller chercher des fleurs en plein champ. 

On en décorait la grande chambre qui reluisait de- 
fraîcheur et avait un grand parfum de campagne. 



PARIS. 177 

Par le soleil d'aujourd'hui, avec ce linge blanc et ce 
bouquet, le petit restaurant, où je viens d'entrer, a 
l'air de gaieté honnête qu'avait par exception tous les 
trois ou quatre ans la maison Vingtras! 

Les joies du foyer, mais les voilà! Je n'ai pas be- 
soin de ma famille pour les savourer; madame Petray 
peut me servir un bon dîner sans m'avoir donné le 
jour ; le père Petray a l'air plus aimable que mon père : 
il aune toque aussi et un uniforme, mais c'est beau- 
coup plus joli que le costume de professeur, son cos- 
tume de cuisinier. 

« Garçon, l'addition ! 
— Vingt-quatre sous ! 

J'ai eu une julienne, une côtelette Soubise, un 
artichaut barigoule, un pot de crème, mon café. 

Les puissants ne dinent pas mieux, voyons ! 

Quelle demi-heure exquise je viens de passer! 

Je m'essuie la bouche en lisant un journal, le dos 
contre le mur, un pied sur une chaise ; je fais cla- 
quer entre mes dents de marbre le bout de mon cure- 
dent. 

L'égoïsme m'empoigne ! 

Si je gardais pour moi, si je caressais, encore une 
heure, cette sensation du premier repas fait sans 
autre convive que ma liberté? 

Je retrouverai les camarades demain, rien que 
demain. 



Le ciel est si clair et il fera si bon marcher dans les 
rues! Oui, sortons! 

« Garçon, payez-vous! » 

Payez-vous ; avec de l'argent qui n'est ni àla famille, 
ni à la communauté, ni à la maison Vingtras, ni à 
l'hôtel Lisbonne, avec cette belle pièce de cinq francs 
qui a de grosses sœurs blanches et de petites sœurs 
jaunes. 

Il y a encore des roues de, derrière par ici et dans 
cet autre coin quelques louis. Je suis sûr qu'ils y sont, 
car je tâte à chaque instant la place où dort ma 
fortune 

« Payez-vous, et gardez ces trois sous pour vous ! » 
J'en ai une petite larme d'orgueil au bout des cils, 

Un salut à madame Petray ; un dernier coup d'œil 
— jeté par pose — sur le journal, de l'air d'un homme 
qui regarde le cours de la rente ; un signe de tête au 
garçon; et je m'esquive de peur d'incidents qui cou- 
peraient ma sensation dans sa fleur. 

,Tous les bonheurs! 

J'achète un trois sous : blond, bien roulé, et qui 
donne une fumée bleue... 

— La bouquetière! Vite un bouquet! 

Mes bottes reluisent et sonnent comme des bottes 
d'officier; mon habit me va bien, on dirait. 
» Je vois dans une glace un garçon brun, large d'é- 
paules, mince de taille, qui a l'air heureux et fort. 



PARIS. 179 

Je connais cette tète, ce teint de cuivre et ces yeux 
noirs. Ils. appartiennent à un évadé qui s'appelle 
Vingtras. 

Je me dandine sur mes jambes comme sur des tiges 
d'acier. 

Il me semble que j'essaie un tremplin : j'ai de l'élas- 
ticité plein les muscles, et je bondirais comme une 
panthère. 

Je donne à tous les aveugles; la monnaie qu'on m'a 
rendue chez madame Petray y passe. 

Je préférerais un autre genre d'infirmes, soit des 
gourds ou des amputés qui pourraient voir au moins la 
mine que j'ai quand je suis habillé à ma manière, et 
que je marche sans peur de faire craquer ma ca- 
lotte. 

Les Tuileries ! — Ah ! voilà le sanglier ! — C'est là 
qu'on faisaitles parties de barres, au temps du collège. 

Je déteste ce sanglier de marbre, truffé de taches 
noires faites par la pluie. Legnagna, mon maître de 
pension, avec son nez rouge, ses joues bleues, ses 
jambes cagneuses, son air de sacristain, me revient à 
la mémoire et va me gâter ma journée !... 

J'aime mieux passer de côté où le pion défendait 
d'aller et où étaient les femmes. 

Oh! ces remous de jupe, ces ondulations de han- 
ches, ces mains gantées de long, ces éclairs de chair 
blanche, que laisse voir le corsage échancré!..-. Il n'y 



180 PARIS. 

a ni ces hanches, ni ces remous en province... An 
quartier latin non plus! 

Et dire que je ne suis jamais venu m'asseoir sur un 
de ces bancs pendant tout le temps que j'ai habité 
autour du Panthéon ! Je regardais sauter, au Prado, 
des filles de vingt ans; les promeneuses d'ici en ont 
trente. Je préfère leurs trente ans, et leurs reins sou- 
ples, leur corsage plein et leur peau dorée. 

Je m'étends sur une chaise verte et je reste à les 
boire des yeux... 

Elles s'en vont une à une. Il y en a qui s'attardent 
un moment avec des hommes à tête de capitaines, 
après avoir dit à leur enfant : — « Va, va, fais aller 
ton cerceau. » 

Les femmes de chambre aussi disent à leurs ouailles: 
Faites à celui qui sera le plus tôt à la grille ! — et 
tandis que les gamins courent, elles se retournent 
pour embrasser des moustachus. 

Tout ce monde a l'air heureux et amoureux! Oh! 
je reviendrai et je tâcherai de retenir en arrière, moi 
aussi, une de ces robes de soie ou. d'indienne... 

J'ai dîné au café! 

Un bifteck avec des pommes soufflées roulées au- 
tour, comme des boucles de cheveux blonds autour 
d'une tête brune. 

Ici encore je retrouve des femmes qui parlent 
plus haut, qui rient plus fort que celles des Tui- 
leries, qui ressemblent davantage aux filles du 
quartier latin, mais, dans cet éclat de lumières 



PARIS. 181 

dorées, dans ce poudroiement du gaz et dans ce sein- 
Ullement de vaisselle d'argent, le criard de la voix 
ou df- la robe ne l'ait point trop vilain effet. 

Elles ont de la poudre de. riz sur les joues, comme 
tl y a du sucre sur les fraises. 

Mon dîner m'a coûté trente-cinq sous — sans vin. 
Je n'ai pas bu de vin ce matin non plus; je veux 
prendre l'habitude de n'en pas boire. J'aime mieux 
pourle prix acheter des bouquets, et m'étendre sur une 
chaise verte prés du Pkil<>i>œmen. 

Je n'ai"pas besion — comme jadis, quand je cher- 
chais Torchonnetle — de me donner du courage. 

Je pris un canon sur le comptoir, ce jour-là... J'ai 
de quoi me payer une boulcillc aujourd'hui. — Mais 
pourquoi? 

J'ai eu mon ivresse, je me suis grisé à respirer cet 
air, à voir ces femmes, à. lécher les fourchettes 
d'argent!... Gela vaut mieux que dix canons de la bou- 
teille. 

Je vois passer tout Paris ! Il ne me fait plus peor 
comme jadis ! 
Peur?... 

J'ai appelé aux. armes sur cebouievaro même. C est 
?'ur ce banc, en face, devant le passage des Pano- 
ramas, que je montai et criai, le 3 décembre : « Mort 
à Napoléon! » 

Encore ce souvenir! — Faiblesse !... Regret d'en- 
fant!... 

« Garçon ! le Journal pour rire!-.. » 

16 



182 PAKIS. 

Où irai-je flair' ma journée ? 

On donne Paillasse kY Ambigu, y s. pour Paillasse / 



Sacrebleu, c'est beau, la scène où Paillasse dit, 
en s'évanouissant : j'ai faim! — C'est beau, l'acte de 
la maison vide, la femme partie, les enfants qu'il faut 
faire souper, le coup de couteau dans le cœur, le coup 
de couteau dans le gros pain ! 

En sortant, je suis allé m'asseoir à Y Estaminet des 
Mousquetaires, plein d'hommes de lettres, plein de 
comédiens, plein de femmes encore. ! < 

J'emporte avec moi, rue des Cordiers, un monde 
de sensations douces et fortes. 

Est-ce le vent de la nuit qui secoue mes cheveux 
sur mon cou? Est-ce l'émotion de ces heures si saines? 

Je ne sais ! — mais j'ai un frisson qui mevajusqu'au 
cœur : frisson de froid ou frisson d'orgueil. 

Le ciel est clair et dur comme une plaque d'acier... 

Quelques jupons éclairent de blanc les trottoirs ; 
on voit à cent pas devant soi... mon ombre s'allonge 
aux rayons de la lune et emplit toute la chaussée... 

Il s'agit de me faire une place aussi large au 
soleil 1 . 



LES CAMARADE? 



J'arrive chez Pétray. 

Personne encore. Le garçon me demande si je venu 
an journal, en attendant. 

Je prends le journal , comme s'il devait y être 
question de moi, de mon bonheur d'hier, d'un 1 mon 
sieur qu'on a vu se promener, cigare aux dents, fleur 
à la boutonnière, poitrine en avant : qui est allé aux 
Tuileries, puis au spectacle le soir, un De Marsay che- 
velu, trapu, et qui va compter dans Paris. 

Parole d'honneur, je cherche entre les lignes s'il n'y 
a pas trace de ma promenade si inondée de soleil, de 
joie intime, d'insouciance robuste et de confiance en 
moi! 

C'est Legrand qui paraît le premier, mais Legrand 
méconnaissable. — L'air d'un homme épié par le 
Conseil des Dix, regardant de droite et de gauche 
comme s'il avait peur de la Bouche de fer, vêtu d'un 
paletot sombre et coiffé d'un chapea 1 triste. 



184 LES CAMAKADE8. 

Il me reconnaît, comme dans wie conspiration, 
avec àps gestes de conjuré. Je lui serre la main et 
lui lâche mon impression sur sa mine et son costume. 
. « Je t'aime encore mieux dans les rôles de cape et 
d'épée, tu sais ! Tu ressembles à un ermite, tu as l'air 
d'un capucin de baromètre. 

— Rôles de cape et d'épée ! fait-il avec un sourire 
de Tour de Nesle : cinq manants, contre un gentil^ 
homme — ce temps-là est passé — c'est maintenant 
dix sergents de ville contre un républicain, un officier 
de paix par rue, un mouchard par maison ! On voit 
bien que tu arrives de Nantes ! Vingtrasssello, il n'y a 
plus qu'à se cacher dans un coin et à rêvasser 
comme un toqué ou à faire de l'alchimie sociale 
comme un sorcier. .. J'ai le costume de la pièce ! » 

11 a dit juste, le théâtral/ 

Le souvenir de la défaite m'est revenu deux ou trois 
fois hier, pendant que je me promenais, — mais j'ai 
chassé ce souvenir, je lui ai crié : « Ote-toi de mon 
soleil! » 

N'ai-je pas dit une bêtise? Ne viendra-t-il pas 
toujours, ce souvenir, jeter son ombre noire et san- 
glante sur mon chemin? Il enténèbre déjà ce restau- 
rant I = 

Nous, qui parlions toujours si haut, voilà que nous 
parlons tout bas ! ... 

Je n'y pensais plus, je n'en savais rien. Je suis parti 
le lendemain de la bataille, n'ayant vu que les 
soldats, la tragédie, le sang! Je n'ai pas respiré la 



LES CAMARADES. 185 

fange, je n'ai pas senti derrière moi l'œil des es- 
pions. 

» La police avait une épée et tuait en plein jour au 
coup d'État; maintenant c'est autre chose. 

On ne peut pas parler, on ne peut pas se taire... 
Les mots sont saisis au vol... les gestes et le silence sont 
mouchardés... Oh je sens la honte me monter, comme 
un pou, sur le crâne ! Mes impressions d'hier, mes 
espoirs de demain, tout cela est fané, rayé de sale 
tout d'un coup... 

Quelle pitié ! 

Les bouches se ferment machinalement, nos yeux 
se baissent, nos laces s'essaient à mentir — parce 
qu'un homme à mine douteuse vient d'entrer et s'est 
mis dans ce coin... 

Legrand m'a fait signe, et nous avons dû jouer la 
comédie comme au collège on criait : Vessel quand 
on croyait que le surveillant arrivait. 

Je me sens plus malheureux que quand j'avais mes 
habits grotesques, que quand ma mère faisait rire de 
moi, que quand mon père me battait devant le collège 
assemblé ! Je pouvais faire le fanfaron alors, ici il faut 
que je fasse le lâche! 

« Tu as raison, Legrand. Trouve-moi, comme à 
toi, un chapeau qui me tombe sur les yeux, une sou- 
quenille d'ermite, un trou de sorcier! 

— Plus bas, plus bas donc ! » 

Justement, le garçon a cligné de l'œil du côté de 

46. 



186 LES CAMARADES. 

la mine doiteuse, pour nous faire signe qu'on écou- 
tait, et tout le monde a dit : « Plus bas, plus bas ! » 

Voici d'autres camarades 1 

Mais ils n'ont plus les mêmes têtes, le même re- 
gard, les mêmes gestes que la dernière fois où je les 
vis!... 

Les mains dans les mancbes, eux. aussi : le pied traî- 
nant, la lèvre molle... 

Ils trouvent que je fais trop de bruit, ils le trouvent 
pour tout de bon. Leur poignée de main a été chaude, 
mais leur conversation est gelée. 

Ils m'envoient des coups de genou sous la table. 

Est-ce la rancune du passé, de nos querelles de Dé- 
cembre, qui revient malgré tout, et qui a creusé 
entre nous un abîme ? Il y a peut-être des mots irré- 
parables, même ceux prononcés sous le canon !... 

Non! c'est bien Décembre qui pèse sur nous; 
mais point 16 souvenir de ce que j'ai dit en ces heures 
de désespoir : c'est la peur de ce que je puis dire dans 
le milieu d'espionnage et de terreur que Décembre a 
créé. 

L'homme à minedouteuse regarde toujours de notre 
côté. 

Nous avons dîné ainsi, sur le qui-vive 1 

Je tire ma bourse. 

« C'est moi qui paie, voulez-vous? 



LES CAMAEADES. 187 

— Allons, si tu es riche î 

r J'offre des petits verres , un punch. Ça 
va-t-il? 

— Non, non, » disent-ils d'une voix- fatiguée, d'un 
air indifférent, et nous sortons. 

J'étais entré dans ce restaurant joyeux et rayon- 
nant. J'en sors désespéré. 

Cette séance d'une heure m'a montré dans quel 
ruisseau j'avais à chercher ma joie, mon pain, un mé- 
tier, la gloire!... 

— Eh bien ! tenez, je crois qu'il aurait mieux valu 
nous faire tuer au coup d'Etat... 

Je n'ai pas eu le temps de parler en particulier h 
personne, avec tout cela, et je n'ai pas vu les intimes. 

Pourquoi Renoul et Rock n'étaient-ils pas là? : 

— Où est Renoul? Que fait-il? 

— Entré au ministère de l'instruction publique 
comme surnuméraire. 

— Où demeure-t-il? 

— Encore rue. de l'Ecole de Médecine , mais non 
plus au 39; plus haut, près de chez Charrière. 

J'y vais. 

La concierge me reçoit mal — on dirait qu'elle 
èroit que j'en suis. 

« "C'est au cinquième. » 

Je suis venu le soir, pensant que Renoul serait de 
retour de son bureau. 



188 LES CAMARADES. 

En effet, il est là, en redingote , il ne porte plus de 
robe de chambre. 

Mais c'est la peste du chagrin, la gale du déses- 
poir ! . . . Il a l'air si las et si triste ! Sa robe de chambre 
le vieillissait moins. Où donca-t-il pris ce teint gris, 
ce regard creux? 

« Tu as été malade? 

— Non... » 
Lisette arrive. 

Oh ! non, vous n'êtes plus Lisette I 

« Quel vent a donc passé, qui vous a changés ainsi 
tous deux?... Vous ne m'en voulez pas?... Ce n'est 
pas parce que ma visite vous déplaît? 

— Mais non, non! » 

Un « non » qui jaillit du cœur. 
« Nous sommes si heureux de te revoir, au con- 
traire ! Nous te croyions perdu, enlevé, mort. 

— J'ai eu ma part de supplice, en effet...» 
Je leur racontai ma vie de Nantes. 

Je file chez Rock, qu'on ne voit que par hasard 
chez Pélray, parce qu'il reste trop loin. 

Il ne demeure plus où il demeurait, lui non plus. 

Tout le monde a délogé. On était connu comme ré- 
publicain par le concierge et les voisins ; ils savent 
qu'on a été absent pendant les événements de Dé 
cembre. Il y a à craindre les dénonciations et les pour- 
suites, et l'on a porté ailleurs ses hardes, sa malle et 
sa douleur. 



LES CAMARADES. 189 

J'aborde Rock plus difficilement encore que je 
n'avais abordé Renoul. C'est lui-même, qui à la fin, 
après avoir regardé par le trou de la serrure, vient 
m 'ouvrir en chemise. 

Il me paraît bien changé. 

Il est un peu moins abattu que les autres, cepen- 
dant. Il trouve à la défaite une consolation. 

Il a le goût du complot, l'amour du comité dans 
l'ombre. Est-ce ^croyance ou manie ? Il est vraiment 
maniaque et il tourne la tête de tous les côtés avant 
de parler. Même il regarde sous le lit et fait toc toc à 
tous les placards. Il sait que, s'il y avait quelqu'un 
dedans, le son serait plus sourd. 

Rock s'ouvre à moi - autant qu'il peut — il ne 
peut pas énormément. — Plus tard, il me dira tout, 
dès qu'il aura reçu du « centurion » le droit de me 
communiquer le mot d'ordre. 

Gomme il répondra de moi, ça ne sera pas long. 

« Tu feras bien de ne pas rester longtemps, par 
exemple. On doit savoir ton retour, à la préfecture 
de police ! » 

Il regarde de nouveau, par surcroît de précaution, 
entre le mur et la rueile, et ouvre carrément un 
placard dont il n'était pas sûr. 

Il n'y a personne. 

N'importe ! il me reconduit sur les orteils et je 
rentre chez moi découragé. 

Je m'accoude à ma fenêtre dans le silence du soir, 
et je réfléchis à ce que j'ai vu et entendu depuis deux 
jours ! 



190 LES CAMARADES. 

Oh! ma jeunesse, ma jeunesse! Je t'avais délivrée 
du joug paternel, et je t'amenais fîère et résolue dans 
la mêlée! 

Il n'y a plus de mêlée ; il y a l'odeur de la vie ser- 
vile, et ceux qui ont des voix de stentor doivent se 
mettre une pratique de polichinelle dans la bouche. 
C'est à se faire sauter le caisson, si Ton ne se sent pas 
le courage d'être un lâche ! 

Quand j'ai lâché en fermant ma porte, le cri que 
j'avais gardé au fond de ma gorge, dans les cafés, 
chez mes amis, le long du chemin plein d'agents et de 
soldats; à ce bruit, on a dû se demander dans la 
chambre à côté, s'il y avait par là un sanglier mangé 
par des chiens ! 

Ah! ils disaient au collège que les gamins de 
Sparte se laissaient dévorer le ventre par le renard ! 
Je me sens le cœur dévoré, et il faudra que, comme 
le Spartiate, je ne dise rien? 

Que je ne dise rien?... de combien de semaines, de 
combien de mois, de combien d'années ?... 

Mais c'est affreux! Et moi qui avais pris goût à la 
vie!... qui avais trouvé le ciel si clair, les rues si 
joyeuses !... 

Malheureux ! Il n'y a plus qu'à se tapir comme une 
bête dans un trou, ou bien à sortir pour lécher la 
botte du vainqueur ! 

Je le sens!... c'est la boue... c'est la nuit! .. 



LES C AM Alv A D E >S. 491 

J'ai fermé ma fenêtre du geste d'un dompteur qui 
boucle la porte de la cage où est le tigre et s'enferme 
avec lui. 

RÉGICIDE. 

11 m'est venu une pensée!... 

Elle me seVre le crâne et me tient le cerveau. Je 
n'en dors pas de la nuit. 

Plus de calme, voyons! Tes amis ont raison — i! 
faut voiler ton œil, cacher ta fièvre, étouffer tes 
pas. f 

Il faut marcher à ton but prudemment, pour pou- 
voir arriver, sauter et faire le coup... 

Je n'oserai pas tout seul ! 

Il faut que j'aille consulter ceux qui ont de l'expé- 
rience et qui approchent les hommes influents du 
parti. 

Il y a Limai i, Dutripond, dont j'ai fait connais- 
sance en SI. 

Je les trouve gris, en face d'une absinthe qui est la 
cinquième de ia soirée, et ils s'avancent vers moi en 
titubant; ils me prennent les mains et me tirent par 
les basques, baveux et laids, l'œil écarquillé, la 
bouche béante. 

« Laissez-moi!... » 

Je les écarte d'un geste trop fort, l'un d'eux va 
rouler dans le coin ; il se relève gauchement avec des 
allures d'estropié. 

C'est qu'aussi j'ai été irrito et indigné en les voyant 



192 LES CAMARADES. 

ivres, moi qui venais parler du salut de la patrie!... 
Oui, je venais pour cela ! 

Le salut de la patrie ! — Et qui donc veut la sauver? 

Ce n'est ni celui-ci, ni celui-là ! A aucun je n'ose 
confier ce que j'ai rêvé, ni dire que j'épargne mon 
argent pour réaliser mon projet!... Car je l'épargne, 
je vis de rien. 

J& regrette les sous que je donnai aux- aveugles, que 
je dépensai en bouquets. 



Personne qui m'écoute, ou qui m'ayant écouté, 
m'encourage... 

« Faites le coup! nous verrons après, répondent 
quelques-uns. » 

D'autres s'indignent et s'épouvantent. 

« Ne les écoutez pas!... Vous inspirerez l'horreur 
simplement et cela ne mènera a rien, à rien — me dit 
avec sympathie et effroi un vieillard qui a déjà fait 
ses preuves, et au courage duquel je dois croire. 
Chassez cette idée, mon ami! Réfléchissez pendant 
dix ans! Il y sera encore dans dix ans, allez!... » 

Et comme je murmurais : C'est pour qu'il n'y 
soit plus ! 

« Vous n'avez pas, en tout cas, le droit, dit-il en 
dernier argument, parce que vous joueriez votre vie 
comme un fou, déjouer la vie de ceux que votre 
action fera, le soir même, emprisonner et déporter en 
masse! Vous n'avez pas ce droit-là!... » 



J.ES CAMARADES. 193 

Il ne faudrait écouter personne. 
Le courage me manque. 

J'offre d'avancer le premier, de donner le signal. 
Je l'offre! Je commanderai le feu en tête du groupe; 
mais voilà tout... Et encore, je demande que l'insur- 
rection soit prête derrière... moi; que ce soit le com- 
mencement d'un combat!... 

Je tiendrais Bonaparte sous ma main que je ne lè- 
verais pas le bras, que je n'abaisserais pas l'arme si 
j'étais seul à avoir décrété la mort!... 

J'ai voulu avoir l'opinion et l'appui de ceux qui 
l'ont autorité, avant de confier aux intimes l'idée qui 
avait traverse mon esprit et me brûlait le cœur. 

Puisqu'il n'y a rien à attendre de ce coté, rien que 
la peur, la pitié ou le soupçon, je vais retourner aux 
amis sans nom, mais sûrs et braves, et leur conter 
mon projet et mon échec. 

Rock me répond comme on m'a répondu déjà : 
« Cela ne servirait à rien, à rien!... N'y pense 
plus ! » 

Mais il ajoute : « Il y en a de plus braves que ceux 
que tu as vus qui s'en occupent. On te préviendra. 
Ne tente plus de démarches, ne bouge pas!... Tu 
te ferais arrêter, et nous lerais peut-être arrêter 
aussi!... » 

Ah! il a raison!... Il n'est pas. facile de tuer un 

Bonaparte!" 

M 



194 LES CAMAÏlAJiLS. 

Doncil n'y a pas à jouer sa tête pour le moment, 
eu nom de la République. 
Mon rêve est mort ! 

Maintenant que la fièvre du régicide est passée, il 
me semble que c'eût été terrible, et je me figure du 
sang tiède me sautant à la face — un homme pâle, 
que j'ai frappé... Il aurait fallu être en bande et que 
personne ne fût spécialement l'assassin! 

Il n'y a plus qu'à rouler sa carcasse bêtement, tris- 
tement, jusqu'au moment où elle sera démantibulée 
par la maladie plutôt que par le combat — j'en 
tremble!... 

Je gardais mes pièces de cent sous, mes pièces d'or, 
pour acheter des armes, pour avoir aussi de l'argent 
dans mon gilet quand on m'arrêterait, afin qu'on ne 
crût pas que j'avais du courage par misère et que 
j'avais attendu mon dernier sou pour agir. 

Puisque je n'ai plus besoin de cet argent pour cela, 
il me servira au moins à me consoler. 

Mais la consolation ne vient pas! 

Il y a par les rues autant de soleil et autant de 
bouquetières; dans les Tuileries, autant de femmes à 
la peau dorée; il y a au'ant de bruit et d'éclat dan- 
les cafés; pour trois sous on a toujours, un cigare hk>:id 
qui lance de la fumée bleue — mais je n'ai plus le 
même regard, ni la même santé ! Je n'ai plus l'insou- 
ciance heureuse, ni la curiosité ardente; j'ai du 
dégoût plein le cœur. 



LES CAMARADES. 1 • D 

Je dois avoir l'air vieux que je reprochais à nios 
amis; j'ai vieilli , comme eux, plus qu'eux peut-être, 
parce que j'étais monté plus haut sur l'échelle des 
illusions ! 

Oh ! je voudrais oublier cela... en rire... m 'enfiévrer 

d'autre chose! 

Con tre quoi se cogner la tête? 

Voilà huit jours que nous courons les restaurants 
de nuit en cassant des chaises et du monde ! Nous 
nous rattrapons sur les civils de ne pouvoir nous 
mettre en ligne contrôles soldats. Nous courons après 
les heureux qui sont contents de ce qui se passe et 
qui s'amusent: nous leur cherchons querelle avec 
des airs de fous ! 

Nous campons dans les restaurants des Halles où 
l'on passe les nuits. 

On siffle du vin blanc, on gobe des huîtres. Mais 
ee vin nous brûle et lait bouillir dans nos veines 
le sang caillé de Décembre! 

La nostalgie des grands bruits, le regret des foules 
républicaines me revient en tête, se mêle à mon 
ivresse bête, et la rend méchante. 

Malheur à qui me regarde et me donne prétexte à 
insulte! 

On nous défend de faire tant de bruit. 
Mais nous venons pour en moudre, du bruit! C'est 
-parce que dans Paris, écrasé et mort, nous ne pou- 
vont plus éievei la voix , jeter des harangues , 



196 LES CAMARADES. 

rrier : « Vive la République! » quenous sommes ici 
Et que nous poussons des hurlements. 

Notre colère de bâillonnés s'y dégorge, nos gorges 
se cassent et nos cœurs se soûlent... 

Le reste de mes cinq cents francs file vite dans cellr 
vie-ià ! 

L'achat des habits, le prix du voyage, le reliquat di 
au père Mouton, avaient déjà fait un trou. 

[1 ne me reste plus que quelques pièces de cinq 
francs; je les retrouve au milieu de gros sous qui se 
sont entassés dans mes poches. 

Oh! j'ai eu tort ! 

Maintenant que l'argent est parti, je me dis qu'en 
mettant le pied sur le pavé il fallait aller acheter tout 
de suite — le soir de mon arrivée — un mobilier 
de pauvre, et porter cela dans une chambre de cent 
francs par an dont j'aurais payé six mois d'avance. 

J'avais cent quatre-vingt-deux nuits assurées -— 
bien à moi! clef en poche! 

Je pouvais regarder en face l'avenir. 

Ah bah ! — Je ne pouvais pas être heureux ! Que) 
ques sous de plus ou de moins ! 

Petit à petit, d'ailleurs, la fièvre tombe et il ma 
reste de ma foi meurtrie, de ma crise de désespoir 
une douleur blagueuse, une ironie, de crocodile. 

Je me retrouve avec mes quarante francs par mois 
— la même somme que lorsque j'arrivai rejoindre 
Matoussaint en pleine république et en pleine bohème. 

Mais on ne vit plus maintenant avec quarante 



LES CAMARADES. 197 

francs comme on vivait avant décembre. On ne vivai! 
pas d'ailleurs. Il fallait s'endetter chez les Tournis 
seurs d'Angelina, ou chez le père Mou Ion. 

Je pourrais avoir crédit dans un hôtel du quartier 
latin . 

Non. Pas de dettes! 

J'ai trop souffert avec le compte Alexandrine. 

D'ailleurs il me faudrait vivre près de ces fils de 
bourgeois qui n'ont ni passion ni drapeau. Je les 
méprise et je veux les fuir. 

Je préfère me réfugier dans mon coin : travaillant le 
jour pour les autres, afin de gagner les quelques sous 
dont j'ai besoin en plus de mon revenu misérable; 
le soir, travaillant pour moi seul, cherchant ma voie, 
méditant l'œuvre où je pourrai mettre mon cœur, 
avec ses chagrins ou ses fureurs. 

Allons, Vingtras, en route pour la vie de pauvreté 
et de travail! Tu ne peux charger ton fusil I Prépare 
un beau lividl 



XVII 



LE GARNI 



Je donne congé à la mère Honoré. II faut chercher 
une chambre qui soit au niveau de mes ressources. 
Il s'agirait de trouver quelque chose dans les cinq 
francs par quinzaine. 

Je cours beaucoup. Je ne puis mettre la main sur ce 
que je désire. Dans ce cours-là, il n'y a que les garnis 
de maçons — du côté de la place Maubert. 

Comme j'ai une redingote, quand j'entre dans les 
maison, on croit que je vais acheter l'immeuble, et 
l'on est prêt à me faire un mauvais parti. — Je ferais 
blanchir, tapisser, coller du papier... Où irait donc 
se loger le pauvre monde?... 

On me regarde de travers. Mais quand je dis ce que 
je veux — à savoir : un cabinet, qui me revienne à 
six sous par jour comme aux maçons — on me toise 
avec défiance et l'on me renvoie lestement. Si I'od 



LE GARNI. 199 

m'accueille, il faudrait coucher à deux avec un li- 
mousin. 



J'en fais de ces garnis, j'en monté de ces esca- 
liers !... 

Je me trompe quelquefois du tout au tout. 

Rue de la Parcheminerie, je croyais avoir dé- 
couvert ce qu'il me faut, quand la propriétaire m'a 
posé une question qui équivalait à celle-ci : « Est-ce 
que vous vivez des produits de la prostitution? » 

Sur ma réponse négative : 

« Mais alors quelles sont vos ressources, vous 
n'avez donc pas d'état? » 

Du haut de l'escalier, elle m'a encore regardé avec 
mépris : 

« Va donc ! Hé ! feignant ! » 

Enfin je suis tombé sur un logement qu'on ne vou- 
lait pas me montrer d'abord. 

Le propriétaire me regardait du haut en bas et con- 
sultait sa femme au lieu de répondre à mes questions. 
— Quel étage? Est-ce libre tout de suite?... 

Il se grattait les cheveux sous sa casquette et avait 
l'air de faire de grands calculs. 

« Je crois que ça pourra aller, a-t-ildit cependant, 
au bout d'un moment. » 

Se tournant vers moi : 

« Combien avez-vous? » 

Je crois qu'il me demande mes ressources et m'ap- 
prête à répondre. 



200 LE GARNI. 

« Je te dis qu'il je pourra pas entrer, dit la 
femme. » 

Est -ce qu'ils veulent me mettre dans une malle?... 
Non, c'est bien d'une chambre qu'il s'agit. 
On m'y conduit. J'entre. 

« Tenez-vous courbé. Tenez-vous donc courbé, je 
vous dis ! » 

Ah ! quel coup ! — Je ne me suis pas courbé à temps, 
mon crâne a cogné contre le plafond ; ça a fait clac 
comme si on cassait un œuf. 

Le propriétaire instinctivement et doucement me 
frotte la place coznme on fait rouler une pilule sous 
le bout du doigt. 

« La hauteur, dit-il, en retirant son doigt de des- 
sus ma tête qu'il paraît avoir assez caressée pour 
son plaisir, la hauteur, c'est entendu... Je sais qu'il 
faut se courber, vous le savez aussi maintenant, mais 
c'est de la longueur qu'il s'agit... Voulez-vous vous 
mettre dans le coin de l'escalier? Nous avons plus 
court de mesurer, ôtez votre chapeau ! » 

lime mesure. 

« Je le disais bien ! Vous avez encore deux pouces 
de marge. » 

Deux pouces de marge ! Mais "c'est énorme ! Avec 
deux pouces de marge, je serai comme un sybarite. 
Il ne faudra pas laisser pousser mes ongles, par 
exemple ! 



Il y a de la bonhomie et une grande puissance de 
ascination chez cet homme, qui n'est pourtant qu'un 



LE GARNI. 201 

simple Mturier; il a ses poêles au rez-de-chaussée et 
ses cabinets garnis au quatrième. 

J'ai tant trotté, traîné, j'ai été si mal reçu, si mal 
jugé, depuis que je cherche des logements, que j'ai 
hâte d'en finir. Puisque j'ai deux pouces de marge, 
c'est tout ce qu'il m'en faut!... 

« Je ne pourrai pas me promener, d is-j e en riant. 

— Ah ! si vous voulez vous promener, n'en parlons 
plus ! » 

Il ne veut pas m'induire en erreur. Si je veux me 
promener, il me conseille de ne pas louer ce cabinet. 

Je me gratte la tête pour réfléchir, — et aussi parce 
qu'elle me lait encore mal, — et je me décide. 

« Vous dites neuf francs? Mettons huit francs. 

— Huit francs cinquante, c'est mon dernier mot. — 

— Tenez, voilà vingt sous d'acompte, je vais 
chercher ma malle. 

Avant de partir, nous causons encore une minute 
en bas, dans l'escalier, avec le fritiyier qui me félicite 
de ma décision. 

« Je crois que vous serez bien, dit-il; et puis, vous 
savez, si un soir... j'ai été jeune aussi, je comprends 
ça; si un soir... (il cligne de l'œil et me donne un 
coup de coude) si un soir l'amour s'en mêle!... eh 
bien, pourvu que ma femme n'entende pas, moi je 
fermerai les yeux... » 

J'ai apporté ma malle. Il y a une place dans un 



202 LE~GARNI. 

renfoncement où on peut la mettre. On peut même 
faire une petite pièce de ce renfoncement. 

< Celui qui y était avant s'asseyait là, le soir, pour 
réfléchir, m'a expliqué le friturier. Je ne vous ai pas fait 
remarquer ça tout à l'heure... Je me suis dit : « 1! 
a l'air intelligent, il le remarquera tout seul » ; puis, 
on ne peut pas tout dire en une fois! » 

Pour un petit cabinet comme ça, je crois "que si. 
Mais je sais que j'ai l'esprit trop critique et que je 
cherche des poux où il n'y en a pas. 

Pourvu qu'il n'y ait pas de punaises !... Ce n'est pas 
probable. S'il y en a, c'est deux ou trois tout au plus ' 
Les autres ne pourraient pas tenir. 

C'est que c'est l'exacte vérité ! Il n'y a que deui 
pouces de marge — et malheureusement je gagne 
beaucoup dans le lit. 

Je suis forcé de recroqueviller mes doigts quand je 
veux être tout de mon long. C'est une habitude à 
prendre. 

Le jour vient par une tabatière, qui s'ouvre en 
grinçant comme celle de Robert Macaire. 

Je puis rentrer à l'heure où je. veux. J'ai ma clef. 

Je pourrai amener... 0 amour ! 

J"ai ce renfoncement où je n'ai qu'à méditer — pas 
autre chose! et à méditer sérieusement et longtemps 
— car on ne s'amuse pas là dedans, et c'est le diable 
pour en sortir. 

Quand je n'ai que du pain pour mon souper, je 



passe mon bras dans l'escalier, et je fais prendre l'air 
à ma tartine qui s'imbibe de l'odeur de friture dont la 
maison est empestée. 

Je ne vole personne et j'ai un petit goût de poisson 
qui me tient lieu d'un plat de viande. De quoi me 
plaindrais-je? 

J'aurais pu tomber sur une de ces grandes chambres 
tristes où l'on a toute la place qu'on veut pour se 
promener ! 

Se promener, et après? Flâner, toujours flâner, au 
lieu de réfléchir! Se dandiner, faire aller ses jambes 
de droite et de gauche dans un grand lit — comme 
une courtisane ou un saltimbanque ! 

"Vendredi, 7 heures du soir. 

Ils -ont dû laisser tomber une sole dans le feu, en 
bas ! C'est une infection — elle ne devait pas être 
fraîche... non plus!... 

Samedi, 1 heures du matin. 

Tiens '. une de mes deux punaises ! 

Pas de fia fia. 
Je vis comme cela sans faire de fia fia, dans mon 
petit intérieur. 

Tout s'arrange bien. Je n'ai pas de quoi manger 
beaucoup, mais je me dis que si je menais une vie 
de goinfre, j'engraisserais et ne pourrais plus entrer 
dans mon réfk'chissotr. 



204 LE G-AKNI. 

II me reste \ingt et un sous pour attendre la fin de 
la semaine ; samedi l'on doit me rendre deux francs 
que j'ai prêtés à un garçon sûr. Sûr? Aussi sûr qu'on 
peut être sûr de quelqu'un en ce monde ! - 

J'ai heureusement un petit crédit en bas. Je crois 
bien que le friturier me donne les raies dont on ne 
veut pas — en tous cas il me donne des têtes, 
beaucoup de têtes. 

— Vous les aimez, m'avez-vous dit? 

J'ai fait croire que je les aimais, pour avoir crédit. 
Je n'osais pas demander crédit d'une friture avec des 
Doissons comme on les pêche, ayant une tète, un 
ventre et une queue. C'est le poisson de ceux qui 
paient comptant, celui-là! C'est le poisson des arri- 
vés? 

J'ai dit : 

« Quand vous aurez des têtes, vous m'en donnerez : 
c'est le morceau que je préfère. » 

J'ai même eu bien peur, l'autre jour. Il y avait un 
homme, à face de mouchard, dans La boutique. On 
m'a appelé devant lui : l'homme qui demande des têtes , 
c'était assez pour me faire arrêter. 

Où est Legrand? 

Si Ton en croit des « on dit» il vit dans le grand 
inonde. Il est venu des gens de Nantes qui lui auraient 
apporté, de la part de sa mère, une malle bourrée de 
chaussettes, avec un vêtement de fantaisie complet, 
et un chapeau mou tout neuf! 

On dit!... Il y a bien des bruits qui courent. 



LE GARNI. 205 

Un vêtement complet, un chapeau mou tout neuf! 

On parle aussi de cinq livres de beurre salé. 

Si Legrand a reçu cinq livres de beurre salé, il 
aurait bien fait de m'en apporter un peu, avant d'aller 
dans le monde! On va, dans le monde, on étale ses 
grâces, on fait le talon rouge, et on laisse des amis 
seuls dans leur renfoncement. 

Je n'ai rien fait à Legrand pour qu!il me cache 
son beurre. Il sait pourtant qu'un demi-quart m'aurait 
rendu service! 

Je passe des tournées bien longues et des nuits bien 
courtes — trop courtes de jambes, décidément. — Ce 
n'est pas tout à fait assez, deux pouces de marge!... 
C'est monotone, presque humiliant de vivre en 
chien de fusil, l'estomac vide... Il crie, cet estomac, 
mes boyaux font un tapage! Et comme c'est tout petit, 
ça vous assourdit. 

Je n'ai toujours comme ressource habituelle que le 
poisson d'en bas. Il commence à me faire horreur! 
J'ai eu l'énergie de demander des queues — pas tou- 
jours des têtes! On m'a donné des queues, mais c'est 
la même pâte; il me semble que je mange de la 
chandelle en beignets. Je suis sûr qu'avec une mèche 
un merlan m'éclairerait toute la nuit. 

- Qui est là? 

Je dormais les jambes en Fair! J'ai arrangé un petit 
appareil — comme on met dans les hôpitaux pour 
que les malades accrochent leurs bras. Ce n'est pas 

.18 



2 OC LE GARNI. 

mes bras, moi. que j'ai envie d'accrocher, c'est mes 
jambes. 

Je leur ai fai ; une petite balançoire — ça les délasse 
beaucoup. 

Je dormais, les jambes en l'air... 

Et l'enfant prodigue revint. 
{Bible, vers, n.) 

On frappe à ma porte — on la pousse — c'est 
Legrand! Je ne me dérange pas! Un homme qui a 
reçu de province- deux douzaines de chaussettes — un 
vêtement complet — un chapeau mou — tout neuf — 
cinq livres de beurre salé — et qui a disparu sans 
donner de ses nouvelles pendant un mois!... Je ne me 
dé-ran-ge-pas! ... 

A lui de comprendre ce que ça veut dire ; tant pis 
s'il se sent blessé. 

Mais ii n'a pas son vêtement neuf, il est très râpé, 
Legrand! 

r II faut tout pardonner à qui a souffert. 

Legrand ne s'est pas jeté dans mes bras — il n'y 
avait pas de place, c'est trop bas. — Je ne le lui 
demandais point. — Une foule de raisons ! — Il ne s'est 
pas jeté dans mes bras, mais il m'a tout conté; ii 
m'a mis son cœur à nu 1... 

L'histoire de Legrand est lamentable ! C'est un bé- 
guin qui l'a perdu ! 



LE GARNI. -Uï 

Legrand, sans en dire rien, aimait. Ayant reçu ces 
choses de chez lui, il les a portées dans la famille de 
sa connaissance qui a pris son beurre, ses vêtements, 
son chapeau , ses chaussettes . et puis l'a flanqué 
dehors. 

Il pourrait plaider, il ne veut pas; il lui répugne de 
salir un souvenir de tendresse. 

En attendant, il n'a plus rien à se mettre sur le dos 
ni sous la dent, et il vient me demander un bout d'hos- 
pitalité. 

Une petite sole aussi, s'il y a moyen... il a bien 
faim . . . 

Je lui ai pardonné. 

Je voudrais bien tuerie veau gras! Je ne puis! 
J'obtiens même, à grand'peine, d'en bas, la petite 
sole pour lui et des têtes de merlan pour moi. 

Il veut se coucher maintenant. 
« Tu n'as pas peur de te coucher comme ça après 
dîner? » 

Se coucher? Il n'y pas moyen! Il faudrait qu'il y en 
eût toujours un ou la moitié d'un sur l'escalier! 

J'avais deux pouces de marge... Legrand a la tète 
de trop! Il la met dans ses mains, il voudrait, pouvoir 
!a mettre dans sa poche! 

« C'est inutile, mon ami! Mais il ne faut pas se 
décourager, allons! Cherchons. » 

En cherchant, on trouve qu'il peut garder ses 
jambes à l'intérieur, s'il consent à ouvrir la tabatière 
en hput pour y passer sa tète. 



208 LE GARNI. 

Il essaie. On pourrait croire à un crime, à une tête 
déposée là ; mais cette tète remue ; les voisins des 
mansardes, d'abord étonnés, se rassurent et on lui 
dit même bonjour le matin. 

Legrand a peur d'être égratigné par les chats. 

Tout n'est pas roses certainement. Il ne faut pas 
non plus demander du luxe quand on en est où 
nous en sommes! 

Et Legrand vit ainsi, tantôt la tête sur le toit, 
tantôt les jambes dans le corridor, les jours où i! 
n'est pas d'escalier. On lui chatouille la plante des 
pieds en montant, et ça le fait pleurer au lieu de le 
faire rire, parce que sa bonne amie le chatouillait 
aussi (c'était pour avoir le beurre) et lui faisait ki-ki 
dans le cou. 

n'a faim tout de même et il est incapable de faire 
œuvre lucrative de ses vingt doigts, dont dix sont bien 
crispés pour le moment. 

Il n'est pas né dans le professorat et perd la 
tête à l'idée d'être pion... Le jour où il aura dd 
l'argent, il le jettera sur la table en disant : c'est à 
nous ! il n'est pas seulement long, il est large, dans le 
beau sens du mot. En attendant, moi qui suis plus 
pauvre que lui, je puis comme enfant de la balle uni- 
versitaire, apporter plus à la masse. 

Il faut que je me remette en route pour trouver 
une place où je gagnerais notre vie, avec mon édu- 
cation C'est que j'en ai, de l'éducation 1 



LA PENSION ENTÊTARB 



Oui, il faut gagner la vie de Legrand et la mienne; 
j'ai charge d'âmes; c'est comme si j'avais fait des 
enfants. 

9 

Je me rends chez le père Firmin, le placeur que j'ai 
vu avec Matoussaint, jadis, mais qui ne me reconnaît 
pas d'abord — il m'est venu des moustaches. 

Je lui fais part de mon intention d'entrer dans 
l'enseignement. " , 

« Mais ce n'est pas la saison! Malheureux garçon, 
vous ne trouverez rien pour le moment. » 

Il faut que je trouve! Legrand a faim — j'ai faim 
lussi... 

Le père Firmin continue à me déconseiller l'ensei- 
gnement aune si mauvaise époque de l'année. 

Il ne sait pas que Legrand a aimé et que nous en 
portons le châtiment. Tout le beurre salé est resté 
dans les mains de la connaissance et le pain manque I 

-18. 



210 LA PENSION ENTÊTARD. 

« Enfin, puisque vous y tenez, nous allons vous 
chercher quelque chose. » 
Il feuillette son registre. 
« Voulez-vous aller à Arpajon? 

— Je voudrais ne pas quitter Paris. 

— Ah! ils sont tous comme ça... Paris! Paris!... » 
Il continue à feuilleter le registre... 

« Mon cher garçon, rien à Paris — rien!... qu'une 
place ,au pair, rue de la Chopinette — chez Ugolin 
— nous l'appelons Ugolin parce qu'on y crève la 
faim. » 

Je ne puis accepter le pair — le pair, c'est la vie 
pour moi, mais pour Legrand, c'est la mort. 

Madame Firmin intervient. 

« Dis donc , Firmin ? dans * les places où l'on 
siffle?... 

— Mais M. Vingtras ne veut peut-être pas d'une 
place où l'on siffle? » 

Je ne sais de quoi ils parlent. Mais de peur d'em 
barrasser la situation, je déclare qu'au contraire 
j'adore ces places-là. « C'est ce que je rêvais, une 
place où l'on siffle. » Nous verrons ce que c'est! En 
attendant, il faut que Legrand mange; je ne vou- 
drais pas retrouver son cadavre froid dans mon lit : 
je ne pourrais pas dormir de la nuit. 

« Eh bien, voici une lettre pour M. Entêtard, rue 
Vanneau. Vous avez le déjeuner au pupitre et quinze 
francs par mois. » 

Le déjeuner au pupitre!... quinze francs par mois 



LA PEXSION ESTÊTAED. "211 

— c'est dix sous par jour. Oh! mon Dieii 1 le mois a 
trente et un jours !... 

Je prends la lettre pour M. Entêtard, et je me dirige 
rue Vanneau. 

INSTITUTION ENTÊTARD 

Une immense porte cochère avec deux battants. 
A gauche la loge. 

J'entre. — La concierge est en train de faire cuire 
du gras-double. 
« M. Entêtard? » 

Elle me toise d'un air de défiance et ne se presse 
pas de répondre. A la fin elle se figure me recon- 
naître. 

« Ah! c'est vous qui êtes déjà venu pour les 
caleçons? 

— Vous faites erreur... 

— Si, si, je vous remets bien! 

— Je vous assure, madame... 

— Pour les saucisses alors? » 
J'essaie d'expliquer le but de ma visite. 
« Je répands l'éducation... 

— Nenni, nenni !. » elle secoue la tête d'un air malin. 
Il n'y a pas moyen de pénétrer. Impossible! 

Je rôde devant la porte désespéré! Je cherche si je 
ne pourrai pas monter par-dessus le mur!... 

En rôdant, je vois un gros homme qui entre, et une 
minute après, la portière au gras-double qui sort. 



212 L k PENSION ENTÊTAHB 

C'est le concierge mâle, ce gros homme. Il sera 
peut-cire plus accommodant que sa femme. 

Je retourne vers la loge et je lui débite mon cas 
très vite, en mettant en avant le nom du placeur cette 
fois. ( 

« Je viens.. , » 

H m'interrompt d'un air entendu : 
« Vous venez pour les saucisses? 

— Non, je suis envoyé par un bureau de placement, 
comme professeur. On a le déjeuner au pupitre et 
quinze francs par mois. 

— Ah! ah! C'est bien vrai, ce que vous dites là? 
Je proteste de ma sincérité. 

— Et bien! allez là-bas, au tond de la cour à droite. 
M. Entêtard doit y être, lui ou sa femme. Vous leur 
expliquerez votre affaire. » 

Je traverse la cour. — Quel silence !... 

Je crois apercevoir une forme humaine qui fuit à 
mon approche. Il me semble entendre : « 11 vient 
pour les confitures! » 

Je vais frapper à la porte que la concierge m'a in- 
diquée. 

J'y vais tout droit — tant pis! 

Je crois deviner un œil qui se colle contre la ser- 
rure — un gros œil, comme ceux qui sont au fond 
des porcelaines : 

• — Ah ! petit polisson ! 

On ouvre au petit polisson... 



LA PENSION ENTÊTAKD. 213 

Je me précipite dans la place, et à peine entré, je 
crie de toutes mes forces le nom du plapeur : 

— Monsieur Firmin "... 

Je crie ça, comme on appelle un numéro de fiacre 
à la porte d'un bal ! Je le crie sans m'adresser à per- 
sonne, la tête en l'air, et fermant les yeux pour prouver 
que je ne suis pas un espion et que je ne viens pas 
pour les caleçons, ni pour les saucisses, ni pour les 
confitures. 

Je répète en fermant encore plus les yeux, comme 
s'il y avait du savon dedans : 

— Monsieur Firmin, monsieur Firmin ! 

Une main me prend, et je sens que l'on me conduit 
dans une petite salle. 

« Ne criez pas si fort!... » 

Je le faisais dans une bonne intention. 

Je suis enfin devant M. Entètard, qui regarde In 
lettre de Firmin et me dit : 

« Monsieur, vous savez les conditions? quinze francs 
par mois, le déjeuner au pupitre et vous fournissez le 
sifflet. » 

Je m'incline — décidé à ne m'étonner de rien. 
M. Entêtard a encore un mot à ajouter. 
« Une observation ! Etes-vous fier ? » 
Je pense qu'il aime les natures orgueilleuses, ar- 
dentes. 

« Oui, monsieur, je suis fier. » 
J'essaie d'avoir un rayon dans les yeux. Je redresse 
la tète quoique mon col en papier me gêne beaucoup, 



214 LA PENSION ENTÊTARD. 

— Eh bien! si vous êtes fier, rien de fait. Il ne faut 
pas de gens fiers ici. » 

Je tremble pour Legrand, je joue sa vie en ce mo- 
ment ! 

« Il y a fierté et fierté..- » 

Je mets des demandes de secours pour les noyés 
dans ma voix ! 

« Allons, je vois que vous ne l'êtes pas — pas plus 
qu'il ne faut, toujours. Venez demain à sept heures ; 
ayez votre sifflet... 

Un gros, un petit sifflet? — je ne sais pas. 
J'achète ce que je trouve, en bois jaune, avec des 
leurs qui se dévernissent sous ma langue. 

J'arrive le lendemain à sept heures du matin. 

« Vous sonnerez, puis vous sifflerez trois fois! >> m'a 
dit le concierge la veille. 

J'arrive, je sonne et je siffle ! j'ai l'air d'un capitaine 
de voleurs. 

On m'ouvre. Je suis venu un peu plus tôt qu'il ne 
fallait. 

« Il n'y a pas de mal, dit le concierge, je m'habille; 
asseyez-vous. » 

11 me parle en chemise. 

— Tel que vous me voyez, je suis concierge de 
l'Institution depuis dix ans ; pendant neuf ans c'était 
un autre que M. Entêtard qui tenait la boîte. — Ilyfai- 
sait de l'or, monsieur! — Mais M. Entêtard est un mal- 



LA PEXSIOX ENTÊTABD. 2 i îî 

adroit quia perdu la clientèle, qui a tout de suite fait 
des dettes, et va comme je te pousse!... Il s'est enferré 
au point d'acheter des caleçons à crédit pour les 
revendre, et de nourrir ses élèves avec un lot de sau- 
cisses allemandes qui leur ont mis le feu dans le corps. 
Ma femme s'en est aperçue, allez!.. Il n'a pas encore 
payé les caleçons, pas davantage les saucisses ! Il n'a 
payé, il ne payera personne, personne ! Il doit à Dieu 
et au diable, au marchand de caleçons, au mar- 
chand de saucisses, au marchand de lait et au mar- 
chand de fourrage... 

— Au marchand de fourrage? 

— C'est pour le cheval — il y a un cheval et une 
voiture, vous ne saviez pas cela? On va chercher les 
élèves le matin dans la voiture, on les ramène le soir. 
Je suis concierge et cocher. C'est vous alors qui allez 
être professeur et bonne d'enfants? » 

En effet, je suis bonne d'enfants, le matin et le soir. 
Je suis professeur dans le courant de la journée. 

A midi, je déjeune au pupitre, cela veut dire dé- * 
jeûner dans l'étude. 

Ma stupéfaction a été profonde, immense, le premier 
jour. On m'a apporté du raisiné dans une soucoupe, 
avec une tranche de pain au bord. 

La confiture en premier?... 

En premier et en dernier ! Du raisiné, rien de plus.. 
Le second jour, des pommes de terre frites. 
Le troisième jour, des noix l 
Le quatrième jour, un œuf I... 



218 . LA PENSION ENTÊTARD. 

Cet œuf m'a refait — on me donne un œuf après 
tous les cinq jours, pour que je ne meure pas. 

Heureusement, un gros croûton — mais les En- 
têtards ne paj r ent pas souvent le boulanger, et celui- 
ci leur fournit des pains qui ont beaucoup de cafards, 

La maison n'a que des demi- pensionnaires qui 
apportent leur déjeuner dans un panier et qui le 
mangent en classe à midi — un déjeuner qui sent bon 
la viande ! 

Moi je dévore mon croûton avec une goutte de 
raisiné qui me poisse la barbe, ou avec mon œuf qui 
me clarine la voix. Ce serait très bon si je voulais 
être ténor ; mais je ne veux pas être ténor. 

J'ai bien plus faim, je crois, que. si je ne mangeais 
rien. 

Au bout de buit jours, je suis méconnaissable; j'ai 
eu, c'est vrai, l'albumine de l'œuf, — et l'on dit que 
l'albumine c'est très nourrissant. — Mais l'albumine 
d'un seul œuf tous les quatre jours, c'est trop , peu 
pour moi. 

Le soir, Legrand et moi nous dépensons neui sous 
pour le diner-soupatoire, neuf sous!... Nous avons 
vendu à un usurier mon mois d'avance, et il nou - 
donne neuf sous pour que nous lui en renflions dix h 
la fin du mois. 

C'est le père Turquet, mon friturier maître d'hôtel, 
qui nous l'a fait connaître. Nous aurions bien voulu 
avoir les treize francs dix sous d'avance et d'un coup 
On aurait pu faire des provisions ; ça coûte bien 



LA PENSION ENTÊTARD. 217 

moins cher en gros; l'achat en détail est ruineux. 
Mais si je mourais... 

L'homme qui nous prête l'argent n'aventure ses 
fonds qu'au fur et à mesure; je suis forcé de passer 
à la caisse tous les soirs. Les jours d'œuf, j'ai assez 
bonne mine et il paraît tranquille... mais les jours de 
raisiné, il tremble... 

Je vais donc en voiture prendre et reporter les' 
enfants à domicile. 
J'ai déjà usé un sifflet. 

Mon rôle est de siffler dans les cours, pour avertir 
les parents. 

Vlà vot' fils que j'vous ramène... . 

Je siffle. Les enfants descendent. 

La mère a fait la toilette à la diable... Elle n'a pas 
que lui, n'est-ce pas? On a oublié de petites précau- 
tions !... Elle me crie souvent de la fenêtre: 

— Youlez-vous le moucher, s'il vous plaît ! 

Je prends le petit nez de ces innocents dans mon 
mouchoir et je fais de mon mieux pour ne pas les 
blesser... 

Les enfants ne se plaignent pas de moi, générale- 
ment ; quelques-uns même attendent pour que je les 
mouche, et s'offrent à moi ingénument; beaucoup 
préfèrent ma façon à celle de leur mère. 

11 y a toujours des gens injustes... quelques parents 
qui crient : 

49 



218 Li PENSION ENTÊTAS. D. 

— Pas si fort! Voulez-vous arracher le nez d'Adolphe? 
Non, qu'en ferais-je ! 

En dépit de quelques ingratitudes, je suis aimé, bien 
aimé. 

On me donne même des marques de confiance 
qu'on ne donne pas à tout le monde. 

Beaucoup de ces enfants sont jeunes — tout jeunes 
— ils ont des pantalons fendus par derrière, comme 
Raient les miens, mon Dieu ! 

— Monsieur, voudriez-vous lui rentrer sa petite 
chemise ? 

Je suis nouveau dans l'enseignement, il y a une 
belle carrière au bout, il faut faire ce qull faut, 
et s'occuper de plaire au début! 

Je remets en place la petite chemise. 

On a l'air content — j'ai le geste pour ça, presque 
coquet, il paraît, un tour de main, comme une femme 
frise une coque ou une papillote d'un doigt léger. On 
reconnaît quand c'est moi qui ai opéré. 

— Ce M. Vingtras ! (on me connait déjà , cela m'a 
fait un nom) il n'y a pas son pareil, il a unefaçon, une 
manière de rouler... A lui le pompon !... - 

On attaque la voiture de l'institution quelquefois. 

L'artre jour, un homme s'est jeté à la tête du che- 
val : c'étaient les Caleçons. Un' second s'est préci- 
pité a la portière : c'étaient les Saucisses : les Sau- 
ciues, violentas, fébriles, qui se dressaient menaçantes 



LA PENSION BNTÊTARD. 219 

et prétendaient qu'elles avaient faim !... Les Caleçon» 
disaient qu'ils avaient froid. 

On s'en prenait à moi , comme si c'était moi qui 
eusse commandé saucisses et caleçons. 

La scène a duré longtemps. 

On aurait cru à un vol de grand chemin, il y avait 
attroupement... heureusement la police est interve- 
nue. 

J'ai dû faire taire mes opinions, abaisser mon dra- 
peau, m'adresser — moi républicain — à un sergent 
de ville de l'empire.... J'aurais préféré moucher qua- 
torze nez d'enfants sur un théâtre et rentrer dix petites 
chemises dans la coulisse. On ne fait pas toujours ce 
que l'on préfère. 

A moi le pompon ! 

Chose curieuse, et dont je suis content comme 
philosophe, je n'en ai point pris d'orgueil ; j'ai même 
gardé toute ma modestie. Je fais tranquillement mon 
devoir dans les cours avec mon sifflet, mon mouchoir. . . 
et je donne mon petit tour de main sans en être pour 
cela plus fier, et sans faire des embarras comme tant 
d'autres, qui ont toujours leur éloge à la bouche et 
jamais la main à l'ouvrage. 

Fin de mois. 

La fin du mois est arrivée. Je dois toucher mes 
quinze francs ce soir. 
Joie saine de recevoir un argent, bien gagné — 1 je 



220 LA PENSION ENTÊTABD. 

puis dire bien gagné, puisque ces quinze francs re- 
présentent l'effort de deux personnes — un travail 
d'homme et un travail de femme : l'éducation répan- 
due, les petites chemises rentrées. 

J'ai ce matin exagéré plutôt que négligé mes de- 
voirs. 

Pas un nez, pas un pan de chemise ne peut se re^ 
trousser et m'accuser ! On est bien fort quand on a sa 
conscience pour soi. 

J'attends pourtant inutilement que M. Entêtard 
m'appelle; l'heure de monter en voiture arrive, et je 
n'ai pas vu le bout de son nez. 

Je pars sans mes appointements. 
La rentrée est terrible. 

L'usurier est là : Turquet aussi. Oh ! ils doivent être 
associés ! 

J'explique qu'il y a eu oubli, retard... que c'est 
pour demain... 
— Il faut bien se contenter de paroles quand on 
n'a pas d'archent ! grogne le juif. », 

Jeudi, 5 heures. 

M. Entêtard n'a pas paru!... 

Autre signe : c'était mon jour d'œuf, j'ai eu du rai- 
siné. C'est le troisième raisiné ae Ja semaine. On veut 
m 'affaiblir. 

Je guette à travers les carreaux de la classe... les 
quarts d'heures passent, passent... Entêtard ne revient 
pas. 



LA PENSION ENTÊTARD. 221 

Que dira le juif?... 

Je n'ose reparaître, je descends les quais, je longe 
la Seine Quand je reviens, il est minuit. Je pense 
qu'ils seront couchés !... Peut-être Legrand sera mort... 

Ils sont couchés, Legrand est encore vivant; mais 
Dieu seul — qui voit sa tête par la tabatière — Dieu 
seul sait ce qu'il a souffert ! il me confie ses angoisses. 

— Les heures étaient des siècles^ vois-tu ! 

C'était mon tour d'être de lit, mais je me suis mis 
d'escalier pour être réveillé de bonne heure par la 
bonne qui nous gratte toujours les pieds en descen- 
dant. 

6 heures du matin. 

Le ciel est tout pâle, la nuit est à peine finie. Je 
vais partir, descendre à pas de loup, éviter Turquet, 
fuir l'usurier ! Ce soir, j'aurai l'argent, mais, ce ma- 
tin que leur répondrais-je? 

Vendredi. 

Quelle journée ! 

J'ai vu Entêtard. Je rne suis avancé pour lui parler. 
« Trop, trop pressé en ce moment! 
Il m'a éloigné d'un geste rapide... 

— Ce soir, alors? 

— Oui, oui ! ce soir, ce soir 1... » et il a disparu. 

Six heures sont arrivées! — Où est Entêtard?.., 
Le cocher m'appelle... 
Que faire ? 

- Le mieux est de ne pas donner prétexte à un re- 

19. 



222 LA PENSION EXTÊTARD. 

tard de pa}'e. Je ramènerai les enfants chez eux, et je 
reviendrai. 

7 heures. 

Les enfants sont ramenés. Je rentre au gaz, dans 
l'institution. 

Où est Entétard? J'appelle ! 

J'appelle, comme, dans les contes du chanoine 
Schmidt, on appelle l'enfant qui s'est égaré dans la 
forêt. 

L'écho me renvoie Têtard, rien que Têta? , d!~Entêtard 
ne vient pas. 
Mais sa femme doit être là. 

Je vois de la lumière à travers les volets. Je vais 
frapper à ces volets... 
On ne m'ouvre pas. 
Une fois, deux fois ! 

J'enfonce la porte. Tant pis!- Il me faut mon dû! 

Lanterne rouge 

Je suis chez le commissaire, accusé de m'être m- 
' troduit chez madame Er.têtard par violence et de 
l'avoir poursuivi jusque dans sa chambre à coucher, 
où elle s'était réfugiée pour m'échapper. 

Elle a fermé une porte, deux portes ! Je les ai 
forcées; je criais : Quinze francs ! Quinze francs I 

En fuyant, elle ôtait ses vêtements; je ne sais pour» 
quoi. 



MjA. pension entêtard. 223 
Quand c jr . cs t arrivé au bruit de ses cris, elle n'av&it 
£>lus ^à'un jupoi> et un petit tricot. 
Nous sommes donc chez le commissaire. 

M. Entêtard paraît...- 

Il sort de je ne sais où, l'air accablé , et plonge dans 
le cabinet particulier du commissaire. On a évité de le 
faire passer près de moi; on craint une scène de 
honte et de douleur. 

Le chien du commissaire est entré, derrière lui, mais 
ce chien revient un moment après, se glisse vers moi, 
s'assied d'une fesse sur mon banc et me dit à demi- 
voix d'un air sympathique et entendu : 

« Avez- vous de la fortune? 

11!!! 

— C'est que si vous aviez de la fortune, ça pourrait 
s'arranger. 

— Ça ne s'arrangera donc pas?... » 

Une voix à travers la porte : 
« Introduisez le sieur Vingtras. 
Je pénètre. 

Le commissaire me fait signe de m'asseoir, et 
commence : 

« Vous avez été arrêté sur la plainte de madame 
Entêtard qui, pour échapper à vos obsessions, a dû 
fuir de chambre en chambre, jusqu'à ce qu'elle ait 
réussi à fermer une porte sur vous et à vous tenir pri- 
sonnier dans un petit cabinet. C'est là que la police 
est venue vous trouver. 

— Monsieur... 



224 LA PENSION EN TÊTARD. 

Le commissaire n'a pas fini, il a une. phrase à 
placer. 

— Nous- avons des personnes qui, emportées par-la 
passion, se précipitent sur les honnêtes femmes; mais 
il? les choisissent généralement jolies. Madame Entê- 
lard est laide... 

Je fais un signe de complète approbation. 

— Vous dites cela, maintenant, fait le commis- 
saire en hochant la tête... Mais il reste un point à 
éclaircir ! On vous a entendu crier « Quinze francs, 
Quinze francs! » Offriez-vous quinze francs, ou de- 
mandiez-vous quinze francs ? Nous devons ne voir ici 
que des faits. Si madame Entêtard était dans l'habi- 
tude de vous donner quinze francs pour vos faveurs 
coupables, cela vaudrait mieux pour vous ; votre cas 
serait plus simple ; .vous vivriez de prostitution, 
voilà tout; l'accusation perdrait beaucoup de sa 
gravité. 

Vivre de prostitution ! — comme rue de la Parche- 
minerie, alors ! — Gela eût mieux valu, c'est le 
commissaire qui le dit ! 

Ah ! mais non ! 

Je ne m'appelle plus Vingtras, mais Lesurque; 

Je demande à être réhabilité. 

Je commence mes explications — « le sifflet, le 
mouchoir, la chemise, le raisiné ! » 

Le commissaire voit bien à mon geste de rouler la 
ehemise que j'ai des habitudes de coquetterie plutôt 
que de libertinage. 



LA PENSION EÎTTÊTAED. 225 

Il SOUlït. 

Je dévoile tout !... Je lève les caleçons, j'éventre les 
saucisses ; je montre par des chiffres que mon mois 
tombait avant-hier. Je puis invoquer des témoignages 
précis. M. Firmin, le placeur, déposera qu'on avait 
fait prix pour quinze francs ! 

Voilà pourquoi je criais : Quinze francs, quinze 
francs ! — mais ce n'était ni une offre pour acheter 
des faveurs, ni une réclamation pour faveurs four- 
nies par moi antérieurement. 

« J'aurais pris plus cher, dis-je aA r ec un sourire. 

— Hé! c'est un prix!... Mais c'est question à dé- 
battre entre les deux sujets. » 

Le commissaire réfléchît un moment et reprend : 
« Je vous crois innocent. Avec des noix, des pommes 
de terre frites et du raisiné, vos passions devaient 
plutôt être calmes qu'ardentes... Vous aviez un 
œuf, à la vérité, tous les quatre jours, mais si ce que 
vous dites est vrai, — si vous pouvez faire constater 
qu'il y avait trois jours que vous n'aviez pas eu d'œuf 
— aucun médecin ne conclura en faveur de l'attentat 
par la violence. 

— N'est-ce pas, monsieur ? 

— Éteignons l'affaire! Je vous conseille seulement 
de leur laisser les quinze francs. 

— Mais, monsieur, je ne suis pas seul! 

— Vous êtes marié, diable i 

— Non, mais je nourris un orphelin. » 

Je fais passer Legrand pour orphelin — j'espérais 
attendrir ! mais il a fallu laisser les quinze francs ; 



226 LA PEXSIOÎT EWTÊTARD. 

le? Entêtard poursuivraient, si je ne les laissais pas î 
J'en suis donc pour un mois de raisiné, de chemises 
roulées, d'enfants mouchés, et je serai traité de vo- 
leur ce soir par le Juif, chassé demain par Tur- 
quet; et ce sera le second jour que Legrand n'a pas 
mangé I... 

S'il est mort, je ne pourrai même pas le faire en- 
terrer ! 

Voilà mes débuts dans la carrière de l'enseigne- 
ment!... 

Legrand ne peut résister au coup qui nous frappe 
et il demande à sa famille — dans une lettre qui sent 
la queue de merlan — de lui tendre les bras. Il ira s'y 
jeter quelques semaines. 

Les bras s'ouvrent en laissant tomber l'argent du 
voyage. 

Il part, un peu contrefait et un peu fou à l'idée 
qu'il pourra étendre ses jambes la nuit. — Étendre 
ses jambes ! 

Il part, me laissant généreusement quelque argent 
pour liquider la friture. 

Je liquide et repars, Paturot maigre, à la recherche 
d'une nouvelle position sociale. 



XIX 



8 A 6 E Bi BO BiS 



Je retourne ihez M. Firmin, il est en voyage; il 
marie sa fille. 

Je vais chez M. Fidèle — un autre placeur. 

M. Fidèle demeure rue Suger, à l'entresol. 

Personne pçur vous recevoir. Le patron ne se dé- 
range pas pour ouvrir la porte — il n'y a ni bonne ni 
domestique pour vous annoncer. On tourne le bouton 
et l'on entre... 

Une antichambre avec des chaises de bois usées par 
es derrières de pauvres diables ; noires — du noir 
qu'ont laissé les pantalons repeints à l'encre ; lui- 
santes d'avoir trop servi comme les culottes ; les pieds 
boiteux comme ceux des frottés de latin qui — dans 
des souliers percés — ont marché jusqu'ici, le ventre 
creux. 

Un jour sombre, des rideaux verts, fanés — on re- 
tient son souffle en arrivant! Dans l'air, le silence du 



228 BA BB BI BO BU. 

couloir de préfecture... du cabinet du commissaire — 
je m'y connais ! — du corridor où l'on attend le juge 
d'instruction comme témoin ou comme accusé... 

On parlait à voix basse. Le patron arrive. On se 
tait — comme au collège. 

Tous ici, pourtant, nous sommes taillés pour faire 
des soldats !... 

J'appréhende le moment où mon tour viendra ! 

C'était bon avec le père Firmin, qui me traitait en 
favori, chez lequel j'étais entré derrière Matoussaint. 
Mais M. Fidèle, le placeur de la rue Suger, M. Fi- 
dèle ne m'a jamais vu encore, et M. Fidèle a une 
tète peu engageante, une tête jaune, verte, avec des 
lunettes bleues et des moustaches noires collées sur 
la peau comme une fausse barbe de théâtre; des che- 
veux longs et plats, des dents gâtées. 

Je n'ai pas peur des gens qui ont la mine féroce; 
mais je tremble devant tous ceux qui ont des faces 
béates. Je préférerais être en Décembre, devant le ca- 
non de Ganrobert ! 

Mon tour est arrivé, M. Fidèle m'interroge : 

« Que voulez-vous? Avez- vous déjà enseigné? Quels 
sont vos états de service? Avez-vous des certificats ? 

Il me demande cela d'une voix dégoûtée et irritée; 
il paraît écœuré de vivre sur le dos des pauvres ; il 
trouve trop bêtes aussi ceux qui pensent à gagner le 
pain moisi qu'il procure I 

Mes certificats? Je n'en ai pas! Je n'ose,; pas dire 



EA 3E BI BO BTT. 229 

que j'ai été chez Entêtard! Je ne sais que répondre ; 
je montre mon diplôme de bachelier. J'invoque la 
profession de mon père. Je suis né dans l'Université. 

«Ah! votre père est professeur! Vous auriez dû 
rester dans son collège , y entrer comme maitre 
d'études, au lieu de pourrir dans l'enseignement 
libre. » 

Je ne puis pourtant pas lui dire que je déteste ce 
métier de professeur, encore moins lui conter que 
je ne voudrais pas prêter le serment; il me flanque- 
rait à la porte comme un imbécile ou un fou, et il au- 
rait raison... 

Il finit par me jeter comme un os la proposition 
suivante : 

« Il y a une place dans un externat rue Saint-Roch, 
— de huit heures du matin à sept heures du soir. Si 
vous voulez commencer par là pour faire votre appren- 
tissage?... 

— Je veux bien. » 

J'ai donné mes nom et prénoms, mon adresse. 

Je pars avec une lettre pour M. Benoizet, rue Saint- 
Roch. Je heurte, en entrant dans la rue, l'aveugle de 
l'église, bien dodu, chaussé de chaussons fourrés, 
avec un gros tricot de laine, — les lèvres luisantes 
d'une soupe grasse qu'il vient d'avaler et qui a laissé 
à son haleine une bonne odeur de choux, que m'ap- 
porte la brise. 

Il m'appelle «infirme,» et replaque en grommelan 
son écriteau sur sa poitrine. 

20 



230 ' BA BE BI BO BU. 

J'arrive chez M. Benoizet. 

Il se dispute avec sa femme ; ils se jettent à la " 
tête des mots qui ne sont pas dans la grammaire, il 
s'en faut! Je les dérange dans leur entretien, ils 
ne m'ont pas entendu venir. 

J'avais pourtant frappé, et je croyais qu'on m'avait 
dit : Entrez ! 

M. Benoizet se dres* a comme un coç[ et me demande 
ce- que je veux. 
Je tends ma lettre. 

— Avez-vous enseigné déjà?... 

Toujours la même question ! — à laquelle je fais 
toujours Ja même réponse : 
Non, je suis bachelier. 

— Je ne veux pas de bacheliers. Savez-vous ap- 
prendre ba, be, bi, bo, btj? Avez-vous dit pendant 
des journées ba, be, bi, bo, btj? — ba, bé, bi, bo, bu, 
pendant des journées? 

Pas pendant des journées, non! Quand j'étais petit 
seulement. Mais j'ai besoin de gagner mon pain et je 
fais signe que j'ai ditBA, be, bi, bo, bu — BBA, BBE... 
J'en ai les lèvres qui se collent!... 

Madame Benoizet, qui a rajusté son bonnet, entre 
dans le débat. 

— Tu peux en essayer, dit-elle à son mari, en me 
toisant, comme elle doit soupeser un morceau de 
viande, en faisant son marché. 

On en essaie 



Bk 3E Bl BO BIT. 231 

Trente francs par mois. Je me nourris moi-même. 
J'ai une demi-heure de libre à midi pour déjeuner. 

Il n'y a pas de voiture, comme chez Entêtard, ni 
d'écurie ; mais je préférerais qu'il y eût une écurie, 
l'odeur contrebalancerait celle de la classe. Oh ! s'il y 
avait une écurie! 

J'étouffe, mon cœur se soulève; cette atmosphère 
me fait mal ! 

Mais j'y mets du courage, et je reste mon mois, exact 
comme une pendule. Je viens avant l'heure, je pars 
après l'heure. 

Le soir, je pleure de dégoût en rentrant dans mon 
taudis, mais je me suis juré d'être brave. 

Mes élèves ont de six à dix ans. 
Je dis Ba Be Bi Bo Bu aux uns. Je fais faire des 
bâtons aux autres. 
Cette odeur! 

J'ouvre la porte de temps en temps, mais M. Benoi- 
zet et sa femme s'injurient dans le corridor et il faut 
fermer bien vite. 

Aux plus âgés, je fais réciter: A est long dans pâte 
et bref dans patte : U est long dans flûte et bref dans 
butte. 

C'est le 30... M. Benoizet m'appelle. 

— Monsieu: , voici vos appointements. 
Ah ! celui-là est un honnête homme I 

— "Voulez-vous me donner un reçu? 
Je le donne. 



232 B A Bi! BI BO BUi 

M. Benoizet encaisse le papier et me tient ce lan- 
gage : 

«Je dois vous avertir que je serai obligé de me 
priver de vos services dans 15 jours. Cherchez une 
place d'ici-là, une place plus en rapport avec vos 
goûts, votre âge. Il nous faut des gens que l'odeur 
des enfants ne dégoûte pas, et qui n'ont pas besoin 
d'ouvrir les portes pour respirer. 

— L'odeur ne me dégoûte pas.- » 

J'ai même l'air de dire : « au contraire! » Mais 
M. Benoizet a pris sa résolution. 

« "Vous me donnerez un certificat, au moins? 
fais-je tout ému. 

— Je vous donnerai un certificat établissant que 
vous avez de l'exactitude, sans dire que vous êtes in- 
capable — je pourrais le dire; vous l'êtes — l'incapa- 
cité même! Et de plus vous faites peur aux enfants. » 

Il me parle comme à un homme qui lui a menti, 
qui l'a trompé sur la qualité de ses 3a, Be, Bi, Bo,Bu. 
Va pour cela; passe encore! Mais quant à faire peur 
aux enfants l... 

« Oui, vous leur faites peur. Vous avez l'air de ne 

pas vouloir qu'ils vous embêtent Jamais une 

espièglerie! Vous ne vous êtes pas seulement mis une 
fois à quatre pattes ! Enfin, c'est bien ! vous êtes payé 
Dnn s quinze jours vous nous quitterez — ni vu, ni 
connu. — J'ai bien l'honneur de vous saluer!... » 

11 me plante là et va sortir : mais comme i! n'est 
pas mauvais homme au fond, il me jette en passant 
cette excuse à sa brusquerie : 



BA BE BI BO BU. 233 

« Ce n'est pas votre faute; vous êtes trop vieux 
pour ces places-là, voilà tout... trop vieux. » 

J'y serais resté, dans cette place, malgré l'odeur! 

Je n'ai eu qu'un moment de faiblesse et de basse 
envie dans tout le mois: c'est quand j'ai senti le chou 
dans la respiration de l'aveugle. 

BAHUTS . 

« Mais, mon cher garçon, me dit M. Firmin, — 
qui est de retour et que je suis allé revoir pour mettre 
de nouveau mon avenir entre ses mains — mon ch-' 
garçon, vous ne trouverez jamais une place de pro- 
fesseur dans une pension de Paris avec votre diplôme 
de bachelier ! . . . C'est trop pour les pensions où il faut 
faire la petite classe ; c'est trop peu pour les grandes 
institutions. Dans les grandes institutions, vous pour- 
rez être pion, pas professeur... 

« Croyez-moi, il vaut mieux, si vous voulez entrer 
dans cette voie-là, faire comme Fidèle vous a dit, re- 
tourner près de votre papa, commencer dans son ly- 
cée... Vous secouez la tête, vous avez l'air de dire : 
« Jamais ! » 

En effet, je secoue la tête et je dis : « Jamais ! » 

^ Je veux bien donner mes journées, me louer comme 
un cheval, mais, je ne veux pas rentrer dans la peau 
d'i?.r* maître d'études. J'ai trop vu souffrir mon père. 

■ Je ne veux pas être enchaîné à cette galère. Coucher 

au dortoir, subir le proviseur, martyriser à mon tour 

les élèves, pour qu'ils ne me martyrisent pas ! Non. 

20. 



234 BA BB BI BO BTJ. 

Je remercie M. Firmin; je le quitte d'ailleurs avec 
l'idée qu'il se trompe ou me trompe. 

Je frapperai à d'autres portes... J'irai chez Bella- 
guet, Massin, Jauffret, chez Barbet ou chez Favart, 
et je leur dirai : 

— Je n'ai besoin que de gagner 30 francs par mois : 
je vous donnerai trois heures, deux heures par jour 
pour 30 francs — je sais bien le latin, vous verrez! — 
essayez-moi, faites-moi faire un thème, un discours, 
des vers... 

J'ai commencé par Bellaguet. 

Il tient une grande boîte, rue de la Pépinière, 
et mène les élèves à Bonaparte. Je me recommande 
de mon titre d'ancien « Bonaparte » 

— VOTJS ÊTES TROP JEUNE. 

M. Benoizet m'avait dit que j'étais trop vieux! 

« Vous êtes trop jeune, reprend M. Bellaguet; il 
faudrait sortir de l'Ecole normale ! Plus âgé, déjà 
connu, avec des recommandations et des cheveux 
gris, je ne dis pas !... Il y a des routiniers qui gagnent, 
non pas 30 francs par mois, mais 300 et 400 francs 
même ! et qui ne sont pas bacheliers ; mais ils ont une 
façon qui est connue, on sait qu'ils s'entendent à 
miner les élèves. 

C'est ce que le père Firmin m'avait dit! 

Je suis trop vieux pour les uns, trop jeune pour les 
autres. 



BA BE BI BO BU. 235 

Le professorat libre m'est défendu ! Il faut 
absolument commencer parle bagne du pionnage. 

— Merci, monsieur. » 

M. Bellaguet me reconduit, poli, bienveillant, es 
murmurant, avec grande tristesse, comme si lui- 
même était un meurtri de l'Université, las de sa 
chaîne : 

« Si vous pouvez ne pas mettre les pieds dans 
cette galère, ne les mettez pas! » 

Je ne .ne laisserai pas abattre; je ne dois pas en 
core céder ! 

J'ai couru tous les bahuts, je me suis offert à vil 
prix j on n'a voulu de moi nulle part. 

Je n'ai pas de certificats ; — trop jeune ou trop 
vieux, c'est entendu I 

Enfin, j'ai découvert un chef d'institution râpé, qui 
veut bien m'embaucher à 50 francs par mois pour 
quatre heures par jour. 

C'est justement dans mon quartier, c'est rue Saint- 
Jacques. 

On doit être là à six heures du matin pour corriger, 
puis revenir le soir de sept à huit. 

Six heures du matin, que m'importe! j'aurai toute 
la journée et presque toute la soirée à moi ! 

— Seulement, dit le patron du bahut, il faut me 
laisser le temps de congédier celui que vous devez 
remplacer : un professeur qui a refusé le serment en 



236 BA BE BI BO BU. 

Décembre et qui vit d'être rêpé'.iteur chez moi et chez 
les autres. Il me prend 100 francs, mais il a une répu- 
tation, des titres... il écrit et il est agrégé. 

— Vous l'appelez?. . 
il me donne le nom. 

C'est celui d'un républicain connu. Son refus de 
serment a fait du bruit. Il a une réputation, en effet. 
C'est donc lui que je remplacerais ! 

— Mettez, monsieur, que je n'ai rien dit. Je refuse 
de prendre la place de cet homme... S'il s'en va, 
voici mon adresse, écrivez-moi; mais je ne veux pas 
lui voler son pain. » 

Le chef de pension râpé semble surpris et blessé 
Je ma décision et de ma phrase ; je ne trouverai plus 
de place chez lui, il ne m'écrira jamais, certaine 
ment. 

N'importe ! 

Je songe à cela le soir, dans le sileace de ma 
chambre. 

On est lâche. 

Je regrette presque ce que j'ai fait. J'avais l'oc- 
casion de m'exercer, je cueillais un certificat, il me 
restait du temps, je pouvais m'acheter des habits et 
des livres... J'ai posé pour -le généreux, j'ai fait le 
crâne; jamais ie ne retrouverai cette occasion-là! 

Partout,' de tout côté, c'est la même réponse. 

— Pas normalien, pas licencié! Pour un poste 
de maître d'études, nous ne disons pas... Quoi- 
que nous soyons au complet, et qu'il y ait dix can- 



B A BE BI BO BU. 237 

didals pour une place. On pourrait voir, cependant... 
puisque votre, père est professeur, et que vous parais- 
sez aimer la carrière de l'enseignement!... » 

Je parais l'aimer? — Je la hais! 

Vous invo quez la position de mon père ? — J'en rougis ! 

Mes prières et mes lâchetés ont été inutiles. Je 
ne trouve que des places pour coucher au dortoir! 
J'aimerais mieux être porteur à la Halle ! 

Je puis encore tenir la campagne d'ailleurs avec 
mes 40 francs par mois. 

Mes souliers se décollent, mon habit se découd... 

Eh bien, j'irai pieds nus et déguenillé. Je ne 
fais de tort à personne ; je rôderai par les rues sans 
logement, si je n'ai pas l'héroïsme de rogner ma ra- 
tion et de prendre sur mon estomac pour payer une 
chambre... mais je ne serai pas pion et je ne coucherai 
pas au dortoir. 

On est mieux dans un lit de collège, on a chaud dans 
l'étude, on fait trois repas par jour — Je préfère crever 
de faim et crever de froid. ■ 

Je n'aurais enseigné que si j 'avais pu être l'employé 
d'un chef d'institution sans porter l'uniforme et sans 
prêter serment. 

Le serment? 

Celui que je devais remplacer chez le maître de 
pension râpé n'est pas le seul qui , ayant refusé 
de jurer fidélité à Napoléon, ait trouvé de l'ouvrage 
dans les institutions libres. Un tas de portes se 
sont ouvertes devant leui malheur et leurs titres. 



238 BA BE BI BO Btl. 

L'enseignement libre appartient à ces ■vaincus 
et les simples bacheliers, comme Vingtras, n'ont qu'a 
moisir chez les Entêtard et les Benoizet, pour être 
chassés à la fin' du mois, comme des domestiques ! 

Mon bonhomme, recommence ta course et remonte 
les escaliers noirs des placeurs!... 

Je vais chez tous. 

C'est pour l'acquit de ma conscience , c'est pour 
pouvoir me dire que je ne me suis pas acoquiné dans 
la misère; c'est pour cela que je cherche encore! 
Mais je n'ai fait que perdre mon temps, user mes 
souliers, ma langue, avoir des espoirs niais, éprou- 
ver de sales déboires! 

Professeur libre ! — Gela veut dire partout : petite 
salle qui empeste... dîner au raisiné, les créanciers 
interrompant la classe... les appointements refusés, 
rognés, volés!... 

Quelqu'un m'a dit : — « On s'y fait , on finit par 
aimer cette vie-là. » 

Est-ce vrai?... 

Oh! alors je ne remonte plus un des escaliers'; 
je raye mon nom des livres des placeurs ! 

C'est fini!... Je' préfère chercher ailleurs le pain 
dont j'ai besoin. 

A bas le raisiné ! Abas ba, be,bi, bo, bu. — A bas 
BA, BA, BU, BA ! 

J'en ai bé-bégayé pendant huit jours. 



XX 



PRÉCEPTORAT. CHAUSSON. 



Si, ne pouvant réussir dans les petites places, 
je visais plus haut? 

Reste le métier de précepteur ou de secrétaire. 

Secrétaire? 

Des amis m'ont déniché un emploi de secrétaire 
chez un Autrichien riche qui a besoin de quelqu un 
pour écrire ses lettres et lui tenir compagnie le 
matin. J'aurai 50 francs par mois, j'irai de huit heures 
à midi 

C'est ce que je rêvais l — J'aurai mes soirs à moi 
pour piocher. 

J'arrive chez l'Autrichien. 

11 est couché ; ses habits traînent à terre au 
milieu de bouteilles vides et de bouts de cigares 
On a dû faire une fière noce hier soir. 



240 PRÉCEPTORAT. CHAUSSON. 

« Ah! c'est vous qui m'avez été recommandé, 
fait-il en se tournant dans son lit. Youdriez-vous 
ramasser mes vêtements ? » 

11 doit confondre, il attend probablement un domes- 
tique. Moi, je viens comme secrétaire. 

Je le lui dis. 

« Qu'est-ce que vous me chantez? » 
Je ne chante pas — je lui rappelle que c'est pour 
être secrétaire' 1 . 

« Je le sais . Passez-moi mon pantalon. » 

J'bésite. 

11 était peut-être gris. — Il a mal aux che 
veux... II. est impoli quand il est en chemise, mais 
redevient gentleman quand il est habillé. 

Je pose le pantalon sur le lit. 

L'Autrichien sort des draps , met ses chaussettes, 
enfile son pantalon. 

« Voulez-vous me donner ma jaquette?» 

Non, je ne veux pas lui donner sa jaquette — je» 
lui donnerai une raclée, s'il y tient — c'est tout ce 
qu'il aura s'il insiste. 

Il insiste — ah! tant pis! — Je n'y tiens plus! 
et je lui tombe dessus et je le gifle, et je le 
rosse ! 

J'y vais de bon cœur, mille misères! 

J'ai pu réussir à m'échapper en bousculant voisins 
et portier. — Pourvu qu'il ne pense pas. que j 'emporta 
ta montre en partant ! 

C'est ma dernière tentative d'ambitieuxl 



PRÉCEPTORAT. CHAUSSON. 241 

Les places de secrétaire que je suis capable de 
trouver seront toutes chez des Autrichiens ivrognes 
ou des Français compromis, dans des maisons de 
comédie ou de drame. 

Précepteur? Éleveur d'enfants dans une famille 
riche ? 

Je voudrais' hienl 
4 Je voudrais connaître le monde , savoir leurs 
vices et leurs faiblesses, à ces riches, pour pouvoir les 
blaguer ou les sangler un jour! J'aurai bien ma 
! ninute tôt ou tard ! 

Voyons à décrocher une place de précepteur ! 

J'ai remué ciel et terre. J'ai fait des demandes 
d'une incroyable audace. 

Il faut se donner du mal, frapper partout, n'avoir . 
pas peur, disent les livres de maximes et les gens de 
conseil. 

Je ne dis pas que je n'ai pas eu peur — au con- 
traire ! Mais j'ai frappé partout, et je me suis donné du 
mal, un mal douloureux et héroïque. 

J'ai couru au-devant du ridicule; j'ai avancé ma 
tête et mon cœur, mes suppliques et ma fierté entre 
des portes qui se sont refermées avec mépris!... Gou- 
'age, fierté, cœur et tête sont restés déchirés et 
saignants ! . 

J'ai fait des sauts de grenouille sur l'échelle des 
chiffres. 

21 



242 PBÉCEPTOKAT. CHAUSSON. 

— Demandez cher! me disait-on. 
J'ai demandé cher. 

— C'est trop, ont répondu les payeurs. 

— Demandez moins ! 
J'ai demandé moins. 

— C'est un gueux, a-t-on murmuré en me toisant. 
Chaque fois qu'une lettre de recommandation , 

prise je ne sais où, arrachée par mon génie à 
celui-ci ou à celui-là, m'a amené jusqu'à un salon; 
dès que j'ai rencontré une oreille forcée de m'é- 
coûter, j'ai offert mes services au prix le plus haut 
ou le plus vil, suivant qu'il semblait répondre au cadre 
dans lequel vivaient les gens à qui je m'adressais. 

Mais on m'a toujours éconduit! 

Ces recommandations étaient toutes de hasard — 
de bric et de broc — Je ne connais personne haut 
placé ou puissant. 

Puissant, haut placé! Il faut appartenir à l'em- 
pire ! Je ne puis pas , je ne dois pas, je ne veux pas 
être protégé par les gens de l'empire. Plutôt l'hô- 
pital ! 

* Il ne manque pas de pieds à lécher. Pour me payer 
de la lècherie, on me jetterait peut-être une situation. 
Je n'ai pas la langue à ça! 

Par mon origine, je n'ai de racines que dans la 
terre des champs — point dans la race des heureux ! 
Je suis le fils d'une paysanne qui a trop crié qu'elle 
avait gardé les vaches et d'un professeur qui a bien 
usez de chercherdes protections pour lui-même!... Il 



PEÉCEPTORAT. CHAUSSON. 243 

fait une petite classe, d'ailleurs, ce qui ne lui donne 
pas d'autorité et le prive de prestige. 

Où ramasser les introductions, par ce temps de 
banqueroutisme triomphant, de républicains exilés? 

J'ai eu une veine ! 

Près de moi est venu demeurer un maître de chaus- 
son misérable. Il est du Midi, communicatif, bavard, 
pétulant. Je suis la seule redingote de la maison , et 
il me recherche. Il me poursuit de ses bonjours, 
même de ses visites. Je ne puis m'en débarrasser et je 
prends le parti de causer boxe et savate avec lui pour 
ne pas trop souffrir, pour profiter plutôt de son en- 
combrant voisinage. 

Quelquefois, le soir, il me donne rendez-vous dans 
une espèce d'écurie où il enseigne deux pelés et un 
tondu — et je me livre à la savate, faute de mieux! 
J'ai des dispositions, paraît-il. 

J'arrive à être un tireur — ce qui ne me donne pas 
mes entrées dans le grand monde et ne m'aidera pas à 
être de l'Académie, mais ce qui me met en relation 
avec des saltimbanques. 

Mes professeurs, mes recommandeurs, ne m'ont pas 
jusqu'ici trouvé pour un sou d'ouvrage. Les saltim- 
banques m'en procurent; 

Un champion du pujullasse antique , comme il 
est dit à la parade, est venu tirer (en manière de 
rigolade), avec deux ou trois prévôts du régiment, 



244 PRÉCEPTORAT. CHAUSSON. 

camarades du père Noirot, mon voisin. Je me suis 
moi-même aligné, et l'on s'est touché la main, 
comme on fait en public, sur la sciure de bois. * 

Le saltimbanque m'a emmené après l'assaut à la 
Barrière du Trône, où est sa baraque. 

Pour rire, je suis entré avec lui un dimanche matin 
chez les monstres ; je les ai vus en déshabillé. De fil en 
aiguille , nous sommes devenus deux amis et l'on a 
fini par me faire des commandes dans les caravanes 
célèbres. 

C'est surtout pour les Alcides que j'ai à tra- 
vailler. 

On me demande des affiches d'avance pour faire 
imprimer les soirs de grande séance en province J'en 
prépare qui sont des épopées. 

Mes connaissances classiques me profitent enfin à 
quelque chose! Je puis placer de l'Homère par ci, 
par là ; parler de Milon de Crotone, qui faisait 
craquer des cordes enroulées sur sa tête ; parler 
d'Antée qui retrouvait des forcés en touchant la 
terre! 

11 ne m'avait servi à rien dans la vie, jusqu'à pré- 
sent, d'avoir fait mes classes, mais ça me devient très 
utile à la Foire au pain d'épice. 

Puis un hasard m'a mis sur le chemin d'une rela- 
tion aimable. 

Le Savatier mon voisin n'était pas un maladroit et 
connaissait les gloires du chausson. Il pria Lecourt, le 
célèbre Lecourt, de venir figurer dans une salle au 
bénéfice d'une veuve de confrère. 



PRÉCEPTORAT. CHAUSSON. 245 

Lecourtvint. il eut contre un brutal de régiment un 
triomphe de politesse, d'élégance et de force ! 

Je fis passer dans un petit journal un article qui 
racontait la séance et saluait le vainqueur. 

Je lui portai la feuille, il me remercia, nous nous 
revîmes et j'eus mes entrées dans sa salle de la 
rue de Tournon, que fréquentait un monde distin- 
gué, composé de jeunes médecins, d'avocats stagiai- 
res, de rentiers bien musclés, qui allaient là se dis- 
traire à l'anglaise de leurs travaux sérieux. 

J'ai une société maintenant. — Il faut bien te 
dire, ce n'est pas à M. Yingtras, le lettré, que s'adres- 
sent les politesses ou les amitiés, c'est à M. Ying- 
tras le savatier : à M. Yingtras qui, paraît-il, p'orte le 
coup depied de bas comme personne, et se tire de l'ar- 
rêt chassé avec une vigueur et une maestria qu'il n'a 
jamais eues dans le discours latin, même quand il 
faisait parler Clatilina ou Spartacus. 

J'ai essayé dans cette salle de briller sur des sujets 
classiques ; on m'a toujours ramené au coup de pied 
et à la parade. Je veux causer des Grands siècles, on 
m'arrête pour me demander comment je fais pour 
fouetter si fort. J'ai envie de dire que c'est de famille ! 
j'ai ce coup de fouet-là. comme j'avais le tour de main 
chez Entêtard — et j'entends répéter ce mot flatteur : 
A lui le pompon! 

Un des tireurs de l'endroit possède un neveu qui est 

au collège et a besoin d'être pistonné pour le grec, 

■il , 



246 PRÉCEPTORAT. CHAUSSON. 

Il me demande si je voudrais pistonner le môme. 

— Gomment donc! 

— Nous ferons en même temps de la savate, me 
dit-il. 

Il ne me procure la leçon que pour tirer aveo 
moi, prendre mon entrain, ma furie d'attaque. 

Je m'en aperçois dès le premier jour. — Il dit au 
bout d'une demi-heure de grec : 

— C'est assez, ça fatiguerait Georges. 

Il ferme bien vite les cahiers, m'accroche par ta 
manche, et m'emmène dans une grande pièce, où il 
tombe en garde. 

— Allons-y ! 

Il me paye les leçons de son neveu 5 francs, m'en 
laisse donner pour 30 sous, et me demande 3 fr. 50 
de chausson. 

Je dois à mes pieds de gagner ces 5 francs deux 
fois par semaine. 

C'est mes pieds qu'il faudrait couronner, s'il y avait - 
encore une distribution de prix. 

— Y êtes-vous? Pan, pan, pan.- 

— Dans l'estomac, houp ! à moi, touché 

— Oh! làl là? J'ai laissé la peau de mon nez sur 
votre gant... 

C'est vrai — la peau est sur le cuir, le nez est à vif. 

J'ai avancé le nez exprès : En me le laissant écraser 
de temps en temps, j'aurai la répétition, toute ma vie. 

Malheureusement, ce fanatique du chausson a 
voulu faire le brave, un soir, contre des voyous. Ils 
lui ont cassé la jambe... 



PEÉCEPTOEAT. CHAUSSON. lHl 

Je ne suis plus bo.ï à rien, le neveu n'a plus besoin 
de répétitions. 

On règle avec moi, et ie n'ai plus que ma tête 
pour vivre ; ma .tête avec ce qu'il y a dedans : 
thèmes, versions, discours, empilés comme du linge 
sale dans un panier!... 

Trouverai-je encore un savatier amateur? 

Si j'avais assez d'argent, j'ouvrirais une salle de 
chausson. Il me faudrait une petite avance, un capi- 
tal! 

J'enseignerais le chausson dans le jour, je lirais 
fes bons auteurs et je préparerais les matériaux de 
mon grand livre le soir. L'éternel rêve du Dain gagné 
dans l'ennui, même la sciure de bois, de huit à six 
heures, mais du talent préparé par le travail, de sept 
à minuit 1 



XXI 

L'ÉPI NOt§ 



Y aurail-il un Dieu pour les petits professeurs? Un 
Dieu avec une longue barbe et un faux-col de deux 
jours? 

Bounmart, un lancé, quia des leçons dans la Haute, 
arrive un matin dans un atelier de peintre où je vais 
quelquefois, et où je suis seul pour le moment, le 
peintre cuisant chez la voisine. 

« Dites donc, il y a une place vacante chez Joly, 
l'homme des Cours de dames. On cherche un garçon 
jeune comme il faut, bien tourné... 

Eh! eh! 

— J'ai promis de trouver quelqu'un, et je ne con- 
nais personne. (Il a l'air de fouiller ses souvenirs.) 
Des jeunes, parbleu, i! n'en manque pas! Il suffit 
d'avoir vingt ans, mais comme il faut et bien tour- 
nés!... Où trouver çà? » 

Pas si loin ! voyons ! je sais quelqu'un qui n'est pas 
mal tourné — il est dans- la peau d'un bon ami à 
moi, ce monsieur-là. 



l'épiîïqle. 249 

« Vous ne pourriez m'indiquer personne, reprend 
Boulimart, quelqu'un qui n'ait pas l'air bête comme 
tous ceux que je fréquente ? » 

Malhonnête, va ! 

Il poursuit ses recherches avec conscience — « Un 
tel, un tel! » — Je l'entends qui tout bas fait son 
énumération en se parlant à lui-même : « 'fnéiion, 
Meyret, Bressler, » mais il passe outre, en secouant 
la tête. 

— Allons, je serai forcé de prendre le premier im- 
bécile venu !... Avez-vous du tabac, une pipe? 

— Voilà. » 

Il bourré sa pipe, tire quelques bouffées, se gratte 
encore la tête... On voit qu'il cherche. A la fin, il se 
tourne vers moi. 

« Je ne trouve rien, mon cher, et j'ai promis' d'en- 
voyer pour ce soir! (Après une pause.) Dites donc, 
vous, voulez-vous y aller? Si c'est le père qui vous 
reçoit, lui, ça lui est égal qu'on ne soit pas distingué. 
Vous courez chance de tomber sur le père. .■ Qu'en 
pensez-vous? 

— J'ai peur de paraître trop peu comme U faut 
et mal tourné... 

— Si c'est le père qui vous reçoit, je vous dis, vous 
pouvez passer. Il préfère même les gens communs, 
lui! Ça y est, n'est-ce pas? Vous y allez?... » 

Je balbutie un peu et je finis par accepter. 

C'est se reconnaître mal tourné, mais il y a quel- 
ques sous à gagner et je ferais le cagneux pour 
30 francs par mois. 



2S5 l'épingle. 

Il faut s'habiller pour se rendre là. 

Quoique le père n'exige pas qu'on soit distingué, je 
ne puis y aller comme je suis. — Pantalon qui a deux 
yeux par derrière, redingote à reflets de tôle..., sou- 
liers à gueule de poisson mort. 

J'ai un vieil habit noir! — Il n'y aura qu'à mettre 
un peu d'encre sur les capsules des boutons. 

Je me promène dans ma chambre, nu en habit. 

Un coup d'œil dans la glace I... 

Ce n'est décidément pas assez. 

Il s'agit de recueillir des vêtements, comme un 
naufragé. 

C'est ie diable! 

Je cours chez un ancien camarade de Nantes, Ter- 
troucl, étudiant en médecine : 
« As- tu un pantalon? 

— Tiens, si j'ai un pantalon!... Regarde ça! » 
11 me fait tâter l'étoffe sur sa cuisse. 

« Peux-tu me le prêter pour deux heures? 

— Mais moi !... 

— Tu n'en as pas d'autres? 

— J'ai le vieux. Si tu peux t'en servir... » 

On le peut, en le réparant comme une masure!... 

Tertroud m'aide lui-même à ma toilette avec toute 
la sollicitude d'une mère 

Il se place derrière moi. Son attitude me fait venir 
la sueur dans le dos. Je le vois qui se gratte le front, 
je le seas qui agace le fond... Je lui demande des nou- 
velles ! 



l'épingle. -251 

Tertroud n'ose pas s'avancer. Cependant il ne me 
décourage pas. 

Il continue ses études et son travail, il tourne, exa- 
mine, l'œil au guet, l'épingle aux dents. 

Il finit par déclarer que cela ira — mais avec an 
vêtement long, pour cacher les réparations. 

Il n'a pas de vêtement long. 

Lui, il apporte le pantalon — Qu'un autre y aille 
du pardessus ! 

— Eudel te donnera peut-être ce qu'il te faut. 

On va chez Eudel. 

Eudel fait des difficultés, il a déjà prêté des pale- 
tots qu'on ne lui a pas rendus ou qu'on lui a rendus 
tachés et décousus — avec des allumettes 'dans la 
doublure et une drôle d'odeur dans le drap. 

— Cependant, si c'est indispensable! 

— Merci, à charge de revanche ! 

J'essaie le vêtement, qu'il a décroché de son ar- 
moire. 

J'entends un petit craquement! Je ne dis rien... 
Eudel me retirerait son paletot tout de suite, je le 
sens, si je parlais du petit craquement. 

Me voilà ficelé. 

Je n'arriverai jamais à pied ; c'est tout au plus si 
|'ai pu descendre les escaliers en sautant. 

Quand il faut marcher, c'est une affaire! Je vais 
me partager en deux, sûrement — payer double 
place, alors ?... J'ai juste six sous. 



'Z52 l'épingle. 

On est forcé de me mettre en omnibus, on le fait 
avec plaisir, on a assez de moi, dn n'en veut plus. 



Quel ennui pour descendre ! Je sue — tout le ventre 
de Tertroud est mouillé sur ma poitrine. 

Je . marche comme je peux — ■ avec des airs bien 
équivoques ! Je finis par arriver à la maison où l'on 
attend un professeur, qui ait l'air comme il faut et 
bien tourné... 

Je sonne. Oh! je crois que la bretelle a craqué! 

« Monsieur Joly. 

— C'est ici. , 

— Y est-il?» 

Aht s'il pouvait ne pas y être! 
Il y est: il arrive. Est-ce le fils difficile? est-ce le 
père insouciant? 
C'est le fils ! 

« Vous venez pour la leçoo? >» 

Je ne réponds pas! Quelqg • .,hose a sauté en des= 
sous... 

Le monsieur attend. 

Je me contente d'un signe. 

'( Vous avez déjà enseigné? » 

Nouveau signe de tête très court et un « oui, mon- 
sieur, » très sec. Si je parle, je gonfle — on gonfle 
toujours un peu en parlant. Cet homme ne se doute 
pas de ce qu'il est appelé à voir si le paletot craque» 

Il continue à parler tout seul. 



L'EPIÎÏQLE. 253 

— Je voudrais, monsieur, — mais prenez donc la 
peine de vous asseoir, j'ai besoin de vous expliquer 
mon intention... • 

Je m'assieds tout juste! C'est encore trop! une 
épingle s'est défaite par derrière. 
Il m'expose son plan. 

« Quelques mères s'adonnent à l'éducation de 
leurs enfants jusqu'à l'héroïsme. Elles regrettent de 
ne pas savoir les langues mortes pour pouvoir suivre 
les travaux du collège. J'ai pensé à créer un cours, 
où un garçon du monde — habitué aux belles ma- 
nières — leur donnerait, avec grâce, des leçons de 
latin, même de grec. Je sais ce qu'en vaut l'aune, 
vous pensez bien, mais il y a là une idée qui peut 
séduire, pendant quelque temps, des jeunes mères 
amoureuses de leurs petits. » 

Le sang est venu sous mon épingle, je dois avoir 
rougi le fauteuil.. . 

Il faut cependant que je réponde quelque chose!... 

« Sans doute... » 

Je m'arrête, l'épingle s'est mise en travers — c'est 
affreux! Je remue la tête, la seule chose que je 
puisse remuer sans trop de danger. 

— Eh bien! monsieur, vous réfléchirez ... Vous 
me paraissez sobre de gestes et de paroles... c'est ce 
que j'aime. Nous pouvons nous entendre... C'est dix 
francs le cachet de deux heures. Les' dames fixeront 
le jour. Mais vous avez peut-être vos jours retenus?» 

Je voudrais dire « oui » pour faire des embarras, 
mais la pomme d'Adam me fait trop de mal et j'ai 

22 



2b4 l'épingle. 

besoin de remuer la tête en largeur pour me soulager 
d'un col en papier qui m'étrangle : je remue en 
largeur — ce qui veut dire : « non » dans toutes les 
pantomines. 

— Bon, c'est bien ! Veuillez revenir ou m'écrire. » 
11 se lève. Je n'ai qu'à m'en aller! 

Je souffrirai moins debout. 
Je m'éloigne à reculons. 

Le lendemain, Boulimart arrive chez moi, 

— Savez-vous que vous avez plu comme tout à 
M. Joly? Il vous a trouvé une distinction !... — un peu 
de raideur, — trop la manière anglaise — pas desser- 
ré les dents... assis comme sur un trotteur dur... 
des gestes un peu secs... — mais il ne déteste pas cette 
froideur, à ce qu'il a dit. 

Bref, mon cher, l'affaire est dans le sac si vous vou- 
lez. Mais montrez-moi donc comment vous vous êtes 
présenté ! 

— Ehl eh! maître Boulimart, vous m'envoyiez 
comme pis-aller... Vous voyez qu'ils se connaissent 
mieux que vous en distinction... Et qu'aurait-ce été 
ai je n'avais pas eu d'épingles ? 

— Quelles épingles? 

— N'insistez pas ! ou je vous mets en face d'un 
affreux spectacle — et je fais (à moitié) un geste qui 
le déconcerte. » 

« Revenez ou écrivez-moi, » m'a dit le monsieur 
qui me trouve la raideur anglaise. 
J'écris. — Je ne puis apparaître encore. Je n'ai 

I 



toujours comme habits de visite que le pantalon de 
Tertruad et le paletot d'Eudel, si seulement ils veu- 
lent me les prêter de nouveau. J'ai cela — et les 
épingles... 

J'aurais encore l'air distingué, c'est possible, si je 
m'assieds sur la pointe, mais je préfère avoir l'air plus 
commun et ne plus souffrir comme j'ai souffert. La 
place est encore si sensible ! 

M. Joly me fait savoir que j'ai à ouvrir mon cours 
le lundi suivant. 

Quelles luttes tous les lundis ! 

Dès le vendredi, l'inquiétude me prend, et je trem- 
ble de ne pas pouvoir arriver ! 

Je vais emprunter des habits comme il faut chez 
l'un, chez l'autre. 

Je me lie avec des gens qui ne sont ni de mon édu- 
cation, ni de ma race, mais qui sont de ma grosseur 
et de ma taille. Il faut être de ma grosseur mainte- 
nant, avoir ma ceinture, pour devenir mon ami. 

— Que pensez-vous d'un tel , me demancle-t-on 
quelquefois? 

— Un tel? — Ses pantalons pourront-ils m'aller? » 
Moi, si difficile comme opinions, moi, le pur, je 

porte des vêtements appartenant à des nuances bi- 
zarres comme couleurs , ce qui n'est rien , mais 
dissemblables aussi comme opinion ! — ce qui est 
grave ! 

Des vêtements de républicains modérés , que j'aurais 
fait fusiller si j'avais été vainqueur, et qui me tien- 



256 l'épingle. 

nent maintenant par là : ils me tiennent par le revers 
de leur paletot ou le fond de leur culotte. 

Je parviens tout de même à être à peu près pro- 
prement vêtu, à force de me boutonner haut — parca 
que je suis souple, que je puis me crisper pendant 
deux heures, et ne pas respirer beaucoup, comme si 
je voulais faire passer le hoquet. 

Mais c'est dur; il faut que je me surveille bien ! 

On n'aime pas mon caractère. « Drôle d'homme, 
nature si peu ouverte, trop boutonnée. » Voilà les 
bruits qui se répandent. Mais je ne puis pas m'ouvrir, 
ni me déboutonner ! 

Je n'ai déjà plus personne qui veuille m'habiller, 
c'est trop long, — il me faudrait une femme de cham- 
bre, tous les camarades y ont renoncé. 

Les camarades !... C'est tout feu au début, ça vous 
mettrait des épingles partout, si on les laissait faire; 
puis, peu à peu, l'indifférence arrive — l'indifférence, 
ia fatigue — je ne sais quoi! et ils ne sont plus là 
quand on a besoin d'eux , — on ne les trouve plus 
pour remonter la boucle, replier le fond — ils sont 
loin, les camarades!... 

Il me faudrait un tailleur, même au prix d'un 
crime. 
Je l'AURAI. 

Je ne rêve plus que toilette ! Je voudrais toujours 



l'épingle. 257 

maintenant avoir une culotte qui ne tirebouchonne 
pas et qui ne me fasse pas mal entre les jambes. 
Où cela me mènera-t-il? 

N'ai-je pas le vertige? Icare, Icare, Masaniello, 
Masanielio !... 

C'est Eudel qui , pour se débarrassër de mes em- 
prunts de frusques, ariréféré me présentera son tail- 
leur M. Gaumont. 

Mais il m'a demandé l'épingle qui s'était mise en 
travers de mon avenir, en m'entrant dans la pelote. 

« Je la vendrai à des Anglais, le jour où tu seras 
célèbre. 

— Ce jour-là je te la cacbèterai et la mettrai dan» 
mon blason, s 



22. 



H 1 G H L j F s 



J'arrive chez M. Caumont que je trouve dans son 
salon avec sa femme. 

Il m'accueille commesij'avais40,000 livres derente. 
C'est la première fois que je suis si bien reçu et qu'on 
est si poli avec moi. 

Il me gêne presque... Je me crois obligé de lui 
avouer ma pauvreté. 

— M. Eudel vous a dit que je ne savais pas au juste 
quand je pourrais vous payer... 

M. Caumont a l'air étonné au possible. 
J'insiste encore. — Ah ! cela se gâte !... 
" — M. Vingtras!... Si vous parlez encore d'argent, 
nous nous fâchons ! Qu'allons-nous vous faire, voyons? 

— Une redingote... 

Une redingote?... M. Caumont est ahuri; madame 
Caumont aussi. Ils se consultent des yeux. 

J'ai peur d'avoir été trop loin. — J'aurais dû de- 
mander un pet-en-l'air. 



HIGH LIFE. 239 

Je tâche de réparer ma maladresse et je fais des 
gestes qui me viennent à mi-fesse ; je me scie la 
fesse avec la main. 

— Avec de toutes petites. basques. J'aime les bas- 
ques courtes. 

Ce n'est pas vrai; j'aime les basques longues. C'est 
comme pour les têtes chez Turquet — mais il-faut 
moins de drap pour les basques courtes , et on 
me fera plus facilement crédit si l'habit est taillé 
comme pour un nain. 

M. et madame Caumont poussent un cri, ils sem- 
blent délivrés d'un grand poids. 

— Vous parlez d'une jaquette ! Nous nous disions 
aussi!... une redingote,, c'est bon pour les gens 
de bureau et pour les vieux, mais pour un jeune 
homme comme vous !... Jl vous faut quelque chose 
dans le genre de ceci... 

On me montre un vêtement qui attend sur une chaise 
et qui a une tournure élégante ! Boutons mats, dou- 
blure de soie marron, nuance gris«, d'un. gris doux et 
vif comme de la poussière d'acier... 

On me donne le drap à choisir. 

Que c'est souple sous la main! Il me semble que 
je caresse et compte des billets de banque. 

Je joue le blasé et j'ai l'air de cligner de l'œil et de 
faire le connaisseur. 

À la fin , je me décide pour une étoffe très sombre, 
je déteste le sombre; mais je me figure que je pa- 
rais plus sérieux et par conséquent, que je pré- 



260 IG-H LIï'B. 

sente plus de garanties de solvabilité en choisissant 
des étoffes tristes. Je regrette de n'avoir pas mis des 
lunettes bleues. 

« Voyons, décidément, vous voulez être de l'Aca- 
démie! dit M. Caumont en souriant avec finesse. 
Mais il faut avoir quarante ans pour une étoffe 
comme celle-là! Autant vous prendre mesure d'un 
cercueil ! » 

Je fais fausse route : » Vingtras, tu fais fausse 
route ! Tu vas rater ta pelure! » 

Je renonce à regarder les échantillons, je déclare 
n'y connaître rien; je me rejette, comme un homme 
fatigué, dans l'excuse de ma vie sédentaire. 

— Je vis dans les livres, je ne sors pas des livres. 
Voulez- vous choisir pour moi ? 

— i Nous ne le faisons jamais. Le client n'a ensuite 
qu'à être mécontent... 

— Je comprends... mais je vous dis... l'habitude de 
penser... Ainsi, tenez, je pensais dans ce moment à 
une coutume romaine... 

« Oui, les gens qui travaillent de tête! Je sais. » 

M. et madame Caumont ont l'air d'avoir pitié de 
mon cerveau, et se décident à faire une exception 
en ma faveur. Ils me choisissent un pardessus. 

«Pour votre pantalon, comment voulez-vous le 
fond ? » 

De même couleur !... oh! de même couleur! Mes 
derniers pantalons étaient comme fond d'une nuance 



HIGH LIFE. 261 

si différente du ventre et des jambes !... De même 
couleur! Je le demanderais à genoux ! 

Ces cris allaient m'échapper comme une culotte 
trop large que j'ai failli laisser tomber une fois dans 
une maison , ayant oublié dans le feu de la con- 
versation de la retenir en l'empoignant par le der- 
rière. 

J'ai pu, Dieu merci, les étrangler dans ma poitrine. 
« Vous ne dites pas pour le fond? - 
— Ah ! c'est vrai 1 » 

Je fais l'homme qui revient de loin. Je secoue ma 
tête avec fatigue... M. Gaumont insiste : 

« Aimez-vous serré... la boucle en haut?... la 
boucle en bas?... » 

Je veux la boucle juste sur le ventre. Quand je 
n'aurai pas de quoi dîner, je serrerai un cran , deux 
crans !... 

« La boucle correspondant au nombril , s'il vous 
plaît, monsieur Gâumont. » 
On passe à la jaquette. 

« Quelle forme ont vos jaquettes , d'ordinaire? » 

L'air d'un sac généralement : d'un morceau de 
journal autour d'un os de gigot , d'une guenille 
autour d'un paquet de cannes — voilà la forme de 
mes pardessus jusqu'ici ; mais à M. Caumont, je 
réponds : 

« Je n'ai jamais remarqué la coupe de mes vête- 
ments (avec un sourire grave et hochant la tête). — 
C'est que je vis du travail de la pensée! » 

Menteur! menteur! Je vis de rien! D'un peu desau- 



262 HIG-H LIFE. 

cisson ou d'un bout de roquefort, mais pas du tra- 
vail de la pensée, ni de me pencher sur les livres! 
Ça me coupe tout de suite, d'ailleurs; ça me fait 
comme une barre sur l'estomac quand les volumes 
sont un peu gros. 

M. Gaumont a pris mes mesures, puis ouvert un 

registre. 

« L'orthographe de votre nom, s'il vous plaît?... 
Vintras, sans g?» 

J'ai peur de lui déplaire; il a peut-être l'horreur de 
la lettre g. Je consens à un faux, — je dénature le 
10m de mes pères I... 

« Oui sans g. 

— L'adresse? 

— Hôtel Broussais, rue d'Enfer, 82. » 

Je ne demeure pas hôtel Broussais, rue d'Enfer, S2, 
mais je ne pouvais pas donner mon adresse à moi. 
J'ai donné celle d'un camarade qui paye 30 francs 
par mois. C'est un palais chez lui ! . 

C'est la-première fois de ma vie que j'ai eu du sang- 
froid, que j'ai trouvé illico ce qu'il fallait dire; le 
mensonge m'a donné de l'assurance. 

M. Caumont connaît justement la maison! 

« Celle qui a une statue du Dieu des Jardins, dans 
la cour?... 

— Oui... » 

Je n'ai jamais remarqué la statue — je ne remarque 
pas les statues généralement — mais je dis : « oui » 



HIGH LIFE. 263 

atout hasard, parce que la maison a l'air de plaire à 
M. Caumont. 

« Vous aimez les arts, M. Vin-tras? 

— Beaucoup. » 

Il attendait plus, je le vois. 

J'ai répondu comme s'il m'avait interrogé sur un 
plat, des radis, des boulettes, de mou de veau; je 
crois bon d'insister, de donner un peu plus de dé- 
veloppement à ma pensée et je repète d'un petit air 
échauffé : 

« J'aime beaucoup les arts ! » 

Je suis habillé... 

On se charge aussi de me procurer un chapelier et 
un bottier. A chaque commande j'ai un frisson. 

J'hésite à m'endetter, mais les camarades m'y 
poussent... 

« Tu végètes avec tes capacités ; quand tu pourras 
te présenter partout, tu gagneras de quoi payer tes 
dettes et au delà ! » 

4 Je me laisse aller, d'autant mieux que je grille 
d'être bardé de drap fin et chaussé de chevreau. 

On méfait des compliments sur mon. pied chez le 
bottier! Il paraît que je ne l'ai pas trop vilain — je 
ne l'ai jamais su. 

Je n'ai encore usé que les bas de ma mère, ou 
bien je me suis chaussé à la fortune du pot — à 
six sous la paire — toujours forcé de rentrer le bout 
sous les doigts de pied , ou de plier le talon comme 



264 HIGH LIFE. 

une serviette, ce qui m'a fait, plus d'une fois, ac- 
cuser de manquer de courage, sous l'Odéon , quand, 
après cent vingt-sept tours je me plaignais de ne pou- 
voir marcher. 

On accuse les gens de manquer de courage ! On 
ne sait pas comment sont leurs chaussettes , si la 
main d'une mère n'a pas entassé les reprises qui font 
hernie ou tumeur dans le soulier ! 

J'ai toujours eu du linge propre, par bonheur ! Je 
l'envoie à ma mère, qui le blanchit, le raccommode et 
me le renvoie. Ça ne coûte rien de transport, grâce à 
M. Truchet et M. Andrez des Messageries ; mais 
toujours aussi, ce linge ressemble à de la peau de vieux 
soldat, trop raccommodée et mal recousue. 

Me voilà enfin armé de pied en cap : bien pris 
dans ma jaquette ; les hanches serrées dans mon pan- 
talon doublé d'une bande de beau cuir rouge; à Taise 
dans ce drap souple. 

J'ai fait tailler ma barbe en pointe; ma cravate 
est lâche autour de mon cou couleur de cuir frais ; 
mes manchettes illuminent de blanc ma main à 
teinte de citron, comme un papier de soie fait valoir 
une orange. 

Je tiens haut ma tête. 

C'est la première fois que je la relève ainsi depuis 
que je suis « étudiant. » Jusqu'à ce jour, je n'ai pas 
pu. Il fallait que je fus"se un peu lancé. J'oubliais 
alors que j'avais à cacher le gras de ma cravate. 



HIGH LIFE. 265 

Ma grande joie est de pouvoir maintenant penser 
à ce que je dis. 

J'ai pu penser en particulier, quand j'étais seul 
dans mes chambres de dix francs, devant les murs 
des cours ! — mais je n'ai jamais pu penser à ce que 
je disais en public. 

J'avais à songer, pendant que je parlais, à ma cu- 
lotte qui s'en allait , à mes habits que je sentais 
craquer, il y avait à cacher mes déchirures et mes 
taches, mon linge sans boutons, mon derrière sans 
voile. 

Toujours sur le qui-vive! Je monte la garde depuis 
le berceau devant mon amour-propre en danger.. Je 
veille, les ciseaux aux poings, la ficelle à l'épaule, les 
pieds près de l'encrier, pour noircir mes chaussettes là 
où le soulier est fendu. 

Je m'évadai un moment de cette vie grotesque 
quand je revenais de Nantes, mais ma liberté fut 
gâtée dès le lendemain par l'horrible spectacle de 
la mouchardise impériale et de l'aplatissement public 
— le cœur et le nez y sont faits maintenant , et l'on 
ne sent plus la mauvaise odeur qu'on a respirée des 
années : l'odorat s'est rallié 7 

Me voilà fier et libre de nouveau! 

Je ne rentre plus mes côtes ni mes ongles, je ne 
traîne plus les pieds, je ne mâche plus les mots, 
je n'avale plus mes colères ou mes rires. Je ne mar- 
che plus sous l'Odéon, comme les réclusipnnaires 

23 



266 HIGH LIFE. 

dans la promenade en queue de cervelas, au fond des 
- lugubres centrales. 



American Bar. 

Nous avons été promener nos beaux habits sur les 
boulevards. Il y a un bar américain, près du passage 
Jouffroy, où la mode est- d'aller vers quatre heures. 

Des boursiers, à diamants gros comme des châ- 
taignes, des viveurs, des gens connus, viennent 
là parader devant les belles filles qui versent les 
liqueurs couleur d'herbe, d'oret de sang. Ils font 
changer dés billets de banque pour payer leur ab- 
sinthe. 

Je ne déplais pas, paraît-il , à ces filles. 
« Il a l'air d'un terre-neuve » a dit Maria la Cro- 
queuse. 

Je croyais que c'était une injure ; il paraît que 
non !... 

Avant les habits Gaumont, j'avais l'air d'un chien 
de berger, d'un caniche d'aveugle, d'un barbet crotté 
auquel on avait coupé la queue. — Un homme vêtu 
de bric et de broc al'airaussibête qu'un chien àquil'on 
a coupé la queue tout ras. . Je paraissais avoir la ma- 
ladie , on m'aurait offert du soufre. Maintenant , je 
suis un terre-neuve, un beau terre-neuve... 

« Et pas bête, » ajoutent quelques-uns en faisant 
allusion à mes audaces de conversation. 
* Pas bête? — Mais si demain j'avais de nouveau 
la redingote à la doublure déchirée , la cravate 



HIGH LIFE. - 267 

éi aillée et tordue, le pantalon m'écartelant comme 
Ravaillac ; si demain j'avais des chaussettes trop 
grosses dans des souliers percés, demain, je serais 
de nouveau bête et laid, — bête comme une oie, laid 
comme un singe! 

Vous ne savez donc pas de quoi j'ai eu l'air pendant 
quatre ans ? 

Deux ou trois fats qui, par derrière, me blaguaient 
ou me calomniaient quand j'étais mal mis, sont arri- 
vés caresser mes habits neufs. 

« Bas les pattes ! » ai-je sifflé en leur fumant au 
visage. 

Je les ai traités comme des chiens. 

Ah ! vous voulez vous remettre avec Vingtras . ce 
Vingtras qu'on dit distingué à sa façon, à présent! 
11 faut payer ça par des acceptations de blague 
cruelle ou des menaces de. gifles toutes prêtes. 

Je n'ai jamais eu l'envie de brutaliser un imperti - 
nent > Elle me prend. Je souffletterais bien un ganté 
du bout de mes gants neufs. 

Je vaux moins pourtant depuis que j'ai ces ha- 
bits-là ! 

Il a fallu mentir à mes habitudes d'honnêteté 
muette, démordre de mon entêtement à vivre de 
rien. Il a fallu dire adieu à mes résolutions de 
héros. 

J'en ai souffert dans un coin de mon cœur. 
Quelquefois je trouvais une vanité d'orgueilleux 
à me jurer que j'irais ainsi, mal vêtu, jusqu'au jour 



268 HIGH LIFE. 

où je forcerais la chance; si je mourais, je mettrais 
mon éloge dans mon testament en racontant ma vie, 
et en fouettant de mes dernières guenilles les survi- 
vants qui devaient leurs habits — moi je ne devais rien t 
pas même une paire de savates. 

Je vaux moins. J'ai dû jouer la comédie pour avoir 
mes vêtements, ces bottines et ce chapeau — une co- 
médie dont j'ai honte ! 

Mes souliers percés étaient miens; je pouvais les 
jeter à la tête du premier passant, en disant : 

— Tu es peut-être aussi honnête, mais tu n'es pas 
plus honnête que moi. 

A un ruiné, je pouvais crier : 

« Je te fais cadeau de l'empeigne. » 

Je crois que je gagnerai de quoi payer, cependant! 
Le Vmgtras est en hausse.' 

« Il a mis de l'eau dans son vin, dit l'un ; il a jeté 
sa gourme, dit l'autre ; j'avais toujours dit qu'il 
avait du bon, ce garçon-là! fait un troisième. » 

Je n'ai pas mis d'eau dans mon vin , j'ai mis du 
vin dans mon eau ; je n'ai pas jeté ma gourme, j'ai 
jeté mes frusques. 

Tas de sots ! 

Partout, je fais prime. 

Je suis devenu un grand homme chez Joly» 



HIGH LIFE. 269 

Je puis me pencher sans danger maintenant, pour 
corriger les devoirs. 

Il y a une des mères, trente ans, cheveux d'or, 
rire d'argent ,. qui a toujours quelque chose à me 
montrer sur le cahier de son fils et qui se penche 
aussi, en appuyant le bout de ses seins sur mon 
épaule... 

Un matin, ma jaquette m'allait bien, paraît-il, dans 
le demi-jour qui baignait la classe de latin — le cor- 
sage de la dame aux cheveux d'or luisait et senlait bon 
comme un gros bouquet ! Sur un coin de cahier elle 
avait en souriant dessiné une tète échevelée qui res- 
semblait fort à la mienne. 

Nos lèvres se sont rencontrées... 
• ••• 

Elle m'a présenté à son mari, l'autre soir. 

« L'enfant ferait-il des progrès en prenant des ré- 
pétitions? me demande-t-il. 

— Beaucoup. » 

Je n'ai pas dit « ce beaucoup » là, comme j'ai dit le 
beaucoup à M. Caiimont, quand il m'a demandé, à 
propos du Dieu des jardins, si j'aimais les arts. 

Mon beaucoup a été entraînant et passionné. 

M. Martel, le mari, voit déjà son fils traduisant les 
Verrines (ce qui serait bien utile pour son commerce, 
n'est-ce pas?) et il me demande mes prix. Jadis, 
j'aurais répondu : 2 francs l'heure, 20 sous même, si 
j'avais eu le derrière sur les épingles. Je ne l'ai plus 
sur des épingles, qu'on le sache ! et qu'on se le tienne 
pour dit une bonne fois ! 

23. 



270 HIQH LIFE. 

Je n'ai plus le derrière sur des épingles, aussi je 
prends 5 francs l'heure! 

M. Gaumont a déclaré qu'il me fallait un habit du 
matin. 

J'ai toujours vu le matin représenté en jaune clai r 
ou en bleu pâle dans les ballets et dans les pièces de 
vers.Vais-je être en matin de pièce devers ou de féerie? 
Aurai-je des gouttes de rosée ? M'entr'ouvrirai-je de 
quelque part au soleil levant? 

Non. J'ai un vêtement dont M. Caumont lui-même 
est enchanté, qui est « du matin » au possible. Oh 
mais! Comme c'est du matin! 

M. Caumont ajoute que c'est un vêtement de 
neuf heures à midi — pas avant neuf heures, pas 
après midi. 

Je le garde pourtant jusqu'à une heure , deux 
heures même, quelquefois! — Car ma leçon va jus- 
que-là. — Ma leçon? C'est-à-dire la correction des 
cahiers de l'enfant, qu'on éloigne... 

On entr'ouvre un grand peignoir à raies bleues, 
bordé de dentelles fines, et qui moule un corps de 
Btatue. e , 



LE CHRIST AU SAUCISSON 



Mes amours jusqu'ici avaient senti la crémerie ou 
le bastringue. 

J'avais jeté mon mouchoir, de grosse toile, à quel- 
ques étudiantes qui trouvaient que j'avais de grands 
yeux et de larges épaules. Tout cela avait un parfum 
de friture et de petit noir. 

Je respire maintenant l'élégance à pleines narines. 

Je lui ai caché mon adresse, qu'elle me demande 
toujours. 

« Si tu ne veux pas me la dire, c'est que tu as une 
autre femme ! . . . 

— Non , je demeure avec ma mère. 

— Elle est rentière, ta mère? » 
Je n'ose mentir, ni répondre oui. 

Je sens bien que la misère lui paraît une laideur, 
et à toutes les allusions qu'elle fait à mon genre 
de vie, je réponds par la comédie de la médiocrité 
dorée. 



272 LE CHRIST AU SAUCISSON. 

« C'est pour être un jour professeur de faculté que 
j'ai pris la carrière de l'enseignement et que je donne 
des leçons. 

— Oh! j'irai t'entendre ! Mais toutes seront amou- 
reuses de toi!... » 

Elle fait une moue chagrine et reprend : 
«Quelle couleur de meubles as-tu?... (Rougissant 
un peu.) Gomment sont les rideaux de ton lit?... » 
Elle baisse la tête et attend. 
« Les rideaux de mon lit?... » 

Je ne trouve rien. 
« De quelle couleur? 

— Couleur puce... » 
J'ai failli dire : punaise! 

« C'est moi qui t'arrangerais ta chambre de gar- 
çon!... » 

J'ai pensé à en avoir une, mais quoique les le- 
çons marchent, je ne suis pas riche. Les louis d'or 
fondent en route, dans nos promenades en voiture 
et nos haltes dans les restaurants heureux , où elle 
veut un rien — mais un rien, entends-tu! dit-elle en 
se dégantant. 

Il m'est arrivé ds souper avec du pain et de l'eau 
claire, la veille ou le lendemain des jours où nous 
avions pris un rien, chez le pâtissier d'abord, au res- 
taurant ensuite, dans un café de riches après, où elle 
voulait entrer pour se regarder dans la glace et voir si 
elle était trop chiffonnée ou trop pâle. 



LE CHKIST AU SAUCISSON. 273 

Elle avait quelquefois peur de son mari. 

Peur? — Elle faisait semblant, je crois, pour aiguiser 
ma joie. Elle voyait bien que je ne redoutais pas le 
danger et que le fantôme du péril, au contraire, atti- 
sait mes désirs et mon orgueil. 

Peur? — Mais elle ^affichait à mon bras ! 

Au théâtre, elle se frottait tout contre moi, elle avait 
ses cheveux qui touchaient les miens... 

Elle voulut une fois aller aux cafés du quartier, et 
se fâcha parce que je ne la tutoyais pas. 

Patatras! 

J'étais dans mon taudis. On a fait du train dans 
l'escalier. 

« Que demandez-vous? criait l'hôtelier. Vous de- 
mandez M. Vingtras ? J-j vous dis : c'est ici ; vous me 
dite? : non! Je vous dis : si! Je sais bien les gens qui 
logent chez moi. — Monsieur Vingtras ! 

— Qu'y a-t-il? 

— Une dame qui vous cherche. » 

Par la cage de l'escalier j'ai vu une tête passer, 
mais qui a tout de suite disparu!... J'ai attendu un 
bruit de soie, des pas précipités... Une robe fuyait 
dans la rue. 

Je cours, en me cachant derrière les gerts et les 
voitures. 

Cette robe, ce châle!... C'est Elle, la femme 
au rire d'argent, aux cheveux d'or, au peignoir 
bleu... 



: 274 LE CHRIST AU SAUCISSON 

Quelle honte! Je ne reparaîtrai pas devant ses yeux. 
Je ne reparaîtrai pas au cours non plus, je ne re- 
verrai pas Joly, je fuirai le quartier où Elle vit, je 
m'exilerai de ce coin de Paris. 

J'ai envoyé un mot de démission. 

Je suis resté huit jours et huit nuits à m'arracher 
les cheveux ; heureusement j'en ai beaucoup. 

Aux heures où elle avait l'habitude de m'attendre, 
près du Gymnase, je vais malgré moi de ce côté; je 
cours après toutes celles qui lui ressemblent — en me 
cachant quand je crois la reconnaître ! 

Mais je ne me laisse pas écraser par la douleur. 

Je vais bûcher, bûcher, faire de l'argent , de l'or, 
louer ensuite un appartement avec un lit à rideaux 
puce, puis je lui écrirai. J'inventerai un roman; j'en 
cherche l'intrigue, j'en ourdis le mensonge... 

Les répétitions pleuvent. je donne la première à 
sept heures du malin au fils d'un ancien colonel ; 
la dernière, à huit heures du soir, à un imbécile 
riche, qui veut apprendre le style. Je le lui apprends. 
Crétin ! 

Tout va comme sur des roulettes d'argent. Même 
ma blessure se ferme. 

Mon triomphe, pour avoir mal fini , ne m'en a pas 
moins enhardi ; et tout en rêvant de revoir la jeune 
mère aux cheveux d'or, je flirte auprès d'une miss 
anglaise sœur d'un de mes élèves, qui n'a pas l'air, la 
jolie fille, de me trouver trop mal bâti. 



LE CHRIST AU SAUCISSON. 



LA DETTE 

Mais M. Caumont m'a envoyé sa note. 
Diable ! 

C'est plus que je ne pensais! deux fois plus! 

Je donne un acompte. L'acompte donné, il me reste 
sept francs pour finir mon mois! Il s'agit d'être éco- 
nome, sacreblèu ! 

Je le suis. 

Je vis sur le pouce. Je déjeune avec du cochon. 

Un jour, j'avais très faim. Je n'ai pas attendu d'être 
chez moi; j'ai acheté une saucisse, un petit pain, et je 
me suis mis à luncher sous la porte cochère d'une 
vieille grande maison, gaiement, sans penser qu'un 
malheur me menaçait ! 

Ce malheur arrive au trot. 

C'est une calèche qui entre. Je n'ai que-le tciv - 
de me garer contre le mur, les bras étendus coin me 
un Christ. - 

Une jeune fdle crie au cocher : Prenez garde! 
Mais je la connais ! — C'est la miss anglaise ! 
Elle m'a vu ! 

L'homme de ses rêves, est là contre le mur, avec du 
cochon dans une main, un petit pain dans l'autre. , . 
Je vais bien, moi ! 

On ht une romance dans un cénacle sur mon in- 
fortune : Ze Christ au saucisson ; quatre couplets et 
un refrain. 



276 LE CHRIST AU SAUCISSON. 

Je me décide à rentrer et à rester dans mon trou, 
ne me montrant plus dans les quartiers riches que 
pour vendre mes participes et enseigner le style. 

Mais j'ai été un maladroit ! 

Les affaires baissent. Boulimart, que je rencontre, 
me dit : 

«Montrez-vous donc! Faites des visites! Prome- 
nez vos chevaux ! Vous devenez ours. On ne veut pas 
d'ours dans le milieu où vous emboquez vos 
élèves. » 

Moi je voudrais ne pas perdre mes soirées à aller 
chez les bourgeois que Brignolin me recommande de 
ménager ; je voudrais être libre, — ma journée faite — 
libre de travailler pour moi. 

Je ne suis pas libre. 

On ne gagne pas plus ou moins. On n'est pas maî- 
ïre de l'étoffe qui s'appelle le temps, on ne choisit 
oas ses heures, sa façon de vivre, quand on a la cliem 
îèle qui est la mienne. 

Boulimart me répète : 

« Avec votre air de sanglier, vous devez être ha- 
billé comme un lion. » 

Il faut, pour pouvoir m'habiller comme un lion, que 
je continue à loger dans le taudis où la patricienne 
m'a surpris, et que je mange encore beaucoup de 
ces cervelas à deux sous, dent la miss anglaise a 



LE CHEIST AU SAUCISSON, 277 

vu un échantillon dans mes mains dégantées sous 
la porte cochère. Je dois tout sacrifier à mes habits, 
comme une fille ! 
Je me maquille pour mes leçons. 

J'en aile cœur nui se soulève S 



8AZâS 



Un soir, mon hôtelier me prend à part. 

Il m'annonce qu'un homme « petit, trapu, bran a 
est venu me voir avec des airs mystérieux. Il revien- 
dra demain, vers midi. 

Le lendemain, à midi, Rock se trouve devant moi. 

— Tu n'as plus l'air d'un républicain , me dit-il en 
toisant mes habits à la mode. 

— Monte là-haut, lui dis-je, et tu verras si je suis 
resté pauvre. 

Il monte. 

Nous sommes restés une heure à parler à voix basse 
dans mon trou. 

J'ai gardé au fonu de moi-même la haine ' amère, 
inguérissable, du 2 Décembre. 

Ambitieux ou révolté, j'ai souffert, — à en mourir! 
— delà vie sourde et vile de l'empire; et dans le brouil- 
lard qui m'étouffe, moi, obscur, comme il étouffe les 



MAZAS. 279 

célèbres, je n'ai cessé de mâcher des mots de conspi- 
ration contre Bonaparte. 

Rock est venu me voir pour m'avertir que tout 
est prêt. 

— Tes relations de high life te retiendront-elles, 
dit-il, en souriant. Auras-tu le courage de quitter les 
bonheurs qui t'arrivent- pour les dangers que je t'offre. 

— Le danger, mais je l'aime, j'en serai. 
Des détails maintenant... 

« On est prêt, » me dit Rock. 

Qui , on? 

Rock peut me confier le nom d'un des conjurés , 
c'est celui d'un garçon qui était avec nous au poste 
du combat en Décembre. 

« Va toujours ! » 

Rock me donne mes instructions et me met en 
rapport avec un homme grave. Il a des cheveux 
plats, porte des lunettes; on dirait un prêtre, s'il 
n'avait des favoris comme un jardinier et des mous- 
taches comme un tambour. 
C'est un professeur de philosophie qui a refusé le 
.serment; il a le geste hésitant, la voix nasillarde, 
- mais la parole amère et l'œil dur — avec cela le neî 
un peu rouge: ce n'est pas la boisson, c'est l'âcreté 
du sang. 

J'avais cru qu'on pouvait rire — surtout la veille 
de mourir — j'avais pensé même qu'il fallait rire 
par prudence, parce qu'on ne songe pas à soupçon- 
ner des gens qui plantent sur l'oreille du complotier 



280 jiAZAS. 

la cocarde de l'insouciance. J'ai jeté je ne sais quelle 
ironie en entrant. 

L'homme aux lunettes m'a regardé d'an air glacial 
et a fait un signe de mépris. 11 m'a même dit un mot 
sévère, je crois. 

C'est bon! Respecta la discipline ! Je vais être grave 
et raide, si je puis, comme Robespierre. 

Il y a convocation mystérieuse pour ce soir. 

Nous nous rendons dans une chambre au fond 
d'une vieille cour, et là, nous recevons la nouvelle 
que c'est pour demain. 

Fichtre ! on n'en a pas pour longtemps à vivre. C'est 
donc sérieux, décidément? 

Nous devons nous trouver après le dîner à un café 
de la place Saint-Michel. En effet, nous nous recon- 
naissons, le soir, en face de bocks dont nous regar- 
dons s'épanouir le faux-col, et que nous vidons d'un 
air blasé. 

« Vos hommes sont prêts? » me demande tout bas 
un d-.-s affiliés. 

J'ai un peu honte, je rougis légèrement. « Met 
hommes ! » c'est bien solennel ! — J'ai horreur du 
solennel ! 

lisse composent de quatre ou cinq étudiants jeunes, 
roses et gras que je ne connais pas. 

Je suis leur chef, il paraît , mais je n'en sais guère 
plus qu'eux. On m'a jugé trop blagueur, ou bien 
Rock s'est souvenu de nos disputes cruelles en Décem- 
bre, et il n'a pas voulu que je jetasse mes boutades de 



MAZ AS. 281 

téméraire à travers l'organisation du complot, il a eo 
peur de mes brutalités ou de mon impatience. 

Je n'y regarde pas et n'en demande pas plus long. 
Je prends de bon cœur le rôle qu'on me donne — sans 
croire, à vrai dire, qu'il y aura représentation pu- 
blique de la tragédie. Je sais ce que c'est que de 
songer à tuer un homme. J'en ai eu la pensée jadis, et 
jemerappelleles émotions qui me serraient le cœur et 
me glaçaient la peau du crâne, quand je me repré- 
sentais la minute où je tirerais mon arme..., où je vi- 
serais... où je ferais feu... 
' Puis j'ai lu des livres, j'ai réfléchi, et je ne crois plus 
aussi fort que jadis à l'efficacité du régicide. 
C'est le mal social qu'il faudrait tuer. 

Sans perdre de temps à creuser la question, j'ai 
accepté ma part de danger dans l'entreprise, mais je 
n'ai pas la foi. C'est par amour de l'aventure, envie 
de ne pas paraître un hésitant ou un déserteur au- 
près des camarades de 51, que je me suis embrigadé 
dans le complot. 

Je n'ai pu caeher à Rock mon incrédulité. Il me 
demande si, au cas où cette incrédulité recevrait un 
démenti sanglant, je serais prêt à appeler aux armes 
dans le quartier. 

Certes. — S'il y a du tumulte dans l'air, s'il faut une 
voix pour donner le signal, s'il s'agit de monter sur 
les marches de cet Odéon où j'ai rôdé vaincu et hon- 
teux, pendant des années, et de crier debout sur ces 
pierres : « Vive la République ! » en déployant un dra- 

24. 



282 MAZAS. 

peau autour duquel on se battra, comme des enra- 
gés — s'il ne s'agit que de cela : en avant ! 

Ce sera un éclair dans mon ciel noir. 

J'ai communiqué à Legrand le projet d'attaque. 

Legrand aime le danger, il adore les décors tra- 
giques. . 

« J'en suis, » dit-il. 

Bref, nous sommes bien sept qui donnerons le 
branle et prendrons la responsabilité d'engager ta 
lutte dans ce coin de Paris. 

Sept ! 

C'est pour aujourd'hui. 

On m'avait annoncé qu'il me serait délivré des pisto- 
lets et des cartouches quand le moment serait venu. 

Pistolets et cartouches me sont en effet comptés à 
l'heure dite. 

Allons, le sort en est jeté! 

Au dernier moment j'avertis encore un ancien copin 
de Nantes, Gollinet, maintenant étudiant en médecine, 
dont le père est millionnaire. Il se charge de porter la 
moitié des armes. Bravo! 

On ne soupçonnera jamais ce fils de riche de jouer 
sa liberté et sa peau dans une entreprise de ré- 
voltés ! 

Il le fait carrément , par amitié pour moi et aussi 
par entrain républicain. — Il glisse Wpistolets et les 
munitions dans les poches de sa redingote et de son 
pardessus, va en avant, et prend place, d'un air 



MAZAS. 283 

dégagé , à une table du café où les émissaires arri- 
veront, le coup fait. 



Le coup consiste à tirer sur l'empereur qui doit 
aller ce soir à l'Opéra-Gomique. On l'attendra à la 
porte ! Feu! Vive la République! 

A moi, Vingtras, de soulever la rive gauche! 

On m'a promis que des sections d'ouvriers accour 
ront à nia voix. 

Est-ce bien sûr? Je ne crois guère à ces sections 
là , Rock non plus ; je pense bien ! Mais c'est bon 
pour rassurer les autres, sinon moi. Qu'il y ait des 
sections ou non, je réponds que si on tire des coups 
de pistolet, là-bas, on fera parler la poudre, ici. 

Il est sept heures. — Ils sont partis! 
i Nous attendons. 

Est-ce le doute, est-ce l'insouciance? Est-ce un 
effet des nerfs ou l'effet de la fièvre ? Nous avons le 
rire aux lèvres. 

Le puritain n'est pas là, et nous trouvons moyen de 
plaisanter nos tournures de conjurés; car les pistolets 
et les poignards font des bosses sous nos habits, et 
nous donnent l'air d'avoir volé des saucissons ou de 
réchauffer des marmottes. 

Nous sifflons des bocks. 

' 1 a été formé une caisse avec les sous que chacun 
pouvait avoir, et nous vivons là-dessus — jus- 
qu'au grand moment où, si l'on a soif et faim, on 



284 MAZAS. 

réquisitionnera au nom de la République, dans le 
quartier en feu. 

Huit heures et demie. 

Il est huit heures et demie. — Point de nouvelles, 
pas d'orage dans l'air, pas d'affilié qui accoure! 

Dix heures. — Personne. 

Minuit. 

Minuit !... — Encore rien ! 

Mais c'est horrible de nous laisser ainsi saris nou- 
velles! Ils ont eu le temps de revenir! — Ils devraient 
être là pour nous dire qu'on a hésité, qu'on a eu peur, 
que les chefs et les hommes ont reculé, que nous 
sommes libres de rentrer chez nous7que ce sera pour 
une autre fois — pour les calendes grecques ! 

Il faut prendre un parti. 

« Dispersez-vous, rôdez, je reste sous l'Odéon avec 
Goilinet. » 

Brave garçon. Il porte toujours les armes. Je le 
soulage un peu — nous sommes un arsenal à nous 
deux! Si un sergent de ville nous arrêtait, ce se- 
rait Cayenne pour l'avenir, ou la fusillade peut-être 
pour ce soir même. 

Des pas!... 

Est-ce la police? Est-ce un des nôtres? 
C'est un camarade — mais il ne sait rien. 
« Hé ! Duriol. D'où viens-tu comme ça? 



MAZAS. 285 

— D'où je viens? » 

Il s'approche de moi en faisant mine de tituber 
et me glisse à l'oreille le mot d'ordre de la conjura- 
tion. 

Gomment ! Duriol en est? 
Qui donc l'a averti? 

Il l'explique en deux mots, — c'est Joubert, un 
des initiés. 
Puisqu'il en est, voyons, que sait-il ! 
« Étais-tu à l'Opéra-Gomique? 

— Oui. 

— Eh bien ? 

— Eh bien ! On n'a pas tiré quand l'empereur 
est entré ; on n'était pas prêt , on devait tirer à la 
fin. Mais pendant lareprésentation, un des conjurés a 
laissé échapper un pistolet de sa poche ; la police a 
pris l'homme; il a eu peur, il a fait des révélations, 
désigné des complices ; on les a empoignés un à un, 
dans les couloirs, sans bruit... 

— Qui a-t-on pris ? — Rock a-t-il été arrêté ? 

— Non, je ne crois pas. » 

Encore des pas!... Cette fois, c'est le chapeau d'un 
sergent de ville! 
Ah ! il faut fuir ! 

Dans l'obscurité, nous longeons les murailles. 

A trois heures du matin, je suis enfin dans mon lit, 
n'en pouvant plus, brisé de fatigue; broyé par sept 
heures d'anxiété mortelle. 

Mes luttes contre l'empire se terminent toutes par 



286 M'A Z AS. 

des courbatures — des blessures piteuses font saigner 
mes pieds. C'est bête et bonteux comme la fatigue 
d'un âne. 

Je "vais chez Duriol, au matin. 

C'est un chétif, une tête faible ; il n'a ni opinion, ni 
envie d"en avoir. Gomment se fait-il qu'il ait été mis 
dans le secret? 

Duriol me répète son histoire de la veille avec des 
variantes bizarres. 

Il m'interroge moi-même et me demande ce que je 
sais. 

« Halte-là ! » 

Je n'ai rien à dire. Je ne connais personne , et 
je ne reverrai même personne d'un mois, en dehors 
de mes familiers. — L'affaire manquée, égaillons- 
nous ! N 

Ça va mal. 

J'apprends que Rock est sous clef. Il est vrai qu'il 
était à l'Opéra-Comique. 

Ceux qui n'y étaient pas s'en tireront-ils? 

Legrand, Collinet, Duriol et moi, nous sommes les 
habitués d'une crémerie de la rue des Gordiers. 

Nous y prenons depuis le complot des attitudes de 
viveurs, nous faisons des extras. 

«Mère Marie, encore un Montpellier d'un rond! » 

Nous appelons de ce nom aristocratique un petit 
verre d'eau-de-vie d'un sou, faite avec du poivre et 
du vitriol; nous lampons ça comme des gentlemen 
lampent un verre de chartreuse au Café Anglais. 



Nous essayons de paraître des gens qui ne. vivent 
que pour s'amuser, qui jettent l'argent par les fe- 
nêtres... 

Au nom de la loi. 

Il est huit heures du soir. 

Je viens de demander un petit mouton — c'est le 
demi-plat de ragoût qu'on appelle ainsi. 

Les camarades me poussent le coude, me donnent 
des coups de pieds sous la table, me lancent des 
yeux terribles... 

Mouton ! Autant dire Mouchards. Cette épithète de 
petit a l'air d'une impertinence. De plus ce n'est pas 
le moment de jouer avec le feu. 

Il y ajustement depuis deux jours un bonhomme 
que personne ne connaît et qui veut parler à tout 
le monde. 

Je tâche de réparer ma bévue en disant : 
— Non, mère Marie, un grand mouton 1 
Je m'en fourre pour deux sous de plus , afin de 

'détruire le mauvais effet. C'est six sous le grand 

mouton. 

La crémerie est envahie!... 

Un homme en écharpe tricolore est à la tête de six 
ou sept individus de mauvaise mine en bourgeois. 

11 ordonne de fermer les portes — Au nom de la 
loi, que personne ne sorts! 



288 MAZAS. 

L'écharpe tricolore, au milieu d'un silence profond, 
tire un papier de sa poche et appelle des noms. 
« Legrarid? 

— Il n'y est pas. 

— Yoilquin ? 

— Il n'y est pas. 

— Collinet ? 

— Voilà. » 

Collinet, qui heureusement n'est plus saucissonne 
de pistolets, demande ce qu'on lui veut, 
« On vous le dira tout à l'heure. 

— Yingtras ? 

— Présent ! » 

J'avais envie de répondre : « Il n'y est pas. » Si 
l'on m'avait appelé avant Collinet, je n'y aurais pas 
manqué bien sûr ; mais du moment où Ton ne ruse 
plus, je réponds d'une voix pleine et d'un air in- 
solent. 

J'ai été chef une soirée : je ne dois pas songer à 
m'esquiver quand les autres se livrent. 
Le juge d'instruction a essayé de m'intimider. 
Imbécile ! 

« Vous mangerez longtemps des lentilles d'ici 
si vous voulez faire le héros comme cela, m'a-t-il dit . 
d'un air goguenard et menaçant. » 

Mais je ne les déteste pas, ces lentilles ! Mais il ne 
sait donc pas que je me régale avec la chopine qu'on 
me donne. Je n'ai jamais teté de si bon vin. 



Qu'est-ce donc ? nar la porte de la. cellule, en face 



MAZAS. 289 

de la mienne, je viens de reconnaître une pipe, celle 
de Legrand. 

J'ose en parler à un gardien qui me dit : 

« Ah! -oui! l'innocent qui dit beu, beul heuh ,heuhl 
quand on l'interroge. » 

Je vois qu'il a continué sa tradition; il fait comme 
au collège; il joue les ahuris. 

J'en fais à peu près autant. J'ai l'air de ne pas com- 
prendre. A ce qui sortira de mes lèvres est suspendu 
le sort de huit ou dix hommes. Il faut ne rien livrer, 
rien, 'et le juge d'instruction en est pour ses airs de 
menace. 

Armes et bagages ! 
Ma tactique a réussi ! 
On vient de me crier : Armes et bagages/ 
Cela veut dire : Vous êtes libre. Ramassez vos 
frusques ! 

Je passe par les formalités et les grilles. Enfin, me 
voilà dehors ! 

Tous les camarades aussi — moins Rock! Mais 
tous ceux de ma fournée ont échappé! Enfoncés, les 
juges ! 

Mais, hélas! mon nom a été prononcé parmi ceux 
des arrêtés. Mon titre de républicain, mes relations 
avec les chefs du complot, tout mon passé de 1851 a 
été mis dans les journaux, et quand je me présente 
pour mes leçons, les visages sont glacés. 

SB 



290 MAZ AS. 

Je suis de la canaille, à présent. 
On me règle, on me paye, et c'est fini. 
Ma clientèle est morte. 11 n'y a plus même de 
leçons à deux francs, ni à vingt sous. 



XXV 



JOURNALISTE 



« Vingtras, pourquoi ne te fais-tu pas journaliste? a 
J'ai essayé. 

Je suis parvenu à avoir ce que j'ai rêvé si long- 
temps, une place de teneur de copie. 

On me trouve bien vieux, bien fort, pour ce métier 
de moutard. 

« Il n'a donc pas d'autre état? Il est donc bien 
pauvre? » 

Oui, je suis bien pauvre ; non, je n'ai pas d'autre 
état. J'ai obtenu la place par un ancien maître 
d'études de Nantes qui est l'ami d'enfance du rédac- 
teur en chef. Il est un peu fier de me prouver son 
influence, et heureux aussi (c'est un brave homme) de 
m'aider à gagn.er quelques sous. 

J'ai trente francs par mois, c'est mon chiffre ! Dans 
le journalisme ou l'enseignement, je vaux tren'e 
francs, pas un sou de plus. 



292 JOURNALISTE. 

Ma mère avait raison de dire que j'étais un mala- 
droit. Je fais mal mon métier. 

Je confonds les articles, je mêle les feuillets. 

Je lis Irop vite — quelquefois trop lentement. 

Le correcteur est un homme laid, chagrin, un 
vieux fruit sec, qui me traite comme un mauvais 
apprenti. 

J'ai une grosse voix, malheureusement, et il 
m'échappe des éclats qui sonnent , comme de la 
tôle battue, tout d'un coup dans le silence de l*im- 
primerie. 

On se retourne, on rit, on crie : « Pas si fort, le 
teneur de copie ! » 

Puis j'ai des distractions qui me font oublier de 
lire des membres de phrases tout entiers ; et c'est à 
recommencer ; à la grande colère du correcteur, à 
la grande fureur souvent de l'écrivain à qui je fais 
dire des bêtises, et qui vient le soir se fâcher tout 
haut : « Si c'est un crétin, qu'on le jette dehors 1 » * 

Je ne fais pas l'affaire décidément. 

On me met à la porte après treize jours et on prend 
un gamin de douze ans, qui n'a pas une voix de 
trombone et qui ne se donne pas de torticolis à 
dévisager les auteurs. 

J'ai été tellement ridicule avec ma timidité, mes 
rougeurs, mes explosions de voix, ce torticolis, que 
je n'ose pas passer de deux mois dans la rue Coq- 
Héron, J'ai bien débuté dans les imprimeries I 



JOURNALISTE. 



293 



AUX 100,000 PALETOTS 

Il vient de me venir une chance! J'ai un pro- 
tecteur. 

C'est le gérant des 100,000 paletots : la grande 
maison de confection de gantes. Il habille un de mes 
anciens camarades de classe ; ce camarade m'écrit : 

« Ya voir M. Guyard des 100,000 paletots, il est 
à Paris pour ses achats, tu le trouveras passage du 
Grand-Cerf, à la maison-mère. Il y a un paletot en 
fer-blanc et de grandes affiches devant la porte. Il 
peut t'être utile pour le journalisme. » 

Je me rends passage du Grand-Cerf. 

Voilà le paletot en fer-blanc et les grandes affiches. 

Je rôde devant le magasin, n'osant entrer. 

On m'entoure : 

« Monsieur a besoin d'un vêtement... Il y en a 
pour toutes les bourses... La vue ne coûte rien... 
Prenez toujours des cartes de la maison. » 

Je me décide à dire que je viens voir M. Guyard. 

M. Guyard paraît. 

« Que voulez-vous ? 

— C'est mon ami, M. Leroy, qui... 

— Ah bien ! Vous voulez écrire, il m'a dit ça I 
— ; Dunan!... » 

Il appelle un homme gros, en sabota, avec une 
casquette en passe-montagne. 

25. 



294 JOURNALISTE. 

« Dunan ! voici un jeune homme qui voudrait 
noircir du papier. 
— Ah ! ce serait pour chroniquer dans le Pierrot? » 

Le Pierrot est le journal appartenant aux 100,000 
paletots. 

On le vend à la porte des théâtres. Il donne à la 
fois le programme des spectacles et les prix de la 
maison : « Grand déballage de pantalons de lasting ! 
Grand succès de M. Mélingue ! Un vêtement complet 
pour 19 francs! Demain, reprise de Gaspardo le 
pêcheur! » 

Il y a des comptes rendus des premières repré- 
sentations et des articles de genre. Tous les articles 
de genre contiennent une phrase au moins sur les 
cent mille paletots. Les comptes rendus des premières 
contiennent des attaques sourdes contre les tailleurs 
sur mesure, qui, sous prétexte d'élégance, mettent sur 
le dos de quelques acteurs des modes qui déconcer- 
tent les yeux du public, et font,, avec un sifflet d'habit 
biscornu ou un revers de redingote exagéré, perdre 
le fil de la pièce. 

Cm m'a confié un article à faire ! 

J'ai eu du mal à défendre la confection au bas 
d'une colonne! Je l'ai défendue tout de même, et j'ai 
réussi à annoncer en même temps un déballage. 
J'avais à analyser un drame de M. Anicet Bourgeois, 

L'article doit paraître jeudi. 



JOUBNA LISTE. 295 

Jeudi, je suis levé à cinq heures du matin. Je vais 
m'asseoir sur une borne, d'où l'on peui voir le coin 
de la maison où le Pierrot s'imprime. 

o heures, — 6 heures, — 7 heures, — 8 heures !... 

J'ai la fièvre. Comme la borne doit être chaude ! 

Le Pierrot a fini par paraître. Je l'achète au pre- 
mier porteur qui sort et je cherche. 

— Programme... Déballage, Pantalons, biographie 
de M. Hyacinthe, Vêtements de première communion! 
Drame de M. Anicet Bourgeois. 

Une colonne et demie, et au bas la signature que 
j'ai adoptée — celle de ma mère! J'ai voulu placer mes 
premiers pas dans la carrière sous son patronage, 
et j'ai pris chastement son nom de demoiselle. 

Mais on a mutilé ma pensée, il y a une phrase en 
moins!... 

Cette phrase en moins était justement celle à 
laquelle je tenais le plus ! J'avais écrit l'article pour 
elle — c'était le coup de poing de la fin. 

Je la sais par cœur ; je l'avais tant travaillée ! 

Je m'étais couché et j'avais mis mon front sous les 
draps, en fermant les yeux pour mieux la voir. 

Je donnais la moralité : 

Ainsi finirent souvent ceux qui brûlent leurs vais- 
teaux devant le foyer paternel pour se lancer sur 
l 'océan de la vie d' orages f. Que j'en ai vu trébucher, 
parce qu'ils avaient voulu sauter à pieds joints par- 
dessus leur cœur ! 



296 JOURNALISTE. 

Ont-ils su au journal que je n'ai jamais vu per- 
sonne sauter par-dessus son cœur ? Cette image de 
gens apportant leurs vaisseaux pour les brûler 
devant leur maison et s'embarquant ensuite, leur 
a-t-elle paru trop hardie? 

Sont-ils des classiques?... 

Je me perds en suppositions!... 

Nous le saurons en allant me faire payer. 

On m'a dit : 

« Vous passerez à la caisse samedi. » 

J'aurais donné l'article pour rien. — Presque tous 
les débutants sacrifient le premier fruit de leur inspi- 
ration. 

La Revue des Deux-Mondes ne paye jamais le pre- 
mier article. Le Pierrot paie. Mais je suis peut-être 
le seul à qui cela arrive, depuis que le Pie?rot existe. 
J'ai fait sensation sans doute !... 

On a enlevé la phrase sur les vaisseaux et leg 
pieds joints. Ce n'est pas une raison pour qu'on ne 
l'ait pas remarquée, et ils tiennent probablement à 
m'attacher à eux, ils font des sacrifices d'argent 
pour cela. 

Je ne puis refuser cet argent I D'ailleurs, il me 
servira à payer un raccommodage que m'a fait un 
petit tailleur. 

Jê ne veux pourtant pas avoir l'air trop pressé et 
paraître entrer dans les lettres pour faire fortune. 

Je flâne un peu le samedi — au jour fixe — avant 
d'aller toucher le payement de ma copie. 



JOURNALISTE. 297 

Il ne faut pas non plus les faire trop attendre I 
J'entre dans le bureau. 

Le bureau est un petit trou noir à côté de l'endroit 
où l'on met les rossignols. 

Je demande le rédacteur en chef, l'homme aux 
sabots et au passe-montagne. 

« M. Dunan-Mousseux ? 

— Il n'y est pas, me dit un homme, mais il m'a 
prié de vous remettre le prix de votre article. » 
Il me tend un paquet ficelé. 

En billets de banque? — Mais c'est trop ! c'est 
vraiment trop, un gros paquet comme ça pour un 
article de deux colonnes. — Enfin ! 

« Mais j'oubliais, M. Dunan-Mousseux a laissé 
une lettre pour vous ! » 

Voyons la lettre : 

Cher monsieur. 

Le secrétaire de la rédaction vous remettra le mon- 
tant de votre article. Ci -joint un pet-en-l'air. J'aurais 
voulu faire mieux; nos moyens ne nous le permettent 
pas. Il a même été question de ne vous donner qu'un 
petit gilet. J'ai eu toutes les peines du monde à 
obtenir le pet-en-l'air. Mais travaillez, monsieur, tra- 
vaillez ! et nul doute que. vous ne vous éleviez avant 
peu jusqu'au pardessus d'été et même au paletot 
d'hiver. 

En vous souhaitant sous peu un joli complet. 

Dunan-Mousseux. 



298 JOURNALISTE. 

Fallait-il refuser? Après tout, mieux vaut aller en 
pet-en-l'air qu'en bras de chemise. J'emportai le 
paquet, et ce petit vêtement me fit beaucoup d'usage. 

Je n'ai pas encore touché un sou en monnaie de 
cuivre pour ce que j'ai écrit. J'ai gagné une paire de 
chaussures, dans le Journal de la Cordonnerie pour 
un article sur je ne sais quoi ! — sur la botte de Bas- 
sompière, si je m'en souviens bien. On m'a remis 
une paire de souliers: presque des escarpins. 

« C'est assez pour faire son chemin, » m'a dit le 
rédacteur en chef, un gros, large, fort et joyeux gar- 
çon, qui mène de pair la tannerie et la. poésie, le 
commerce de cuir et celui des Muses. 

.Ces souliers m'ont en effet aidé à aller quelque 
temps. 

Comme ils avaient craqué, j'ai été au bureau du 
journal en offrant unenouvelle à lamain, si l'on voulait 
mettre une pièce. 

« On ne met pas de pièces, on ne fait pas les rac- 
commodages. » 

Si je veux ajouter à ma nouvelle à la main un 
entrefilet de quelques lignes, on me donnera des pan- 
toufles claquées ! C'est tout ce qu'on peut faire, et je 
ne me serai pas dérangé pour rien. 

J'accepte, et bien m'eji a pris. Je me suis promené 
avec ces pantoufles-là pendant toute une saison. 
Je suis allé deMontrouge au Gros-Caillou, où j'avais 



JOURNALISTE. 299 

des amis dans une petite crémerie. Je me mettais en 
négligé, j'avais l'air de rester au coin et de bague- 
nauder comme en province, sur le pas des portes. 

Il m'est défendu de sortir par les temps humides ! je 
ne connais que la vie à sec. Je n'ai pas depuis deux 
mois pu suivre un jupontroussé, un bas blanc tiré, 
comme j'en suivais, les jours d'orage! Ma vie d'er- 
mite me tue et je voudrais des chaussures à talons 
pour mon^pauvre cœur. 

Je trouve un soir une lettre, près de mon chan- 
delier. 

Je fais sauter le cachet. 
• Matoussaintque je n'ai pas revu depuis des siècles, 
.est rédacteur de la Nymphe. Il m'écrit pour m'en aver- 
tir — lettre simple, point écrasante, qui ménage mon 
obscurité. 

Je me rends aux bureaux de la Nymphe; c'est près 
des boulevards, de ï autre côté de Veau. Heureux Ma- 
toussaint ! 

Passé les ponts, tiré du néant, parti pour la gloire, 
à mi-côte du Capitole ! 

La maison est d'honnête apparence — sur le côté 
une plaque avec ces mots : 

LA NYMPHE 

JOURNAL DES BAIGNEURS 

2 e porte à gauche 



300 JOURNALISTE. 

Je monte au deuxième et trouve une autre plaque? 



BUREAU DE RÉDACTION 

de 11 h. à 4 h. 

Tournez le bouton, S. V. P. 

Je tourne, et m'y voici. 

Gomme il fait noir ! Les volets sont baissés, les ri 
deaux tirés — pas un chat ! 
J'entends un bruit de paille. 

« Qui est là? » dit une voix qui vient d'une autre 
chambre et n'est pas reconnaissable ; je ne suis pas 
sûr que ce soit celle de Matou ssaint... 

J'ai recours à un subterfuge, et avec l'accent d'un 
pauvre aveugle, je chante dans l'obscurité : 

« Je suis un abonné de la Nymphe... 

— Vous êtes l'Abonné de la Nymphe ? * 

Le bruit de paille et des paroles entrecoupées recom- 
mencent. 

«L'Abonné... l'Abonné... Mais où est donc mon 
caleçon? .. L'Abonné!... » 

Matoussaint (c'est bien lui), apparaît en se bou- 
tonnant. 

« Gomment! c'est toi!... Tu ne pouvais pas te 
liommer tout de suite?... Tu me fais croire que c es? 
'Abonné ! Je me disais aussi, ce n'est pas sa voix. 

— Ils n'ont pas tous la même voix, tes abonnés? 

— Mes abonnés ? — pas mes ! — mon ! Nous avons 



JOURNALISTE. 301 

un abonné, rien qu'un/ — Mais passe donc dans 
l'autre pièce... Assieds-toi sur le bouillon. » 

Il y a des paquets de journaux par terre. J'ai le séant 
sur la vignette; lui, il s'élance contre le mur et grimpe 
jusqu'à une soupente bordée de maïs, et qui a une 
odeur de chaumière indienne — une odeur d'enfermé 
aussi. 

Matoussaint demeure là. 

Le reste de l'appartement appartient au journal ; ci? 
coin est le logement du secrétaire de la rédaction. Il 
est chez lui dans cette soupente, il peut y recevoir 
ses visites particulières. 

Matoussaint me conte l'histoire de la Nymphe, jour- 
nal des baigneurs. 

C'est une feuille d'annonces qui vit, ou plutôt qui 
doit vivre de publicité, comme le Pierrot, mais avec 
une idée de génie. 

L'idée consiste à donner pour rien aux maisons de 
bains une feuille, que le baigneur lira en attendant 
que son eau refroidisse, que sa peau soit mûre pour le 
savon, que ses cors soient attendris et qu'il puisse les- 
a rracher avec ses ongles. 

On pouvait laisser traîner les coins du journal dans 
l'eau ; c'était un papier étoffe qui ne se déchirait pas 
et ne s'empâtait point. 

« Crois-tu, disait Matoussaint en se posant le doigt 

sur le front comme un vilebrequin, crois-tu qu'il y 

avait là une pensée grande!.... Malheureusement, lé 

siècle est à la prose, l'homme de génie est un ana- 

26 



✓ 

302 JOURNALISTE. 

chronisme, puis le pouvoir a démoralisédes masses... 
On ne se lave plus, les riches viventdansla corruption, 
les pauvres n'ont pas de quoi aller à la Samaritaine. 
Oh ! l'Empire 1... » 

Les rédacteurs arrivent à ce moment. Ils causent, 
on me laisse de côté. Cependant, à la fin, celui qui a 
l'air d'être le chef se penche vers Matoussaint et lui 
demande qui je suis. 

Il dit après l'avoir écouté : 

« Mais il pourrait faire notre affaire !... » 

Je saute sur Matoussaint dès qu'ils sont partis. 

« Il t'a parlé de moi ? 

— Oui tu peux entrer dans le journal, si tu veux. » 
Déjà? Sur ma mine? Je fascine décidément. 

« Voici, reprend Matoussaint. Nous avons besoin 
de quelqu'un qui aille dans les bains demander la 
Nymphe, et qui, si on ne l'a pas, se fâche et crie : 
« Comment, vous n'avez pas la Nymphe? Tous les 
bains qui se respectent ont la Nymphe ! » — Tu fais 
alors sauter l'eau avec tes bras et tu te rhabilles avec 
colère. » s 

Je ne suis pas très flatté. Matoussaint s'en aperçoit. 
« Tu ne peux pas non plus,' d'un coup, arriver à 
l'Académie ?» 

— Non, c'est vrai. 

— A ta place, j'accepterais. Il faut bien commencer 

par quelque chose. » 

J'accepte, je deviens demandeur de Nymphe. 



JOURNALISTE. 

La caisse du journal me paie mon bain — avec deux 
œufs sur le plat ou une petite saucisse — pour que je 
déjeune dans l'eau et aie le temps de causer avec le 
garçon. 

Je mange ma petite saucisse ou je mouille mon œuf, 
et je dis d'un air négligé, quand j'ai noyé le jaune qui 
est resté dans ma barbe : 

« La Nymphe, maintenant î » 

Et si la Nymphe n!y est pas — elle y est rarement — 
je fais sauter l'eau avec mes bras et je sors brusque- 
ment, tout nu, de la baignoire — on me l'a bien re- 
commandé ! 

"e fais ce que je peux. Je passe ma vie à me désha- 
biller et à me rhabiller. 

Je détermine deux abonnements... mais ce n'est pas 
assez pour faire vivre le journal, et l'on trouve que je 
ne suis bon à rien, que je ne suis pas propre à ma 
mission. (Je suis bien propre, cependant! Si je n'étais 
pas propre enme baignant sisouvent, c'estquejeserais 
un cas médical bien curieux !) 

Je quitte le peignoir de demandeur de Nymphe, em- 
portant avec moi pour un temps infini l'horreur de l'eau 
chaude, et criant souvent, au milieu des conversations 
les plus sérieuses : « Garçon, un peignoir ! » par habi- 
tude. 

Je communique mes réflexions de baigneur en 
retraite à un vieux qui a accès dans les bureaux de 
quelques journaux par la porte des traductions. 

Il me dit que c'est l'histoire de bien d'autres. 



304 JOURNALISTE. 

« On ne sent pas partout le poisson ou le savon, 
mais on avale bien des odeurs qui soulèvent le cœur, 
allez ! » 

Il me fait presque peur, ce vieux-là ! 

Il demeure pas loin de chez moi. Je le rencontre 
quelquefois, toujours à la même heure. 

Il y a une semaine que je ne l'ai pas vu... Qu'est-il 
devenu? — J'interroge la concierge. 

— Vous ne savez donc pas? Il y a huit jours, il est 
rentré, l'air triste; il a embrassé mon petit garçon en me 
demandant quel état je lui donnerais. « Lui donnerez- 
vous un état, au moins? » On aurait dit qu'il tenait à 
e savoir... Il est monté et il n'est pas redescendu. 
Ne le voyant plus, nous avons frappé à sa porte. Pas 
de réponse ! Mon mari a forcé la serrure, et nous 
sommes entrés. Il était étendu mort sur son lit, avec 
un mot dans sa main qui était déjà couleur de cire. 
« Je me tue par fatigue et par dégoût. » 

JOUBNAL DES DEMOISELLES. 

Boulimier, un de nos anciens camarades de l'hôtel 
Lisbonne, est entré comme correcteur chez Firmin 
Didot. Il glisse de temps en temps une pièce de vers 
dans la Revue de la Mode. Il veut bien essayer de faire 
passer une Nouvelle, de moi. 

J'ai beaucoup de barbe pour écrire dans le Journal 
des Demoiselles ! 

Elle traîne sur mon papier pendant que je fais les 
phrases. 



JOURNALISTE. 305 

Quel sujet vais-je prendre? Mes études ne peuvent 
pas m'aider I 

Il n'y a pas de demoiselles dans' les livres de l'anti- 
quité. Les vierges portent des offrandes et chantent 
dans les chœurs, ou bien sont assassinées et désho- 
norées pour la liberté de leur pays. 

J'ai cherché mon sujet pendant bien longtemps. 

Vous devriez faire le roman d'une canéphore ! » 
me souffle un agrégé en disgrâce pour ivrognerie. 
Mais je ne sais plus ce que c'est qu'une canéphore. 

« Situ pariais d'une bouquetière? me dit Maria la 
Toquée, qui fait des vers. 
— C'est une idée. Viens que je t'embrasse ! » 

Je préviens Boulimier... 

Il me répond courrier par courrier : 

« A quoi pensez-vous? Voulez-vous donc encou- 
rager les filles de nos lectrices à courir après les pas- 
sants dans les rues et à leur accrocher des œillets à la 
boutonnière!... Où avez-vousla tête, mon cher Ving- 
tras!...Que personne ne se doute chez Didot que vous 
avez eu cette idée-là!... Si on savait que je vous fré- 
quente, je perdrais ma place. » 

Je lui réponds qu'il se trompe, et j'explique mon 
plan. 

Je voulais peindre une petite orpheline qui, se 
trouvant seule au cimetière quand les fossoyeurs sont 

26. 



306 OTJRîTALISTE. 

partis après avoir enterré sa mère, cueille des fleurs 
sur la tombe de celle qui n'est plus. La nuit venue, 
elle les vend pour acheter du pain. 

Elle fait tous les cimetières de Paris, bien triste, 
naturellement! Elle se suffit avec ça. Un soir enfin, 
elle trouve un vieux monsieur qui est frappé de voir 
une bouquetière offrir des fleurs avec des larmes dans 
la voix, et une branche de saule pleureur dans les 
cheveux — ma bouquetière a toujours une branche 
de saule pleureur sur sa petite tête d'orpheline — il 
lui demande son histoire. 

Elle la lui raconte en sanglotant. Ce monsieur 
l'adopte, lui fait apprendre le piano, et puis la marie 
richement. 

« Vous le voyez, mon cher Boulimier, c'est la bou- 
quetière prise a un point de vue émouvant, et, j'ose le 
dire, assez nouveau ? » 

Je trouve le lendemain une note de Boulimier : 
« Je vous avais calomnié, je vous en demande par- 
« don. En effet, il y a quelque chose à faire avec cette 
« idée touchante d'une orpheline qui ne vend que des 
« fleurs de cimetière. Mais avez- vous songé à l'hiver ? 
« Que vendra-t-elle l'hiver ? 

« Les mères se demanderont où couche votre 
» héroïne. Est-elle en garni ou dans ses meubles ? on 
x ne loue pas facilement, vous savez bien, aux orphe- 
k lines de huit ans. Je ne vois pas comment vous 
« pourriez traiter cette question de logement. La 
« passeriez- vous sous silence? Oh 1 mon ami!... Ne 



JOURNALISTE. ' 307 

« pas dire ce que la petite Cimetièrette (je vous féli- 
« cite sur le choix du nom) fait quand les boutiques 
« sont fermées. 1... M. Didot me renverrait, je vous 
« assure. » 

Je ne puis pourtant pas lui^faire perdre son em* 
ploi! 

Eh bien ! je m'en vais tout simplement raconter 
jne histoire que j'ai vue. 

Une petite fille était toute seule dans la maison 
pendant qu'on enterrait sa mère qui était morte de 
faim... — On avait prié une voisine de veiller sur 
la petite, mais la voisine s'était enfermée avec son 
amoureux ; la petite en jouant a roulé sur les mar- 
ches de l'escalier et s'est cassé la jambe, on a dû la 
lui couper — elle marche maintenant avec une jambe 
de bois dans les rangs de l'hospice des orphelines. 

Bouiimier ne m'a pas écrit, il est venu lui-même, 
— en cheveux, et tout bouleversé! Ç'a été une 
6cène !... 

« Vous voulez donc appeler aux armes, exciter 
les pauvres contre les riches !... et vous prenez !e 
Journal des Demoiselles pour tribune?... Pourquoi ne 
pas proposer une société secrète tout de suite... ou 
bien défendre l' Union libre !...» 

Il faisait peine à voir ! 

Il a repris l'omnibus, plus calme. Je lui ai dit que 
je gardais mes convictions, que je restais républicain, 



308 JOURNALISTE. 

mais je lui ai promis que je n'appellerais pas aux 
armes dans le Journal des Demoiselles. 

Il a été bon comme un frère, — il m'a tout par- 
donné, il m'a lui-même trouvé un sujet. 

Il m'en a envoyé le canevas. 

Sujet d'article pour le Journal des Demoiselles. 
La tête d'Edgard. 

Une famille est rassemblée autour d'un berceau 
Le père arrive. 

— Est-ce une fille? Est-ce un garçon? (Passeï 
légèrement là-dessus). 

C'est un garçon. 

— Comme il a une grosse tête, mon petit frère ! 
On s'aperçoit, en effet, que le nouveau-né a une 

tête énorme... 

Le médecin consulté appelle le père dans la cham- 
bre à côté. Le père le suit, reste quelque temps avec 
le docteur et reparaît. Il a l'air abattu. Il fait un 
signe aux domestiques : 

— Que tout le monde sorte ! 

— Marie, dit-il à la mère, notre enfant est hydro 
céphale! 

Vpilà la première partie. 

Dans la secondepartie l'enfanta grosse tête grandit. 
Le père est bien triste, mais la mere est un ange de 
dévouement et de tendresse pour le petit quia ia 
tête en ballon. 



JOURNALISTE. 309 

— Il y en a plus à aimer, dit-elle ! 

Je vous donne le mot comme il me vient, vous en 
ferez ce que vous voudrez, je le crois bon; le geste 
du bras, qui se trouve être trop court pour embras- 
ser toute la tête, peut arracher des larmes. 

Vous établirez un contraste entrele dévouement des 
père et mère, et la froideur d'un oncle, qui trouve 
que cet enfant est plutôt une gêne pour la famille. 

«Il vaudrait mieux qu'il remontât au ciel... on pour- 
rait le vendre à des médecins !... » 

— Vendre mon fils !... 
Vous voyez la scène. 

Tout d'un coup un collégien saute dans la chambre. 
C'est le fils aîné de la famille. Il était en pension, 
boursier (mettez « boursier » cela fait bien) dans un 
petit collège du Midi. Il ne venait pas en vacances 
parce que c'était trop cher. 

Il a enfin fini ses classes — on ne l'attendait pas 
— il ne devait passer son bachau que trois mois plus 
tard, mais il a ménagé cette surprise, et le voici 1... 

Il a tout entendu, caché derrière la porte ; et il va 
droit à son oncle : 

— Non, mon oncle, nous ne vendrons pas mon 
frère!... il ne s'appelle pas Joseph !... (se tournant 
vers son père). Comment s'appelle-t-il?... 

Je crois ce mouvement heureux, parce qu'il double 
le mérite de ce frère aîné qui va se dévouer à sou 



310 JOURNALISTE. 

frère sans même savoir son nom. On lui apprend qu'il 
s'appelle Edgard, et il continue : 

— Je voulais être avocat, j'avais rêvé les palmes 
du barreau ! (avec mélancolie) La tête de mon frère 
m'impose d'autres devoirs... Je me ferai médecin.. 

Indiquer qu'il avait toujours eu de l'horreur pour 
ce métier... Ça le dégoûte, la médecine... mais il a 
conçu dans sa tête — de taille moyenne — le projet 
de se vouer à l'étude des têtes grosses comme celle 
de son frère. 

« Qui sait ! Ne peut-on pas les. diminuer?.... n'est-ce 
pas une enflure provisoire ?... peut-être un dépôt 
seulement !... 

Ce n'était qu'un dépjôt !... 

Le frère héroïque a pâli, penché sur les livres. Il 
résulte de ses études qu'il y a des enfants qui parais- 
sent hydrocéphales et qui ne le sont pas. 

C'est l'histoire d'Edgard — Edgard qu'on revoit 
avec une petite tête à la fin. 

Le frère aîné, lui, a pris goût à ses travaux qu'il 
n'avait entamés qu'avec répugnance et uniquement 
par dévouement fraternel. 

Il est maintenant un de nos médecins spécialistes 
les plus distingués. 

Il a la clientèle de l'aristocratie. 

« Sur ce canevas, dit Boulimier en terminant, il est 
facile, je crois, de broder avec succès un récit où 
s'exerceront toutes vos qualités, récit simole et tou- 



JOURNALISTE. 311 

chanl, qui peut valoir au journal des abonnements 
d'hydrocéphales. 

« M. Didot sait remarquer le talent où il est, s'il 
voit cela, il vous protégera, et vous pourrez devenir, 
vous aussi, une grosse tête de la maison. » 

J'ai écrit la Nouvelle dans le sens indiqué par 
Boulimier, et je l'envoie. 
Huit jours après je reçois une lettre. 

« Monsieur, 

« Nous vous renvoyons la nouvelle : La Tête 
d'Edgard, que vous aviez confiée à M. Boulimier. 
A côté de détails charmants et se jouant dans un 
cadre des plus heureux, nous avons remarqué une 
tendance à l'attendrissement qui vous fait le plus 
grand honneur. Mais c'est cet attendrissement même 
que nous redoutons pour nos lectrices frêles et sen- 
sibles. Tous les petits cœurs en deviendraient gros.,. 
Vous m'avez comprise, j'en suis sûre, vous qui cachez 
sous un nom d'homme la grâce d'une femme. 

« Agréez... 

« La Directrice, 
« Eknestina Gaeatjd. » 

La grâce d'une femme !. . 

C'est possible — quoique j'aie vraiment beaucoup 
de barbe et une culotte qui en a vu de dures et fait 
un sacré bourrelet par derrière. 



312 



JOURNALISTE. 



BAS, LES CŒURS! 

J'ai fait connaissance de Mariani, qui était jadis 
chroniqueur à Y Illustration. Il fonde un journal heb- 
domadaire, et il a demandé à Renoul quelques gar- 
çons de talent pour composer la rédaction. 

« Quel sujet? voyons! me demande M. Mariani. 

— Je ne sais trop... 

— Avez-vous étudié telle ou telle questun? 

— Je n'ai rien étudié en par f iculièr, — ni en 
général, il faut bien le dire. J'ai habité le Quartier 
Latin, — on n'y étudie guère !... 

— Le quartier latin? Voulez-vous le raconter? 
Est-ce entendu ? Un article, deux, trois, si vous 
voulez, intitulés : La jeunesse des Écoles. Le titre 
vous va- L— "il ? » 

Il sonne bien, en effet. 

Je suis rentré chez moi tout ému. 

J'ai bien de la peine au commencement ; je veux 
toujours parler des gymnases antiques, des jeunes 
Grecs, de la robe prétexte, etc., etc. C'est ma plume 
qui écrit tout cela contre mon gré; elle se refuse à 
me laisser entrer dans l'article, rien qu'avec mes 
souvenirs et mes idées, à moi Vingtras, sans nom, 
sans le sou, qui ai mis mes pieds dans du vieux linge 
pour n'avoir pas froid en travaillant. 

Enfin, le voilà, mon article, tel qu'il est avec ses 



JOURNALISTE. 313 

gribouillages. J'ai enlevé, comme des lambeaux de 
chair, quelques phrases douloureuses el brutales. 
J'arrive chez Mariani. 

« Vous ne pourrez jamais lire, dis-je en déployant 
mon manuscrit. 

— Eh bien, lisez vous-même! » 

Je lis — très pâle ma foi ! Mais à mesure que je 
retrouve le fond de mon cœur à travers ces ratures 
et dans ces explosions de phrases, le sang me revient 
dans les veines et ma voix sonne haute et claire. 

Le rédacteur en chef m'écoute, l'œil tendu, et dit 
de temps en temps tout bas : 

« C'est bien, bien... » 

J'ai fini, j'attends mon sort. 

« Mon ami, vous avez écrit là un morceau qu'il 
ne faut pas perdre. Mettez-en les tranches dans votre 
poche, et boutonnez bien votre habit par-dessus. — 
Que les mouchards ne vous voient point ! D'y a dans 
vos trois cents lignes trois ans de prison. Vous com- 
prenez que je ne puis vous prendre un article qui a 
tant de choses dans le ventre. Je vous le paierai — 
et de grand cœur — mais je ne vous l'imprimera» 
pas ! 

— Alors, il n'y a pas à me le payer. 

— Pas de fausse honte — il ne faut pas avoir tra- 
vaillé pour rien, d'ailleurs vous m'avez empoigné, je 
vous le promets, pour l'argent que je vous donnerai ! 

%1 



314 JOURNALISTE. 

Il y a de la verdeur et de la force là dedans, savez- 
vous bien ? » 

Je ne sais pas: je sais seulement que c'est le fond de 
mon cœur. 

J'ai peint les dégoûts et les douleurs d'un étudiant 
de jadis enterré dans l'insignifiance d'aujourd'hui. 
J'ai parlé de la politique et de la misère ! 

« Il faut attendre un nouveau régime. Je ne crois 
même pas qu'un journal républicain, politique, vous 
prendrait cette page ardente. Cependant je vais vous 
donner un mot pour X... » 

J'ai porté le mot. J'ai entrevu X..., entre deux 
portes. 

« Ah I de la part de Chose? Laissez-moi votre 
copie. » 

Huit jours après je reçus avis que tout cautionné et 
tout républicain qu'on fût, on ne pouvait se hasarder 
à publier mon travail. Je ferais condamner le journal. 

Alors l'empire a peur de ces quatre feuilles que j'ai 
écri tes dans mon cabinet de. dix francs ! 

J'ai repris ma copie. Je suis rentré chez moi déses- 
péré ! Ce que je fais de personnel est dangereux, ce 
que je fais sur le patron des autres est bête !... 

Pour ne pas être l'obligé du journal et n'être 
pas payé d'une copie non publiée, j'ai proposé à 
M. Marîani de lui livrer le même nombre de lignes en 
prose possible, 



JOURNALISTE. 315 

« Tout de même, a-t-il dit, pour me couvrir vis-à- 
vis du bailleur de fonds. » 

J J ai bâclé deux ou trois articles que je n'ai pas eu 
le courage de relire quand je les ai vus imprimés ! 

Je serais honteux qu'on en parlât de ces articles, et 
je les cache comme des excréments. 

Le jour de la paye, on m'a soldé en grosses pièces 
de cent sous, comme on paie à la campagne — elles 
suent noir dans ma main fiévreuse. 

Une chance 1 

Un ancien voisin de Sorbonne, au grand concours 
un Charlemagne, Monnain me reconnaît et m'arrête. 
Il est ému... 

« C'est bien toi qui as allumé le brûlot dans une 
petite machine à esprit-de-vin, le jour de la composi- 
tion de vers latins?... 

— C'est moi. 

— Deschanel qui était de garde dit : « Ouvrez les 
fenêtres ! D'où vient cette odeur moderne ?» — Et elle 
était bonne, ton eau- de- vie!... Tu sais, je suis mainte- 
nant directeur de la Revue de la Jeunesse... Yeux-ta 
faire la chronique?... — C'est bien toi qui as allumé 
le brûlot?... 

— Oui, oui... Et c'est sérieux, ton offre de chro- 
nique ? 

— Elle paraîtra le 15, si tu veux. Yiens un peu 
avant. » 

J'arrive le 12 avec ma copie. 



316 JOURNALISTE. 

Monnain la lit avec des soubresauts et finit par la 
jeter sur la table. 

« Je n-e peux pas publier ça! Tu éreintes Nisard! 
C'est mon protecteur à l'école et je compte sur lui pour 
me faire recevoir à l'agrégation... » 

Pourquoi ai-je mis les pieds dans ce métier ! Mon 
père ! pourquoi avez-vous commis le crime de ne pas 
me laisser devenir ouvrier !... 

De quel droit m'avez-vous enchaîné à cette carrière 
de lâches?... 

« Laisse donc ta sacrée politique de côté, et fais de 
la copie pour le poignon. » 

Soit ! je travaillerai pour le poignon. 

Je laisserai aller de la prose qui sera tout simple- 
ment une traînée d'encre, mais par exemple, je ne 
signerai pas ! 

Une semaine pourtant — celle où l'on a enterré un 
réactionnaire célèbre de 48 — je suis sorti de mon in- 
souciance et de mon dégoût, et j'ai demandé à. avoir 
le champ libre — je signerai cette fois, si l'on veut ! 

— Vas-y ! 

Ah bien oui ! J'ai encore mis des mots qui font 
bor.dir Monnain. 

« Je ne croyais pas que tu prendrais le sujet aux 
entrailles ! On tuerait la Revue, si elle imprimait ton 
appel à la révolte. » 

On tuerait ta Revue ? Eh ! elle mourra, ta Revue ' 
Elle mourra d'insignifiance et de lâcheté. Ne valait-i! 



JOURNALISTE. 317 

pas mieux la faire sauter comme un navire qui ne veut 
pas amener son pavillon ! 

c II faut attendre un nouveau régime » — voilà mon 
avenir!... 

« Vous perdez courage, vous voulez lâcher la par- 
tie? Ce n'est pas brave ! me dit un homme de cœur 
qui essaie de me retenir et de me consoler. 

— Encore un effort, me crie-t-il. — J'irai voir P..., 
qui a été déporté de Décembre avec moi, et je lui 
demanderai qu'il vous fasse entrer dans le journal 
dont il est actionnaire. » 

Il a demandé et obtenu ! 

J'ai à faire une série d'articles sur les professeurs de 
l'empire : comme celui que j'avais écrit sur Nisard. 
— S'ils sont verts, on les prendra. Aussi verts que vous 
voudrez. 

J'étais à la besogne quand on a frappé à ma porte. 

C'est un professeur de Nantes, assez brave homme, 
qui m'aimait un peu et ne se moquait pas trop de ma 
mère. 

« Je suis de passage à Paris, et je me suis dit : 
' l'irai serrer la main à mon ancien élève. 

— Merci. 

— Et les affaires? — Vous n'êtes pas heureux, je 
vois ça ! 

— Ni heureux ni malheureux. » 

27 



318 JOURNALISTE. 

Qu'a-t-il besoin de mettre le doigt sur ma misère 
Est-ce qu'il vient pour m'offrir l'aumône ? 

« Qu'est-ce que vous faites maintenant? Est-ce 
encore des petites machines comme les choses dans la 
Revue de Monnain ? 

— Vous savez donc que j'écrivais? 

— Un ami de Monnain, qui est venu faire la troi- 
sième à Nantes, nous l'a dit, mais je n'en ai pas été 
bien content, entre nous! Vous, le républicain, vous 
avez été bien pâle. » 

Je ne me suis même pas donné la peine de lui expli- 
quer pourquoi il m'avait trouvé si pâle. 

Mais je lui ai lu l'article vert que j'étais en traîo 
d'écrire. 

« Trouvez- vous ceci meilleur? 

— Certes ! mon cher, c'est superbe ! » 

Quelques jours après, je sortais du journal où mon 
manuscrit ava it été lu, même applaudi. J'avais vu à 
a façon dont les domestiques et les petits m'avaient 
salué quand j'étais sorti, que j'avais pied dans la 
olace. 

Mais j'ai trouvé une lettre démon père, en rentrant 
chez moi. 

« M. Greton nous a dit que tu vas écrire contre les 
grands universitaires... Tu veux donc me faire, desti- 
tuer?... Quand paraît l'article? Quand nous ôtes-tu k 
pain de la bouche ?. . . Nous trouveras-tu un lit à l'hô- 
pital, après nous avoir jetés dans la rue? C'est ainsi qu» 



JOUBKALISTE. 319 

tu nous récompenses de t'avoir fait donner de l'édu- 
cation. » 

Votre éducation !... N'en parlons plus, s'il vous 
plaît. 

Je retirerai mes articles. Je ne vous ôter'ai pas le 
pain de la bouche. — Vous avez raison ! Ce serait la 
destitution, et je ne pourrais pas vous trouver une 
pièce à l'hôpital.. • • 



XXVI 



HASARDS DE LA FOURCHETTE 



Des gens qui travaillent pour un grand dictionnaire 
en cours de publication, sont devenus mes amis, de 
bibliothèque. 

Us sont une bande qui vivent sur ce dictionnaires, 
qui y vivent comme des naufragés sur un radeau — 
en se disputant le vin et le biscuit — les yeux féroces, 
la folie de la faim au cœur. C'est épouvantable, ce 
spectacle ! 

Un contre-maître à mine basse est chargé de distri- 
buer l'ouvrage. — La plupart se tiennent vis-à-vis 
de lui dans l'attitude des sauvages devant les idoles et 
lèchent ses bottes ressemelées. 

Il y a eu deux ou trois fausses joies. On a cru 
voir — non pas une voile à l'horizon — mais le requin 
de la mort qui venait manger un des travailleurs 

Un de moins ! c'était des mots qui revenaient aux 
autres après l'enterrement — le quart d'une lettre 



fiASARDS DE LA FOURCHETTE. 321 

qu'avaient à se partager les survivants — une ration 
qui augmentait le repasde chacun, une goutte de sang 
à boire, un morceau de chair à dévorer... — Vains es- 
poirs!... Il faut en avoir vu de dures pour descendre 
jusqu'auDictionnaire, etquandon en est là, c'estqu'on 
n'a pas envie de mourir. Celui qu'on croyait mener 
au cimetière y a échappé. Il y a contre luiunesourda 
colère. 

J'ai demandé s'il ne restait pas quelques bribes 
pour moi; les mots difficiles, répugnants 

Malheureux 1 — j'ai eu l'air d'un voleur, presque 
d'un traître. 

J'ai dû vite affirmer que c'était pour rire — c'est à 
peine si l'on m'a cru, et chaque fois que j'entre dans 
lejaureau, il y a des 'regards en dessous et des chucho- 
tements redoutables. 

Inutile de songer à gagner un sou là. — Le radeau 
est plein, on dirait qu'on va tirer au sort à qui sera le 
premier mangé. 

Mais je me suis souvenu de cette ressource, un jour 
qu'on prononçait devant moi le nom d'un grammairien 
célèbre, qui travaille à un autre Dictionnaire qu'on 
a surnommé La Concurrence. 

Un camarade du quartier, qui connaît le fils de ce 
grammairien, aposéma sandidature. Elle est prise en 
considération. 

On me prie de venir. 

J'ai assez de chance, je tombe souvent sur de braves 
gens. 



322 HASARDS DE LA FOURCHETTE. 

J'ai aff?ire à un excellent homme, fort poli, point 
bégueule, qui me dit : 

« J'ai justement besoin de quelqu'un, mais je ne 
suis pas riche. Je vous paierai peu, je ne vous paierai 
mêni3 pas. Je vous ferai avoir une table d'hôte et une 
chambre. Je connais un gargotier et un logeur. ■ — En 
échange de ce crédit dont je répondrai, vous viendrez 
à neuf heures du matin et vous partirez à six heures 
du soir — avec une heure pour le déjeuner. Mon fils 
vous indiquera votre travail. J'ai tout mâché depuis 
quinze ans. Cependant, votre éducation pourra 
m'aider, et vous vivrez... Vous n'avez pas d'autre 
ressource? 

— J'ai 440 francs par an. 

— C'est quelque chose..., c'est beaucoup ! Je n'ai 
pas, moi, 440 francs par an ! — et j'ai 55 ans. Avec 
du courage, vous pourrez vous en tirer .. Vous ne 
finirez pas à l'hôpital... Si vous voulez, vous pouvez 
prendre votre chaise dans la salle dès aujourd'hui. >. 

Cela a duré quelque temps — mais un jour, il est 
survenu des querelles entre le grammairien et l'édi- 
teur — le pauvre grammairien a été vaincu, et il a dû 
rogner son budget et se priver de mes services. 

Pendant que j'étais chez lui, j'avais crédit, dans un 
petit restaurant, d'un déjeuner de dix sous le matin, 
d'un dîner de 1 fr. 25 le soir '— une chambre de 
12 francs — oh ! bien laide, bien triste ! 

Mais j'ai mis le pied à l'étrier. 

On se connaît de lexique à lexique. Il y a la con« 



HASARDS DE LA FOURCHETTE. 323 

frérie des Bescherellîsants, des Boisteux, des Poite- 
vinards. 

Des propositions me sont faites de la part d'une 
maison de la rue de l'Eperon, qui a besoin de gram- 
mairiens à bon marcbé. 

On m'offre un centime la ligne — deux sous les dix 
lignes — un franc le cent, — et encore il faut ajouter 
quelques citations des écrivains célèbres. Chaque 
sens particulier doit être appuyé d'un exemple. 

On n'arrive pas à plus de 2 fr. 50 par jour, en tra- 
vaillant et en fouillant les écrivains célèbres ! — C'est 
long de chercher les exemples dans les livres!... 

J'ai trouvé un moyen pour aller plus vite. 

C'est malhonnête, je trouble la source des littéra- 
tures!... je change le génie de la langue... elle en 
souffrira peut-être pendant un siècle... mais qui y a 
vu et qui y verra quelque chose ? 

Voici ce que je fais. 

Quand j'ai à ajouter un exemple, je l'invente tout 
bonnement, et je mets entre parenthèses, (Fléchier) 
(Bossuet) (Massillon) ou quelque autre grand pré- 
dicateur, de n'importe où, Cambrai, Meaux ou Pon- 
toise. 

C'est l'aigle de Meaux que je contrefais le mieux et 
le plus souvent. 

Mais s'il ne me vient pas sous la plume quelque 
chose de bien bouffi, bien creux, bien solennel, bien 
rond, je remonte d'an siècle, je mets mes citations sur 
le dos des gens de la Renaissance ou du Moyen âge. 



324 HASARDS DE LA FOURCHETTE, 

Je gagne ainsi 1§ sous de plus par jour. 
15 soitf ! — C'est un dîner. 

Il y a eu à propos de ces citations une violente 
dispute, un jour, au café Voltaire, où vont des univer- 
sitaires et où je vais aussi de temps en temps. 

Un des professeurs tenait en main la dernière 
livraison du Lexique, où je travail!.;, et avait le ne? 
sur un mot traité par moi. 

11 lit une phrase de Charron et sefrotte les mains, 
se passe la langue sur les lèvres. 

« Oh! les hommes de ce temps-là ! » 

Un de ses collègues s'extasie à son tour, mais prête 
à la citation un sens différent, 

« Il n'a jamais été dans la pensée de Charron, 
monsieur Vessoneau... 

— .C'est au contraire bien son génie. Il est tout 
entier là dedans ! 

— Vous n'avez pas lu Charron comme moi, mon 
cher Pierran... » 

Je buvais mon café, impassible. 

La dispute s'est terminée par une épigramme amère 
empruntée encore à la livraison. 

« Oh! l'on peut bien vous attribuer cet autre mot 
d-3 Ghamfort, celui-là, tenez, qui est cité au bout de 
la page !... » 

Il est de moi, ce mot-là aussi. J étais très gêné cette 
dernière quinzaine, très pressé d'argent, et j'ai beau- 
coup mis de Charron et de Chamfort dans la livrai- 
son. 



HASARDS DE LA FOURCHETTE. 325 

J'en abats pour environ 70 francs par mois. 

J'ai touché recta le premier mois. Pour arriver à 
un chiffre rond, il manquait quelques lignes, j'ai fait 
près de 7 sous avec du Marmontel. 

Encore pas mauvais, ce vieux! 

Au bout du second mois j'attends en vain mon 
argent. 

J'ai menacé de la justice de paix... du bruit... du 
scandale... 

On m'a offert moitié — en me congédiant. J'ai pris 
moitié et suis parti, non sans grommeler — ce qui a 
irrité les patrons. Ils vont disant partout que je suis 
un mauvais coucheur. 

« C'est dommage : Un garçon qui possède si bien 
ses classiques I » 

POÈTE SATIRIQUE. 

« Vous êtes poète, n'est-ce pas ? » 

C'est madame Gaux, la libraire, qui me demande 
cela un matin. 

Je suis plutôt barde. Je chante la patrie, je chante 
ce que chantent les bardes ordinairement — on n'a 
qu'à voir dans le dictionnaire. Va pour poète tout de 
même ! et je réponds à madame Gaux de façon à lui 
persuader que je sais manier la lyre — pincer les cor- 
les d'un luth. 

« Eh bien, je vous ai trouvé de l'ouvrage ! » 

Je prends bien vite une attitude d'inspiré. 

« Voici, dit-elle. — Il y a un monsieur qui en veut 



32b HASARDS DE LA FOURCHETTE. 

à un huissier de chez lui, et qui désire se venger de 
cet huissier par une chanson. Savez-vous faire ça ? » 

C'est de Y Archiloque qu'on me demande. Il faut 
saisir le fouet de la satire ! . . . 

« Je le saisirai! dis-je à madame' Gaux, qui ne 
comprend pas très bien d'abord et me fait répéter et 
iri'expliquer. 

— Bon — Rendez-vous à l'hospice Dubois. Vous 
demanderez M. Poirier et vous lui direz que vous 
venez de ma part pour cracher sur l'huissier. C'esl ce 
qu'il a dit. « Je cherche quelqu'un pour cracher sur 
un huissier. » 

J'arrive à l'hôpital". 
«M. Poirier? 

— Que lui voulez-vous? » • 

Je n'ose dire pourquoi je viens. Je parlemente ; on 
tient la porte fermée. Enfin je me décide à demander 
un bout de papier. 

« Lui porterez-vous ce mot? dis-je au concierge. 

— Oui. » 
J'écris le mot. 

Monsieur, 

Je suis la personne envoyée par madame Gaux et 
doit c — r sur l'huissier. 

« Avez-vous une enveloppe ? 

— Non, répond l'hopitaleux. » 
Je donne 1s mot plié en quatre. 



HASARDS DE LA FOURCHETTE. 327 

A travers les vitres je vois l'homme qui ouvre le 
billet et le lit. Que doit-il penser? 
C — r sur l'huissier ! 

J'aurais mieux fait de mettre cracher en toutes 
lettres. C'était plus franc.^Gela coupait court aux 
suppositions. 

L'homme revient en me regardant drôlement. 

« M. Poirier vous attend, chambre 12, corridor 3. » 

Je m'engage dans le 3 e corridor — j'arrive à la 
chambre 12. 
Je frappe. 
;< Entrez ! » 

M. Poirier a mauvaise mine — il est assis, jaune et 
maigre, dans un fauteuil, mais il lui reste de la bonne 
humeur tout de même. 

« Ah! vous venez de la part de madame Gaux I 
Vous venez pour mordre ?... » 
-Je l'interromps. 

Je viens pour cracher !... Est-ce que je me trom- 
perais de porte ? 

Je m'en explique avec M. Poirier qui répond : 

« Cracher! mordre! cela ne fait rien, pourvu que 
vous insultiez Mussy et qu'il en crève !... Oui, mon- 
sieur, il faut qu'il en crève I Si vous n'êtes pas homme 
à faire une chanson dont Mussy crèvera, ne vous en 
mêlez pas !... » 

Je n'ose trop m'engager. 

M. Poirier paraît inquiet, et se gratte le menton. 



328 HASARDS DE LA FOURCHETTE. 

« Vous avez l'air trop bon garçon ! » 

Ma commande file à vau-l'eau ! Si j'ai l'air trop 
bon garçon, je suis perdu ! — Je me fais une figure 
noire, un rire vert, des yeux jaunes... 

M. Poirier semble plus rassuré, et me priant de 
m'asseoir : 

« On peut toujours essayer, dit-il, nous verrons 
de quoi vous accoucberez ! Je vais vous conter 
la chose. Suivez-moi bien ! Il y avait une fois un 
huissier et sa femme, qui étaient les gens les plus 
canailles du pays; l'homme, grand comme une botte 
— la femme, tordue comme un tirebouchon ; — ils 
avaient un chien qui avait la queue en trompette. — 
Voilà votre canevas ! — Ils s'appelaient Mussy — 
allez-y i_ H faut qu'ils en crèvent... l'homme, la 
femme et le chien. » 

Il s'agit donc de les faire crever !... 

Je passe d'abord à la bibliothèque où je consulte 
les satiristes, pouf me mettre en train. J'attrape 
un mal de tête seulement. Enfin j'accouche dans ma 
nuit de cinq malheureux couplets. Qu'en pensera 
M. Poirier? 

Je 'ui écris. 

Il me répond : 

« Je suis justement mieux. Je sors demain de chez 
Dubois. J'ai invité des cousins du Nivernais pour 
écouter votre chanson. — Rendez-vous à midi chez 
Foyot; vous chanterez votre affaire au dessert. » 

Le lendemain, déieuner à la Gargantua. Pâté de 



HASARDS DE LA FOURCHETTE. 329 

foie gras, poulet, rôti, bourgogne, liqueurs, -desserts, 
cigares ! - 

Et maintenant, la parole est au chansonnier. 
Je me lève, je tousse, pâlis, tousse encore. 
« Buvez un verre de vin ! » 

J'en bois deux! Et rouge, un peu lancé, je com- 
mence. En avant ! 
Succès fou ! 

« Monsieur Vingtras ! Ils en crèveront ! » 

En même temps, étouffant de joie, se tortillant 
d'enthousiasme, M. Poirier m'emmène dans un coin, 
fouille dans ses poches et me glisse quatre louis! 

« Je vous en ferai gagner d'autres encore, dit-il..! 
Savez-vous embêter les notaires? Je voudrais aussi 
faire crever un notaire ! » 

C'est une veine. J'ai un débouché dans les départe- 
ments du centre. Les commandes affluent. On m'écrjt 
_ de province! Je fais sur mesure — je ridiculise sur 
photographie. 

Je sème l'épigramme et la zizanie dans les familles. 
C'est très lucratif. 

s 

Mais tout s'use ! Au bout de deux mois je suis vidé. 

Mon rôle de satiriste est fini! Je meurs comme 
la guêpe dont le dard se brise dans la blessure, je 
meurs sur une chanson payée dix francs ! J'en sui3 
arrivé à piquer, cracher et mordre pour dix francs. 
La dernière ne m'a même été réglée qu'à sept francs 
cinquante. 



330 HASAEDS DE LA. FOïïSCÏETTB. 

C'est mon chant du cygne! Je ne gagnerai plus un 
sou dans ce genre-là. Je n'ai plus de sel, même pour 
mettre dans une soupe. 

DI0H6ERNE 

Je vais quelquefois dans un restaurant à prix fixe 
de la rue Rambuteau, à deux heures moins cinq. Je 
viens à ce moment-là, parce qu'à deux heures le 
déjeuner finit et le dîner commence. 

C'est 50 centimes le déjeuner. 

Pour 50 centimes on a un plat de viande, du pain, 
un dessert. A cet instant de la journée, ce repas — à 
cheval sur le matin et sur le soir — est très pro- 
fitable. 

J'ai le droit de rester le temps qu'il me plaît, je lis 
les journaux et je réfléchis. 

C'est au premier. — On entre par une allée noire, 
mais la salle est vaste, bien éclairée, avec des glaces 
dont le cadre est entouré de mousseline blanche. 

De la fenêtre, on plonge dans la rue ; on aperçoit 
le Colosse de Rhodes, on voit aller et venir un monde 
d'ouvriers. 

J'éprouve de la joie à reposer mes yeux sur la foule 
des plébéiens; il y a chez euxdela simplicité, de l'aban- 
don, des gestes ronds, des éclats de gaieté franche. 
Ce n'est pas grimaçant et tendu comme le milieu où 
je promène mon existence inutile. 

Dès que je puis, je descends vers ces halles bruyan- 
tes et dans ce tourbillon de peuple. 



HASARDS DE LA FOURCHETTE. 331 

11 faut pour cela que j'aie les 50 centimes du déjeu- 
ner, plus les deux sous pour le garçon: il faut aussi 
que je ne sois pas trop ridicule de mise et n'aie pas 
l'air trop râpé. On peut avoir une blouse sale — c'est 
le travail qui a fait les taches — mais un habit noir 
fripé vous fait remarquer dans ces quartiers simples. 
On croit qu'il a été sali par des vices. 

J'achevais mon dessert, le nez dans le journal. 

Le patron entre avec un homme que je reconnais. 

Il chantait le Vin à quatre sous, du temps de l'Hôtel 
Lisbonne, quand nous allions à Montrouge — sous le 
grand hangar — où l'on buvait assis sur les bancs de 
bois, dans de gros verres. 

Ils sont camarades, le maître du restaurant et lui, 
et ils viennent siffler — loin de la chaleur des four- 
neaux — une bouteille de bordeaux frais. 

Ils trinquent, retrinquent, causent et discutent à 
propos de chansons. 

A un moment, ils ont besoin d'une consultation. 

Le patron dit : 

« Adressons-nous à monsieur. » 

C'est de moi qu'il parle, et vers moi qu'il sb 

tourne. 

« Vous prendrez bieïi un verre de vin avec nous? 
et vous nous direz qui a tort de nous deux. » 

C'est offert de bon cœur, et j'accepte. 

« Yoici la chose : Je dis à Rogier qui est là, qu'il 
ne doit pas dire Mogène mais Diogeme — pas Gène ; 
Gerne! J'en appelle à vous, fait le cuisinier en enfon- 



332 HASAEDS DE LA FOTTECHETTE. 

çantsa toque blanche sur sa tête; vous' avez de l'édu- 
cation. Prononcez. » 
Diable ! 

Si je me prononce contre lui, me laissera-t-il encore 
venir à deux heures moins cinq pour déjeuner : 
quand l'avis affiché sur le mur dit qu'à partir de deux 
heures tous les repas sont de seize sous? 

J'hésite. 

Le cuisinier répète en tapant sur la table : 
— Je prétends que le refrain est comme ceci : 
Il chante : 

C'est la lanterne 
De DiogeRne. 

L'autre me regarde. Je me prononce : 
« Oui, l'on dit DiogeRne ! » 

Due ceux qui ne connaissent pas le repas à cheval 
me jettent la première pierre ! mais que ceux qui le 
connaissent me pardonnent ! 



Je n'ai pu persister dans la voie d'hypocrisie où je 
m'étais engagé ! Dès que le patron a été sorti, m'ap- 
prochant de Rogier et lui demandant pardon du re- 
gard et de la voix, tête baissée : 

« Monsieur, je viens de mentir. On dit Diogèoe ! 

— Sans r? 
- Sans r. 

J'ai laissé retomber mes bras et me tiens devant 
mon juge avec des airs de statue cassée. 

— Mais pourquoi alors?... » 



HASARDS DE LA FOURCHETTE. 333 

Je lui ouvre mon cœur et mon estomac. Je lu.' 
explique le repas à cheval. 
Il sourit — demande une autre bouteille. 
« Vous boirez bien encore un coup? 

— Non , merci ! 

— C'est peur de ne pouvoir payer la vôtre ? 

— Mon Dieu, oui !... » 

Rogier reste un instant silencieux. 
« Que faites -vous pour vivre ? Savez- vous rimer? 
Je lui conte mon histoire de Mussy, ma série con- 
tre les notaires... 

— Mais la romance ! Savez-vous faire la romance? 

— Je n'ai jamais essayé. 

— Vous ne savez pas faire parler un nuage, un 
cheval, une houri? 

— Je ne puis pas dire... 

— Feriez- vous mieux du léger? — dans le genre du 
petit lapin de ma femme? Qu'aimeriez- vous mieux, 
chanter le pot de fleurs — ou le pot de nuit? 

— Le pot de fleurs ! — sans mépriser le pot de nuit, 
ai-je ajouté bien vite, ne sachant pas son goût et res- 
tant prudemment à cheval sur les deux. » 

Mais j'ai échoué dans les deux genres 1 

« Vous n'avez pas d'esprit, m'a dit Rogier, un 
matin. » 

Par bonté, il m'a donné quelques recueils de calem- 
bours à faire. 

« Yous n'avez pas besoin de les inventer vous- 



334 HASARDS DE LA FOURCHETTE. 

même, vous n'en viendriez jamais à bout, mon pauvre 
garçon; cherchez dans les livres, ça ne tait rien! » 

Je vais à la bibliothèque copier les vieux anas. 

Et c'est payé 5 francs — pas un radis de plus ! — 
100 calembours pour un sou — demandez ! 

Je ferais mieux de crier ça dans une baraque, eii 
habit de pitre. Je gagnerais davantage. 



XXVÏÏ 



Je reçois régulièrement mes quarante francs p.àsjr 
mois. — Régulièrement? Hélas! non. Il y a parfois 
un jour, deux jours de retard, et alors j'ai le frisson, 
parce que ma logeuse attend. Mon estomac attend 
aussi — c'est dur. J'ai passé souvent vingt-quatre heu- 
res, le ventre creux, ayant à peine la force de parier 
quand j'avais une leçon à donner. Ce n'est la faute de 
personne! Mon père ne m'a jamais fait faux bond; 
mais j'ai eu beau lui écrire qu'une lenteur de quel- 
ques beures m'exposait à- une humiliation pénible 
dans mon garni où ma quinzaine tombait à jour 
fixe, et me condamnait à des spasmes de faim. Il ne 
t'a pas cru. Les parents ne se figurent pas cela, loin 
de Paris. Au café, ils demandent le Charivari, lisent 
les légendes de Gavarni, qui parlent de carottes 
tirées par les étudiants. ■ J"ai failli en tirer une, une 
fois — l'arracher d'un champ, à Montrouge, pour la 
croquer crue et sale, en deux coups de dent, tant 



336 A MARIER, 

mes boyaux grognaient ! Je venais de rater un ami 
qui avait crédit dans une gargote de la banlieue. 

Quelqu'un passa juste au moment où je me pen- 
chais : je partis comme un voleur. J'aurais peut-être 
bien été accusé de vol, si j'avais été surpris un ins- 
tant plus tôt. 

Ah! tant pis, je prendrai la vache enragée par les 
cornes ! 

C'est ma vie en garni qui me fait le plus souffrir. 
Je suis là souvent avec des voyous et des escrocs. 

L'autre matin, des agents en bourgeois sont entrés 
au nom de la loi dans mon taudis, et m'ont cerné sur 
mon grabat comme coupable de je ne sais quel 
crime. 

Ils s'étaient trompés de porte. C'était mon voisin 
qui avait volé ou violé. Il était chez lui; il chantait.. 

On a reconnu sa voix, ce qui a fait reconnaître , 
mon innocence ! Mais que le scélérat les eût entendu 
monter, qu'il eût descendu l'escalier à la dérobée, 
j'avais beau me débattre, on m'emmenait! 

J'ai écrit à mon père, je lui ai conté l'aventure, et 
je lui ai demandé l'aumône: 

« Avance-moi le prix d'un petit mobilier, de quoi 
meubler comme une cellule un coin où je vivrai à 
l'abri de ces hasards. J'ai trouvé une chambre pour 
80 francs, rue Contrescarpe. On veut le terme d'a- 
vance ; je te le demande aussi. Mais, je t'en prie, fais 
ce sacrifice qui m'épargnera bien des douleurs et des 
dangers !» " 



A MARIER. 337 

J'ajoutais dans ma lettre — timidement — que, 
dans cette vie où l'on habite des masures vieilles et 
misérables, on perd à chaque instant le peu qu'on a, 
dans les expropriations, les descentes, les râfles... 
que j'avais déjà égaré des œuvres... 

C'était vrai ! En ai-je laissé dans les garnis, jetées 
aux ordures, cachées derrière une malle, gardées par 
le logeur, des pages qui avaient peut-être leur amère 
éloquence ! 

Mon père ne m'a pas répondu. 

Oh! j'ai senti malgré moi remonter contre lui le 
dot de mes colères d'enfant! . 

« Mais ne savez-vous pas, m'a dit un de ses anciens 
collègues de Nantes — que j'ai heurté tout d'un coup 
au coin d'une rue : brave homme qui était notre ami, 
à qui j'ai avoué ma vie, tant le soir était triste, tant 
la pluie était noire, tant ma chambre de ce temps-là 
était froide ! — Ne savez-vous pas que votre père 
n'est plu* à Nantes? » 

Il m'a conté une douloureuse histoire. 

Mon père a retrouvé sur son chemin une madame 
Brignolin, une veuve de censeur, qui l'a aimé ou a 
fait semblant de l'aimer. Il est devenu son amant, 
s'est compromis, affiché : ma mère, folle de jalousie 
et de chagrin, perdant la tête, a fait une scène à la 
maîtresse devant le collège ; il y a eu un scandale 
affreux, un rapport terrible au ministère. On s'est 
contenté d'un déplacement, mais mon père est dans 
une ville du Nord maintenant. 

- - 90 



JJH A MABIER. 

Et je n'ai rien su de cela! Ni lui ni ma mère ne 
m'en ont rien dit! 

« C'est que, voyez- vous, a répondu le vieillard, le 
lendemain a été arrosé de larmes! Votre père est parti 
seul... Votre mère est retournée chez elle, dans votre 
pays, où je l'ai vue, il n'y a pas trois semaines, bien 
changée, mon ami !... Elle vit là comme une veuve, 
entre le portrait de son mari et le vôtre... J'ai assisté 
à la scène de séparation... C'était à qui se deman- 
derait pardon. 

— C'est moi qui suis coupable ! criait-elle en se 
mettant à genoux. 

— Non, c'est moi que ma vie de professeur a rendu 
fou et mauvais... 

— Nous pouvons être heureux encore, répondait 
votre mère. N'est-ce pas? répétait-elle, se tourna ni 
vers moi, et me consultant de ses yeux rougis. » 

Et je dois vous dire que j'ai baissé la tète et 
ai répondu non! J'ai répondu non : parce que votre 
père est fou de celle à propos de laquelle le scandale 
a éclaté. Il la reprendra : il l'a déjà reprise... Honnête 
homme qui a l'air de commettre un crime... Mais il 
avait une nature d'irrégulier, et le hasard l'a mi- 
dans un métier de forçat, en lui donnant pour com- 
pagne votre mère trop paysanne pour une âme haute 
et meurtrie. Je connais cela, moi qui ai souffert, 
qui ai aimé,., sans qu'on le sache... Eh bien, oui. 
parce que j'avais passé par là, parce que j'étais au 
courant.de toute l'histoire, j'ai conseillé la séparation ; 
Votre mère n'aurait pas fait de scandale, tout en 



A MAEIER. 339 

agonisant de douleur, mais l'Université a ses mou- 
chards, et tôt ou tard c'était, non plus la disgrâce, 
mais la destitution. C'est votre mère qui a fait la 
première le sacrifice. « Oui, il vaut mieux que nous 
nous séparions ! » Elle a éclaté en sanglots, eta em- 
brassé votre père comme j'ai vu embrasser des morts 
avant qu'ils fussent mis dans la bière. 

Je croyais que vous saviez cette histoire. Sans 
doute, ils n'ont pas encore osé vous la dire ! 

Le soir même de notre entretien — c'était le 31 — 
le père de Collinet est venu me voir et m'a apporté 
mes quarante francs. 

— Vous viendrez les chercher à la maison, désor- 
mais, tous les premiers du mois. 

Il n'a rien ajouté, et je n'ai rien demandé. Mais 
j'ai écrit à ma mère. 

Ma plume a longtemps hésité ; j'ai raturé bien des 
lignes, j'ai même effacé un mot sous des larmes que 
je n'ai pu retenir. Je ne savais comment ménager son 
cœur. 

Elle m'a répondu. 

« Oui, mon fils, ton père et moi, nous sommes sé- 
parés, séparés comme si la mort avait passé par là. 
.le te demanderai même comme une grâce de ne plus 
prononcer son nom dans tes lettres ; fais-moi cette 
charité au nom de ma douleur. » 

Par le vieux prolesseur, qui est revenu me voir, 



340 A MiEIER. 

j'ai su qu'elle avait appris que la madame Brignolin 
nouvelle avait répris place dans le lit du père, et 
au'auprès de certaines gens elle passait même pour 
l'épouse. C'est la fin, l'éternel veuvage ; je la connais. 
Le nom de mon père est rayé de nos lèvres, tout 
en restant écrit comme avec la pointe d'un couteau 
dans le cœur de la pauvre femme. 

Lui écrirai-je, à lui? Que lui dire? Un jour peut 
être je saurai trouver le mot ou le cri qui rapproche 
le père du fils ; aujourd'hui, il faudrait l'excuser ou 
''accuser! Mais, à mes yeux, ma mère est malheu- 
reuse sans qu'il soit criminel. Je resterai muet entre 
ces deux victimes. 

Le bon vieux professeur qui est reparti là-bas, 
m'a promis qu'il m'avertirait, si dans la maison de 
l'abandonnée arrivait la maladie ou un malheur. 

Mais ma mère elle-même m'écrit et m'appelle, s 

« Je t'en prie, arrive puisque tu vas avoir tes 
vacances de Pâques et du temps devant toi... 
et puis, je suis souffrante, et je me dis souvent que 
si j'allais, par' hasard, mourir avant de t'avoir em- 
■ brassé encore une fois, mon agonie serait si triste !... 
Essaie de venir, mon enfant, tu me rendras bien heu 
reuse. » 

Je tremble un peu en tenant cette feuille écrite là- 
bas, au village, par la main honnête de la pauvre 
femme... Gomme ceux de la brasserie riraient s'ils 
me voyaient , 

Je puis partir comme elle dit. J'ai même par hasard 
une redingote toute neuve et un chapeau tout frais. 



A MARIEE. 341 

Voir le pays !... 

Toute la soirée, je me suis promené seul sous les 
arbres du Luxembourg en y songeant. Je n'ai pas 
mis les pieds à la brasserie, de peur d'enfumer mon 
émotion. 

Me voilà en route! La locomotive est déjà à 150 
lieues de Paris !... 

La vue des villages qui fuient devant moi ressuscite 
tout mon passé d'enfant ! 

Maisonnettes ceinturées de lierre et coiffées de tuiles 
rouges ; basses-cours où traînent des troncs d'arbres 
et des socs des charrues rouillés ; jardinets plantés de 
soleils à grosse panse d'or et à nombril noir ; seuils 
branlants, fenêtres éborgnées, chemins pleins de purin 
et de crevasses; barrières contre lesquelles les bébés 
appuient leurs nez crottés et leurs fronts bombés, 
pour regarder le . train; cette simplicité, cette gros- 
sièreté, ce silence, me rappellent la campagne où 
je buvais la liberté et le vent, étan t tout petit. 

Dans les femmes courbées pour sarcler les champs, 
je crois reconnaître mes tantes les paysannes ; et je 
me lève malgré moi quand j'aperçois le miroir d'un 
étang ou d'un lac ; je me penche, comme si je devais 
retrouver dans cette glace verte le Yingtras d'autre- 
fois. Je regarde courir l'eau des ruisseaux et je suis 
ie vol noir des corbeaux dans le bleu du ciel. 

Dans ce champ d'espace, avec cette profondeur 
d'horizon et ce lointain vague, l'idée de Paris s'éva- 
nouit et meurt. 

29. 



342 À MARIES. 

Tout parle à ma mémoire: ce mur bâti de pierres 
posées au hasard et qui laissent de grands trous de 
lumière comme des meurtrières de barricade aban- 
donnée : cette échelle de vigne qui a fait pétiller 
dans ma cervelle, ainsi quela mousse du vin nouveau , 
les réminiscences des vendanges — et ce bois sombre 
qui me rappelle la forêt de sapins où il faisait si triste 
et où j'aimais tant à m'enfoncer pour avoir peur ! 

Nous sommes à Lyon. 

Je n'ai plus regardé ni vu les peupliers, les ruis- 
seaux, le ciel ! J'ai cru seulement apercevoir là-haut, 
dans les nuages, une boule de sang; au-dessous, il 
me semblait que j'entendais claquer une guenille de 
deuil. 

J'ai ôté d'instinct mon chapeau — pour saluer le 
drapeau noir... le drapeau noir, étendard des canuts, 
bannière de la Guillotière ! 

C'est en 1832, au sommet de cette Guillotière en 
armes, que des blouses bleues portèrent, pour la pre- 
mière fois, sur des fusils en croix, le berceau de la 
guerre sociale ! 

Heureusement, nous avons passé vite et nous ne 
nous sommes point arrêtés... J'aurais perdu la joie 
du recueillement doux et profond, pendant les pèle- 
rinages que j'aurais faits aux endroits où 4'on avait 
crié : Vivre en travaillant, mourir en combattant ! 

A Saint-Etienne nous avons pris le train qui longe 
la Loire, 



A MARIER. 343 

J'ai toujours aimé les rivières ! 

De mes souvenirs de jadis, j'ai gardé par-dessus 
tout le souvenir de la Loire bleue ! Je regardais là 
dedans se briser le soleil; l'écume qui bouillonnait 
autour des semblants d'écueil avait des blancheurs 
de dentelle qui frissonne au vent. Elle avait été mon 
luxe, cette rivière, et j'avais péché des coquillages 
dans le sable fin de ses rives, avec l'émotion d'un 
chercheur d'or. 

Elle roule mon cœur dans son flot clair. 

Tout à coup les bords se débrident comme une 
plaie. 

C'est qu'il a fallu déchirer et casser à coups de 
pioche et à coups de mine les rochers qui barraient 
la route de la locomotive. 

De chaque côté du fleuve, on dirait que l'on a livré 
des batailles. La terre glaise est rouge, les plantes qui 
n'ont pas été tuées sont tristes, la végétation semble 
avoir été fusillée ou meurtrie parle canon. 

Cette poésie sombre sait, elle aussi, me remuer et 
m'émouvoir. Je me rappelle que toutes mes promena- 
des d'enfant par les champs et les bois aboutissaient à 
des spectacles de cette couleur violente. Pour être 
complète et profonde, mon émotion avait besoin de 
retrouver ces cicatrices de la nature. 

Ma vie a été labourée el mâchée par le malheur 
comme cet ourlet de terre griffée et saignante. 
* Ah! je sens que je suis bien un morceau de toi, 
un éclat de tes rochers, pays pauvre qui embaume 



344 A MARIER. 

les fleurs et la poudre, terre de vignes et de volcans ! 

Ces paysans, ces paysannes qui passent, ce sont 
mes frères en veste de laine, mes sœurs en tablier 
rouge... ils sont pétris de la même argile, ils ont dans 
le sangle même fer! 

Deux mots de patois, qui ont tout d'un coup brisé le 
silence d'une petite gare perdue près d'un bois de 
sapins, ont failli me faire évanouir. 

Nous approchons ! 

Je suis pâle comme un linge, je l'ai vu dans la vitre, 
j'avais l'air d'un mort. 

Le Puy! Le Puy!.. 

Je reconnais les enseignes, un chapeau en bois 
rouge, la botte à glands d'or, le Cheval blanc, Y Hôtel 
du Viuarais. 

A une fenêtre, je vois tout à coup apparaître une 
face pâle avec de grands yeux noirs au larmier meur- 
tri, et j'entends un cri... 

— Jacques ! 

C'est ma mère qui m'appelle et qui me tend les 
bras ! Elle vient au-devant de moi dans l'escalier et 
m'embrasse en pleurant. 

— Gomme tu as l'air durl me dit-elle au bout d'un 
moment. 

C'est qu'en effet j'ai senti comme le froid d'un cou- 
teau dans le cœur, en entrant dansla chambre où elle 
m'a entraîné et qui a comme une odeur de chapelle. 



A MARIEE. 345 

Partjut, des reliques fanées : cadres de vieux 
tableaux, gravures jaunies par ie temps... — C'est 
ce qui lui reste d'avant sa séparation. 

Voilà le portrait de mon père, avec les cheveux en 
toupet comme on les portait quand il était jeune. La 
tète est presque souriante et pleine- Mais à côté est 
un dessin qui le représente amaigri et l'œil triste. Ce 
dessin a été fait quand la vie avait fané et creusé ses 
traits. 

Voici son portefeuille de vieux cuir vert, où il avait 
écrit des chansons qui avaient la forme de flacons et 
de gourdes, où il avait aussi laissé dans un des plis 
une fleur donnée par ma mère... 

Cette fleur-là, elle vient de la retirer, et, après 
l'avoir pressée sur ses lèvres, elle a voulu que j'y 
appuie les miennes aussi. Je l'ai fait machinalement 
et avec gêne... 

Toutes ces choses, porte-montre d'il y a trente ans, 
bonnet grec aux roses défraîchies et poudreuses, 
bouquet aux pétales secs embaumant pour elle le 
sort venir d'un jour heureux, tout cela est entremêlé 
de brins de rameau et de buis bénit, même d'images 
de sainteté, et la pauvre femme joint les mains et 
regarde le ciel en remuant les miettes du passé. 

Elle est restée immobile dans sa douleur depuis le 
jour où son mari l'a quittée. 

J'ai senti le voile des larmes, certes, quand j'ai 
eu son visage pâle et grave contre le mien, quand 
elle m'a serré contre sa poitrine amaigrie et trem- 
blante : être faible qui n'avait plus que moi pour s'ap- 



346 A MARIER. 

puyer et que moi à aimer. Mais en voyant se dresser 
entre nous trois, elle, moi et mon père absent, cette 
reliquaillerie, c'est de la colère qui m'a pris les nerfs, 
et le sentiment de mélancolie qui m'envahissait, a fait 
place à une sensation de mépris, dont ma figure a 
laissé voir les traces. 

Je me suis échappé pour rôder dans la ville. 
« Es-tu allé voir le collège? m'a dit ma mère 
quand je suis rentré. 
— Non. » 

Elle ne comprend pas les chagrins immenses pour 
mon âme d'écolier qui me dévorèrent dans les écoles 
aux murs sombres. J'allais brutaliser sa tendresse 
avec des gestes de rancune sauvage et mes exclama- 
tions de fureur... J'ai dû me taire ! 

Le collège? — J'ai pu aller jusqu'à la porte; encore 
mon cœur battait-il à se casser! Quand j'ai pris la 
petite rue qui y mène, je titubais comme un homme 
ivre. 

Mais arrivé devant la grille, j'ai dû m'appuyer 
contre une borne pour ne pas tomber. 

C'est là dedans que mon père était maître d'études 
à vingt-deux ans, marié, déjà père de Jacques 
Vingtras. 

C'est là qu'il fut humilié pendant des années; 
c'est là que je l'ai vu essuyer en cachette des larmes 
de hontë, quand le proviseur lui parlait comme à un 
chien; c'est là que j'ai senti peser sur mes petites 
ôpaules le fardeau de sa grande douleur. 



A M A'IH E II. .>4./ 

Son, je n'ai pas osé passer sous cette porte, pour 
revoir le coin de cour où un grand sauta sur lui 
et le souffleta. 

Entrer? — Il me semble que je laisserais démon 
sang sur le plancher de l'étude des grands, où étail 
la table devant laquelle je travaillais — à côté de 
'la chaire, dans laquelle celui qui m'avait mis au 
monde était installé, comme dans la tribune du réfec- 
toire le gardien qui surveille les réclusionnaires. 

« Te rappelles-tu que tu gagnas tous les prix en neu- 
vième? tu avais trois couronnes, l'une sur l'autre, le 
jour de la distribution... » 

Oui, je me rappelle ces couronnes : j'avais assez 
envie de pleurer là-dessous! C'est le premier ridicule 
qui m'ait écorché le cœur ! 

Mais il ne s'agit pas de la faire pleurer à son tour 
' je m'approche d'elle tendrement. 

« Tu avais un secret à me dire... » 

Elle a toussé, assujetti sur son front sa coiffe blan- 
che, m'a lancé un regard doux et profond, et rappro- 
chant sa chaise de la mienne, elle m'a pris les mains: 

es Tu ne t'ennuies pas de vivre seul, toujours seul? 
Tu n'as jamais songé à prendre une femme qui 
l'aimerait? » 

Aimé ? 

, Ne voyant la vie que comme un combat; espèce de 
Ààéserteur à qui les camarades même hésitent à ten- 
^■e la main, tant j'ai des théories violentes qui les 



34* A MARIER. 

insultent et qui les gênent; ne trouvant nulle part un 
abri contre les préjugés et les traditions qui me cer- 
nent et me poursuivent comme des gendarmes, je ne 
pourrais être aimé que de quelque femme qui serait- 
une révoltée comme moi. Mais j'ai remarqué que la 
révolte tuait souvent la grâce ! Et v moi, je voudrais, 
que celle à qui j'associerais ma vie eût l'air femme 
jusqu'au bout des ongles, fût jolie et élégante, et 
marchât comme une grande dame ! C'est terrible, ces 
goûts d'aristocrate avec mes idées de plébéien ! 
« « Mais si tu tombais malade loin de moi, ou quand 
je serai morte ! » 

Tomber m nlade, allons donc ! 

Il faudra qu'on me tue pour que je meure ; et l'on 
me tuera certainement avant que le hasard ait apporté 
la maladie. Je cours trop après l'insurrection et la 
révolte pour ne pas tomber bientôt - dans le combat. 

Le sentiment du repos et le désir de l'existence 
calme sous la charmille ou au coin du feu ne me sont 
pas venus ! — Sacrebleu non ! 

J'ai d'abord à briser le cercle d'impuissance dans 
lequel je tourne en désespéré ! 

Je cherche à devenir dans la mesure de mes forces 
!e porte-voix et le porte-drapeau des insoumis. Cette 
iiiée veille à mon chevet depuis les premières heures 
libres de ma jeunesse. Le soir, quand je rentre dans 
mon trou, elle est là qui me regarde depuis des années, 
comme. un chien qui attend un signe pour hurler et 
pour mordre, 



A MARIER/ 349 

D'ailleurs qui voudrait m'épouser, moi sans mét s ier, 
sans fortune, sans nom ? 



îi paraît que ce caprice-là s'est logé dans une tête 
brune qui est, ma foi, charmante et qu'éclairent 
bien beaux yeux ! 

D'où me connaît-on ? 

C'est elle-même, la demoiselle aux beaux yeux, 
qui répond : 

« D'où l'on vous connaît? Vous rappelez-vous 
quand vous étiez dans un journal et que vous aviez 
dû vous battre en duel? Vous êtes allé chercher 
comme témoin un élève de Saint-Cyr qui était 
de l'Auvergne comme vous. C'était tout simplement 
le frère de votre servante; mon Dieu, oui... Il s'ap- 
pelait comme celle qui vous parle, et qui se charge 
d'épousseter votre mémoire... Vous ne vous souve- 
nez pas ? 

— Oui... maintenant ! 

— Vous vous souvenez de mon frère ? mais de 
moi?... Non, avouez!... J'étais trop petite fille pour 
vous... Cependant, voyons, vous devez vous rappeler 
qu'après le duel manqué vous êtes venu chez notre 
oncle... rue de Vaugirard... Vous y avez dîné deux ou 
trois fois... Même vous aviez l'air d'avoir bien faim!... 
On aurait dit que vous n'aviez pas mangé depuis deux 
jours. Malgré cela, vous avez été bien impertinent 
avec ma petite personne, qui vous en voulait beau- 
coup. Vous déclariez dans les coins que vous n'ai- 
miez pas la musique et que mon tapotage sur le 

h 



350 A MARIER, 

piano vous laissait froid. Vous préfériez passer dans 
le salon et causer de l'avenir de l'humanité avec des 
chauves... Ne dites pas non... j'écoutais aux portes. 

Un heau jour, mon frère partit au diable avec ses 
épaulettes de sous-lieutenant. Il vous a revu chaque 
fois qu'il est venu à Paris pendant ses congés d'of- 
ficier. Mais vous ne reparûtes plus devant la tapo- 
teuse de piano. Voilà l'histoire. Non, ce n'est pas 
tout... Je vais rougir un peu... ne me regardez 
pas... Vous m'aviez frappée avec votre air bizarre... 
Cette idée de se battre à propos de rien, pour l'hon- 
neur... par amour du danger, cela me faisait ou- 
blier que ma musique vous déplaisait... j'étais un 
peu romantique, vous aviez l'air un peu fatal. Puis 
mon frère vous a suivi de loin dans la vie, nous avons 
parlé de vous souvent — très souvent... Il m'a conté 
que vous aviez supporté si bravement et si gaiement 
une certaine existence que vous avez acceptée à plai- 
sir — pour rester libre , — au risque de dîner avec les 
gâteaux de soirée quand vous alliez dans le monde, 
comme vous faisiez quand, vous veniez chez mon 
oncle. 

Je vous .ai glissé ma part quelquefois, monsieur, 
sans que ni vous ni les autres y vissiez rien... même 
quand c'était de ces mokas de chez Julien que 
j'aimais tant, et que je vous sacrifiais... Bref, j'ai eu 
de vos nouvelles toujours; et mon frère m'a plus d'une 
fois volée à votre profit dans sa correspondance ;■ je 
croyais que j'allais encore lire des câlineries à mon 
adresse, je tournais là page, c'était de M. Vinglras 



A MARIEE. 351 

qu'il s'agissait... Ah! il vous aime bien... j'étais jalouse 
de vous... il vous le contera du reste, car iJ.va arri- 
ver... exprès pouf vous voir, parce qu'il sait que vous 
êtes ici, parce qu'il y a un complot, parce qu'il a mis 
dans la tête de papa et de maman, dans la tète de 
votre mère aussi, des idées !... » 

Elles'est arrêtée un instant, et a repris, enhochanl 
la tête comme un chardonneret, avec un petit air 
fâché et moqueur : 

« Ah ! mais non... par exemple!... » 

Eiie s'est enfuie là-dessus, mais en me jetant un 
sourire qui avait» la grâce d'un aveu, et elle m'a 
adressé un regard si long et si tendre que j'en ai eu 
froid dans le dos et chaud au cœur... 

Nous en avons parlé le soir avec ma mère. — Les 
choses sont plus avancées que je ne pensais. À l 'en 
croire, c'est fait si j'y tiens; à la condition que je res- 
terai au Puy et ne retournerai point %. Paris, avant 
un an, deux ans peut-être. — Ah ! cela gâte tout. 

— Gomment , Jacques , tu hésiterais après les 
démarches que j'ai faites, quand la demoiselle est 
honnête et te plaît, quand cela te sort de la misère? » 

« Gela te sort de la misère ! » 

Mais si j'avais voulu n'être pas misérable, je ne 
l'aurais jamais été, moi qui n'avais qu'à accepter le 
rôle de grand homme de province, après mes succès 
de collège. Je pouvais trouver, à Paris même, un 
gagne-pain, an tremplin; j'aurais enlevé des protec- 



35*2 A MARIER. 

lions à la pointe de i'épée, grâce à ma nature bavarde 
et sanguine, à mon espèce de faconde et à ma verve 
d'audacieux. Je pouvais par mes anciens professeurs 
de Bonaparte ou de province obtenir une place qui 
m'eût mené à tout. On me l'a dix fois conseillé. Si je 
v suis pauvre, c'est que je l'ai bien voulu; je n'avais 
qu'à vendre aux puissants ma jeunesse et ma force. 

Je pouvais, il y a beau temps, cueillir une fille i 
narier, qui m'aurait apporté ou des écus ou des pro- 
tections. 

Protections ou écus auraient senti le sang du coup 
d'Etat; et je suis resté dans l'ombre où j'ai mangé 
les queues de merlan de Turquet. 

« Mais, riche, tu pourras défendre tes idées et les 
mettre dans tes livres, tu aideras bien mieux les 
pauvres ainsi, qu'en te morfondant dans cette pauvreté 
qui te lie les mains et qui... (je te demande pardon 
de te parler ainsi) peut t'aigrir le cœur. 

Il y a du vrai dans ces mots-là. 
, Ma mère me voit ébranlé et reprend : 
< « Mon ami, ce que tu feras sera bien fait, je ne 
te reprocherai pas de ne pas m'avoir écoutée... Tu 
es un homme... J'ai trop à me reprocher de ne p.ns 
t'avoir compris quand tu étais un enfant... Mais ne 
te hâte point, je t'en prie. » 

Soit, je ne briserai rien : j'attendrai : mais encore 
dois-je savoir si celle qui veut être ma femme voudra 
être mon compagnon et mon complice... 



A MARIER. 353 

Chez mon père aussi, j'avais la vie assurée ; il m'ai- 
mait, le pauvre professeur, tout dur qu'il parût. 

Pourtant, cette vie-là, j'en ai eu horreur! Je l'ai 
fuie, pour entrer dans les jours sans pain, — parce 
que tous mes penchants heurtaient les siens, parce 
que toutes ses idées repoussaient les miennes, parce 
que nos cœurs ne battaient pas à l'unisson, et que 
nos regards, à la suite des discussions amères, 
étaient chargés, malgré nous, de douleur et de 
haine... 

L'argent — 100,000 francs ! 5,000 livres de rente, 
20,000 à la mort des parents. — C'est beau ! on im- 
prime bien des appels aux armes avec ça. 

Mais si elle ne pense pas comme moi !... 

Elle dira alors que je la vole ou que je la trahis, 
quand mes colères républicaines sauteront sur le 
monde auquel elle appartient. 

Je sais à quoi m'en tenir depuis l'autre matin. 
C'est fini pour toujours ! 

Nous étions allés dans un desfaubourgs, où un vieux 
professeur ancien collègue de mon père a organisé 
une espèce de bureau de charité. 

En revenant elle m'a dit : 

« Quand nous serons mariés, vous ne me mènerez 
pas dans des quartiers tristes. — Moi d'abord, a-t-elle 
repris avec une mine de suprême dégoût, je n'aime 
pas les pauvres... 

- Ah ! caillette ! â qui j'étais capable d'enchaîner ma 
vie ! fille d'heureux qui avais sans t'en douter, le 

30. 



354 A MARIEE, 

mépris de celui que tu voulais pour mari i Car lui, il 
a été pauvre ! Comme tu le mépriserais si tu savais 
qu'il a eu faim ! 

Elle sent bien qu'elle a fait une blessure. 

Me reprenant le bras, et plongeant ses yeux ten- 
dres dans Ja sévérité des miens : 

« Vousnem'avez pascomprise, » murmure-t-elle, 
anxieuse d'effacer le pli qui est sur mon front. 

Pardon, bourgeoise !- Le mot qui est sorti de vos 
lèvres est bien un cri de votre cœur et vos efforts 
pour réparer le mal n'ont fait qu'empoisonner la 
plaie. 

Et j'en saigne et j'en pleure ! Car j'adorais cette 
femme qui était bien mise et sentait si bon ! 

Mais n'ayez peur, camarades de combat et de 
misère, je ne vous lâcherai pas ! 

« Vous m'en voulez, on dirait que vous me haïssez 
depuis l'autre jour. Soyez franc, voyons, a-t-elle dit 
en se plantant devant moi. 

— Eh bien oui, je vous en veux, — parce que vous 
aviez jeté un rayon de soleil dans l'ombre de ma jeu- 
aesse, et que j'ai soif de caresses et de bonheur. 
Mais j'ai encore plus soif de justice... un mot qui 
vous fait rire. . . n'est-ce pas ? 

C'est comme cela pourtant... on ne vous a raconté 
que le côté drôle de ma vie de bohème... tandis que 
j'en ai gardé des impressions poignantes, la haine 
profonde des idées et des hommes qui écrasent les 
obscurs et les désarmés. De grands mots!... Que 



A MARIER. 3bT 

voulez- vous? Ils traduisent l'état de ma cervelle et 
de mon cœur! Il y avait place encore là dedans pour 
votre charme et les joies douces que votre grâce 
m'eût données, mais il aurait fallu que vous eussiez 
avec votre belle santé de vierge, que vous eussiez un 
pou de ma maladie d'ancien pauvre... » 

Et j'ai planté là celle qui était ma fiancée! j'ai 
fui, enfonçant ma tête dans le collet de ma redingote 
comme une autruche, laissant ma mère désolée. J'ai 
filé par le premier train, désespéré. 

J'ai peur du milieu où je rentre, qui me paraissait 
déjà lugubre quand je n'étais pas sorti de ses frontiè- 
res, mais qui va me sembler bien autrement sombre, 
maintenant que j'ai vu les rivières claires, les bois 
profonds; que j'ai vu surtout une maison heureuse où 
entrait à grands flots le soleil, le luxe et le bonheur; 
où une créature élégante et fine rôdait autour de moi 
avec des mines d'amoureuse; où j'étais celui qu'on 
regardait avec des yeux pleins de tendresse et pleins 
d'envie. 

• Un mot, rien qu'un mot a suffi pour noircir ce fond 
pur, pour mettre une tache de gale sur l'horizon. 
Par moments je me trouve si sot!.,. Je regrette mon 
acte de courage. 

Pendant un arrêt, je suis bien resté cinq minutes, 
hésitant, prêt à lâcher le train qui me menait sur 
Paris^ pour attendre celui qui me ramènerait au 
Puy 

Allons! Nous sommes arrivés 



356 A MARIEB. 

Il est trois heures du matin. 

J'ai laissé ma malle au bureau des bagages, ne 
sachant pas si, dans ma maison, après ma longue 
absence,- à cette heure, je retrouverai ma chambre 
libre) et j'ai marché jusqu'au matin à travers 1c- 
rues. 

Encore un courage que je ne pourrais pas avoir 
deux nuits de suite : celui de rôder sur le pavé en 
regardant la lune mourir et le soleil renaître ! 

Il y a surtout un moment, quand vient l'aube, où 
le ciel ressemble à une aurore sale ou à une traînée 
de lait bleuâtre; où les glaces dans lesquelles on se 
reconnaît tout à coup, à l'extérieur des magasins de 
nouveautés et des boutiques de perruquier, reflètent 
un visage livide sur un horizon dur et triste comme 
une cour cle prison. 

Le silence est horrible, et le froid vous prend : on 
sent la peau se tendre, et les tempes se serrer. Cette 
aurore aux doigts de roses, dont parlent les poètes, 
vous met un masque sale sur la figure, et les pieds 
finissent par avoir autant de crasse que de sang... On 
se trouve des allures de mendiant et de mutilé. 

Je rencontre des gens sans asile qui baissent la 
^te et qui traînent la jambe; j'en déniche qui sont 
étendus, comme des mouches mortes, sur les marches 
d'escalier blanches comme des pierres de tombe 



L'un d'eux m'a parlé ; il était maigre et cassé, quoi- 
qu'il n'eût pas plus de trente ans ; il avait presque la 



A MARIER. 357 

peau bleue, et ses oreilles s'écartaient comme celles 
des poitrinaires. 

— Monsieur, m'a-t-il dit, je suis bachelier. J]ai 
commencé mon droit. Mes parents sont morts, ils ne 
m'ont rien laissé. J'ai été maître d'études, mais on 
m'a renvoyé parce que je crachais le sang. Je n'ai pas 
de logement et je n'ai pas mangé depuis deux jours. 

J'ai éprouvé une impression de terreur, comme une 
nuit où, dans la campagne, j'avais été accosté, au 
détour d'un chemin qu'inondait la pleine lune, par 
une mendiante qui avait une grande coiffe blanche, 
la tête ronde et blême, l'œil fixe, et qui était recou- 
verte d'une longue robe noire. 

Je vis à un mouvement de cette robe, relevée tout 
d'un coup d'un geste gauche, que c'était un homme 
habillé en femme! Pourquoi? Était-ce un fou ou un 
assassin? un échappé d'asile, un évadé de bagne las 
de la fuite et qui s'arrêtait une minute entre la prison 
et l'échafaud? 

De ses lèvres sortirent ces seuls mots : 

— N'ayez pas peur, allez ! Ayez pitié de moi. 

Devant cet homme de Paris avec ses oreilles décol- 
lées, et qui murmurait : « Je suis bachelier, je crache 
le sang, je meurs de faim, » devant cette apparition, 
comme devant l'homme habillé en femme, j'ai res- 
senti de l'épouvante ! 

Il est bachelier comme moi... et il mendie; et il 
n'en a pas pour une semaine à vivre... peut-être il va 
pousser un dernier cri et mourir ! 



358 A MARIER. 

Dans le calme immense de la nuit, au milieu de la 
rue déserte, c'était si triste! 

Je suis parti; parti sans retourner la tête... 

C'est qu'il est mon égal par l'éducation et l'habit 1 
c'est, qu'il en sait autant que moi — plus, peut-être ! 

Et il marche, le ventre creux, l'œil hagard... 11 
marche et la mort ne lui fait pas l'aumône, elle ne Lui 
tord pas le,cou !... 

Son cœur continue à battre, son cerveau las pense 
encore — et ce cœur et ce cerveau n'ont.rien trouvé 
pour l'aider à ne pas crever comme un chien — non : 
rien trouvé, que la mendicité, la mendicité en larmes ! 

J'aurais dû lui parler, lui prêter mon bras, l'aider 
à se soutenir sur le pavé ! J'ai craint d'attraper sa 
fièvre, celle des poitrinaires et des mendiants... 

Le soir, j'ai conté l'histoire aux camarades. 

On n'a point frémi de mon frémissement, on a même 
blagué ma sensibilité et ma frayeur. 

L'un des assistants qui vit avec mille francs de 
rente et qu'on appelle le Tribun, parce qu'il a par- 
fois des gestes et des souffles d'éloquence, a souri 
amèrement : 

« Que diriez-vous d'un marin qui passerait toute 
sa vie à plaindre les naufragés et qui aurait l'air de 
supplier l'océan de ne pas porter l'agonie de tant de 

victimes ! » 

« Votre chambre est encore libre, m'a-t-il été 
répondu à mon ancien hôtel quand j'y suis rentré le 
matin. » 



A MARIER. 359 

Mais des lettres, vieilles de huit jours, m'annon- 
cent que j'ai exaspéré deux leçons, mes deux meil- 
leures, qui me lâchent. Il ne me reste que du fretin. 
Me voilà frais! Je suis juste aussi avancé que quand 
j'ai débuté. 

Tout est à recommencer, après tant d'hésitations, 
d'efforts, de douleurs! Eh! pourquoi suis-je allé 
dans ce trou de province? Est-ce qu'on a le temps de 
faire du sentiment et de la villégiature quand on est 
engagé pour vendre à heure fixe du latin et du grec, 
quand il y a pour cela des périodes sacrées? 

Je rêvais de revoir mon village comme la Vielleuse 
de mélodrame ou le Petit Savoyard 1 Triple niais ! 

J'ai recouru après les leçons perdues, j'ai eu le 
courage d'être lâche et de demander pardon. 

Mais les places étaient prises et l'on ne pouvait 
ou l'on ne voulait flanquer dehors ceux qui m'avaient 
remplacé. 

Si j'attends seulement un mois avant de gagner 
quelque argent, je ne serai plus en état de me pré- 
senter nulle part. Il ne me reste qu'un vêtement pro- 
pre, redingote, pantalon et gilet noirs, — à peu 
près noirs encore, quoiqu'ils montrent par endroits 
la corde. 

J'ai de quoi manger et payer un garni ignoble avec 
mes vingt-six sous et trois centimes par jour, mais 
mes habits sont mes outils. Il m'en faut de propres et 
de décents. 

Je connais Cicéron, Virgile, Homère, tous les grands 
auteurs anciens, mais je ne connais pas de petit tail- 



360 A MAEIEK. 

leur moderne pour me raccommoder ou mç faire un 
costume. 

Il y a bien longtemps que je n'ose plus passer 
devant la maison de Caumont à qui je n'ai pas pu 
payer sa dernière note. 

J'avais trouvé une belle leçon dans ce voisinage. 
Je n'ai pas osé l'accepter, j'aurais rencontré le tail- 
leur et il m'aurait peut-être fait une scène. 



XXVIII 



(MONSIEUR, MONSIEUR BON AR0EL o 



Que faire ? 

Copier des rôles ? Mais pourrai-je ! J'ai une éeii~ 
jure d'enfant, embrouillée et illisible. On disait dans 
les classes de lettres : « Il n'y a que les imbéciles qui 
peignent bien » ; on promettait le prix de calligra- 
phie au plus bête. Et moi, faisant chorus avec mon 
professeur, ce niais! avec mon père, cet aveugle! 
j'étais presque fier d'écrire si mal. On trouvait cela 
original et coquet de la part d'un fort. 

Si, au lieu de faire des discours latins, j'avais fait 
des bâtons, — si, au lieu d'étudier Gicéron, j'avais 
étudié Favarget! — je pourrais aujourd'hui copior 
des rôles le jour, et être libre le soi;-, ou bien les 
copier la nuit et bûcher le jour à mon choix ! il eût 
suffi de cela pour que je fusse libre. 

J'ai cherché tout de même les demandes de copis- 
tes derrière les grillages du Palais de Justice, dans les 

34 



362 MONSIEUR, MONSIEUR BONARDEL. 

colonnes des Petites affiches, sur les plaques des pis- 
sotières, et je me suis rendu aux adresses indiquées. 

On m'a ri au nez quand j'ai montré mes échan- 
tillons ; on m'a mis en face de gens à tête de sous- 
officier ou de notaire qui écrivaient comme des gra- 
veurs — c'était moulé ! 

J'en ai été quitte pour ma courte honte ; je ne puis 
pas gagner mon pain de cette façon. 

« Ce serait bien difficile, allez, même si vous 
aviez une belle main ! On ne vit pas de cela ; vous 
vous useriez les yeux sans encore récolter de quoi 
manger, » m'a dit un de ces calligraphes. 

Il faut avoir des maisons attitrées. — cela ne 
s'acquiert qu'avec le temps et de grandes protec- 
tions !... 

Il a l'air de m'assurer que c'est aussi difficile que 
d'être nommé préfet ou consul. 

Peut-être bien ! et ce n'est pas plus sûr ! 

Mon écriture me tue. Toutes mes tentatives pour 
entrer n'importe où saignent et meurent sous le bec 
de ma plume maladroite. 

Si je pouvais être caissier, teneur de livres? 

Je m'y mettrai ! 

Je crois qu'avec ma volonté de fils de paysanne 
j'arriverais à faire entrer de force dans ma caboche 
les notions sèches qu'il faut au pays de ia pierre 
st du fer, je forgerais mon outil d'employé de ma- 
nufacture ou d'usine. J'apprendrais les chiffres, je me 
cramponnerais à l'arithmétique comme Quasimodo à 



MONSIEUR, MONSIEUR, BONARDEL. 363 

sa cloche, dussé-je en avoir le tympan cassé, le cer- 
veau meurtri, les ailes de mon imagination brisées. 

Oh ! ce serait terrible, si je devenais un chiffreur, 
qui ne rêve plus, n'espère plus, chez qui l'idée de 
révolte ou de poésie est morte ! Mais je me figure que 
qui est bien doué résiste — je résisterai ! 

Allons ! j'irai trouver les commerçants, et je leur 
crierai : — Tenez voilà trois ans de ma jeunesse. Je 
débiterai, faunerai, j'appellerai à la caisse, je ferai les 
paquets ou je vendrai dufilJ... 

Est-ce qu'au moins, dans trois ans, j'aurai conquis x 
un poste qui me laissera de la liberté ?... des heures 
pour causer avec moi-même et pour préparer la 
défense ou la rébellion des autres? 

Un camarade né dans la Laine, à qui j'en ai parlé, 
hoche la tête, et me dit: 

« Dans trois ans, tu seras esclave, comme au pre- 
mier jour! maladroit, autant que tu l'es aujourd'hui ! 
Mettons que tu t'y fasses, que tu ne sois pas renvoyé 
de maison en maison — ce qui est la destinée des 
commençants — mais quant à être libre! Es-tu fou ? 
Libre après trois ans !... — Pas après cinq, pas après 
dix !... Cette vie n'est possible qu'àqui l'aime et n'est 
bonne que" pour qui peut, un jour, avec l'argent du 
papa ou de la fiancée, acheter un fonds — et ce jour- 
là, turlupiner les employés, refaire le client pour 
devenir riche au lieu de devenir failli — ou banque- 
routier "... As- tu ce goût ? As-tu ces avances ?. . As- 



364 MONSIEUR, MONSIEUR EONAEDEL. 

tu ce courage, cette lâcheté? Mon pauvre Vingtras, 
je suis lîls de commerçant parvenu, et je sais ce que 
c'est!... Tu entrerais chez mon père demain, que 
dans quinze jours, tu le souffletterais et l'insulterais ! 
*- si brave homme qu'il soit f si bon garçon que tu 
puisses être ! N'y pense plus ! Mieux vaux que tu ailles 
porter ailleurs tes gifles et ton ambition. » 

Je me suis mis a rire. Il m'a fait remarquer que 
mon rire seul était un obstacle. 

« Un tonnerre ! Mauvais vendeur, avec ce rire-là!... 
Mais tout est contre toi, malheureux ! Tes yeux noirs, 
ta voix de stentor, ton air d'insurgé, de lutteur !... 
Il ne faut pas ça pour écouler du ruban ou du drap, 
pour faire l'article, glisser le rossignol ! Raye le com- 
merce de tes papiers — à moins que tu ne t'engages, 
ne te fasses un de ces matins glorieusement trouer 
pour la patrie, et qu'on te décore! Tu pourras alors, 
comme l'homme du Prophète, avec une calotte à glands 
et un habit noir, te tenir à l'entrée des magasins pour 
ouvrir les portes, pour porter les parapluies des clients, 
faire enseigne, en étalant, large comme un chou, le 
ruban de ta boutonnière. » 

Il faut que j'en aie le cœur net cependant ! 

Je vais m'adresser à tous ceux qui ont paru m'ai- 
mer un peu, et leur demander des lettres de recom- 
mandation pour n'importe qui et n'importe où. 

J*ai écrit à tous mes anciens professeurs — non, 
pas à tous ! je n'avais pas de quoi affranchir, et il ne 
aie restait plus de papier. 



MONSIEUR, MONSIEUR BONAEDEL. 365 

J'attends les réponses. 

Quatre jours, huit jours, quinze jours! Rien! 
Faut-il écrire de nouveau ? mais les timbres?... 

Un dernier effort, voyons ! 

Serrons la boucle, mangeons du pain bis — sans 
rien autre pendant deux jours — et affranchissons 
deux lettres encore. 

J'ai eu de la peine pour les enveloppes ! Il ne m'en 
restait qu'une de propre — l'autre était vieille. — J'ai 
dépensé sur elle un sou de mie pour la nettoyer. Elle 
a mangé le quart démon déjeuner, la malheureuse. 

Enfin, je reçois une lettre du père Civanne. 

« J'ai fouillé mes souvenirs, et me suis rappelé que 
le père d'un de mes anciens élèves, M. Bonardel, est 
un grand fabricant de Paris... 

« Il trouvera peut-être à vous employer pour la 
correspondance, pour l'anglais. N'avez-vous pas eu 
un prix d'anglais ? 

« Ci-joint la lettre pour M. Bonardel. » 

M. Bonardel reste du côté de l'Hippodrome, dans 
une grande maison qui me fait peur par son silence... 
C'est sa demeure privée. 

Je m'adresse au concierge : 

« M. Bonardel y est-il? 

— Non, il n'y est pas. » 

Un « il n'y est pas » insolent comme un coup de 
pied. 

31. 



366 MONSIEUR, MONSIEUR BONASDEL. 

Il faut faire son deuil du linge blanc étale exprès^ 
de la toilette organisée à grand' peine, et redescen- 
dre vers Paris pour revenir ici demain, si j'en ai le 
courage. 

Ah! j'aimerais mieux me battre en duel, passe: 
sous le feu d'une compagnie — je marcherais droit, 
je crois; tandis que je reviens le lendemain, tout gau- 
che et tremblant de peur ! 

« M. Bonardel ? » 

Môme réponse qu'hier. 

« J'ai quelque chose de très pressé à lui dire. » 
Le concierge m'écoute, il me demande mon nom... 
« Monsieur Vingtras. 

— Vous dites ? » 

Il me fait répéter; je réponds timidement — il 
entend Vingtraze — je n'ai pas osé appuyer sur 1% j'ai 
escamoté l's qui est une lettre dure, pas bonne en- 
fant. 

« Avez-vous votre carte? 

— Je l'ai oubliée. » 

Ce n'est pas vrai, je n'ai pas de cartes — pourquoi 
en aurais-je? — et je n'ai pas pu trouver un carré 
de carton pour en faire une ce matin.-. 

L'homme ne s'y trompe pas et m'enveloppe d'un 
regard de mépris, tout en montant le grand escaliei 
qui conduit sans doute au cabinet de M. Bonardeî. 

Je ne serais pas plus ému si j'attendais la décision 
d'un tribunal. J'écoute les pas qui sonnent, la porte 
qui grince, l'écho triste. 

De-.ix voix!... on parle... le concierge redescend. 



MONSIEUR, MONSIEUR BON ARDEL. 367 

« M. Bonardel a dit qu'il ne vous connaissait pas. 
Il faudra lui écrire pourquoi vous voulez le voir. » 

Je vais rédiger la lettre chez un de mes amis qui a 
du papier et des enveloppes ; mais il ne m'offrira plus 
de faire ma correspondance chez lui. 

J'ai usé trois cahiers, six plumes — brouillons sur- 
brouillons, taches sur taches ! 

Pour la suscription, je m'y suis pris à trois fois. 

Comment fallait-il mettre ? 

Monsieur 

Monsieur Bonardel 

ou mettre : 

Monsieur Bonardel 
simplement — sur une seule ligne ? 

Que fait-on dans le commerce? 

J'ai mis deux fois Monsieur à tout hasard ! Mieux 
vaut un Monsieur de trop qu'un Monsieur de moins, 

A ma lettre j'ai joint celle' de mon vieux pro- 
fesseur. 

La réponse m' arrive. 

« M. Bonardel vous recevra demain, vendredi, 
« à 8 heures du matin. » 

Je me suis levé à cinq heures — par prudence — - 
il fait froid. J'ai été forcé d'ôter mes bottines et de 
tenir mes pieds dans mes mains jusqu'à six heures. 

11 pleuvait. 

Je n'avais pas d'argent pour prendre une voiture, 
oien entendu. J'ai dû marcher en sautillant pour 



368 MONSIEUR, JIOXSIEUR BON AKDEL. 

éviter les (laques : j'ai sautillé depuis le quartier Latin 
jusqu'à l'Hippodrome. J'ai un pantalon noir qui traîne 
dans la Loue. Je suis forcé de l'éponger avec mon 
mouchoir. 

Mes hottes aussi sont sales ; je les gratte avec ce 
que j'ai de papier dans mes ptch.es. 11 y a là dedans 
des lettres auxquelles je tiens, mais je ne puis pas 
arriver crotté comme çal 

0 mes lettres d'amour; de vertu, de jeunesse ! 

Pour iinir, je suis forcé de me rincer les mains dans 
le ruisseau. 

Je sens encore du gravier dans mes gants ; mais je 
n'ai plus de plaques de boue. C'est terne malheureu- 
sement! les bottes que j'ai essuyées avec mon mou- 
choir sont ternes aussi : on dirait que je les ai grais- 
sées avec du lard. 

Pour entrer juste à l'heure fixée sur la lettre, je 
suis allé dix fois regarder l'œil-de-bœuf d'un mar- 
chand de vin qui fait le coin; j'y suis allé sur la 
pointe du pied, pour ne plus me crotter. J'avais l'air 
d'un maître de danse. 

Enfin, il est 8 heures moins o minutes. Il me faut 
ces 5 minutes pour arriver. 

M'y voici. 

M. Bonardel a donné le mot 

Le portier me dit dès que j'ai montré mon nez : 

c< Suivez-moi. » 

Il m'emmène par le grand escalier jusqu'à une 



MONSIEUR, MONSIEUR BOSAEDEL. Ui'J 

porte devant laquelle il me laisse planté. En tin il 
revient et me fait signe d'entrer. 
J'entre. 

M. Bonardel m'indique un siège. 

J'attends. 

Rien! 

11 regarde des papiers — et a l'air de ne plus 
g'occuper de moi. Je puis faire des cocottes, si je 
veux! 

Je tousse un peu — ça lui est égal ; je peux tousser, 
je puis faire hum, en mettant ma main gantée de 
noir devant ma bouche; il écrit toujours ! 

C'est terrible, ce silence !... 

Si je brisais quelque chose?... 

Je laisse tomber mon chapeau ; il se met à rouler 
jusqu'au bout de la chambre, en faisant un grand 
rond avant de s'arrêter, comme une toupie qui va 
mourir... 

Il s'en paie, mon chapeau!... 

Je cours après; cela prend un bon moment. Je le 
ramasse ; j'ai le temps de le ramasser, de revenir sur 
ma chaise. M. Bonardel me laisse libre, tranquille. 
Je ne le gêne pas. 

Ah ! tant pis, je casse la glace ! 

— Monsieur, MONSIEUR BONARDEL! 

Je me suis décidé à parler, mais d'avoir mis deux 
fois Monsieur sur la lettre l'autre jour, ça m'est resté 



370 MONSIEUR, MONSIEUR BONARDEL. 

dans l'esprit, et j'ai dit Monsieur, Monsieur Bonardel, 
comme si je lisais mon enveloppe. 

Il ne bouge pas. Il croit que je lui écris une lettre, 
il attend sans doute que je la lui remette. 

Je recommence, en précisant : 

« Monsieur Bonardel, rue du Golysée, 28 » 

J'espère qu'il n'y a pas à s'y tromper et que je 
prends bien mes précautions ! 

C'est toujours le souvenir de l'enveloppe ! 

M. Bonardel a-t-il été frappé de mon insistance à 
mettre les points sur les il Reconnaît-il là des habi- 
tudes de commerce vraiment sérieuses et toujours 
utiles? — Probablement, car, se tournant de mon 
côté : 

« Monsieur Vingtras..., fait-il avec un geste de 
lapin de plâtre. 
— 13, rue Sain t- Jacques ! » 
M. Bonardel s'incline. 

Nous sommes bien les deux hommes en question. 
Pas de surprise ! 

Et maintenant, qu'est-ce que je veux? L'œil de 
M. Bonardel, rue du Colysée, 28, demande à M. Ving- 
tras, 13, rue Saint-Jacques, de quoi il s'agit. 

Ce n'est pas sans doute pour faire rouler mon 
chapeau et lui lire des enveloppes que je suis venu. 

Il faut s'expliquer. 

« Monsieur, je suis jeune... » 

J'ai dit cela très haut, comme si je faisais un aveu 
qui me coûtât; comme si, d'autre part, j'en avais pris 
mon parti carrément. 



MONSIEUR, MONSIEUR BONARDEL. 371 

« Je suis jeune... » 

M. Bonardel a l'air de n'en être ni triste ni heu- 
reux. Ça ne lui fait rien à M. Bonardel ! 

Je laisse mon âge de côté et je reprends d'une traite : 

« Monsieur, j'ai compté, que sur la recommanda- 
tion de M. Civanne, mon ancien professeur, vous vou- 
driez bien vous intéresser à moi et m'aider à obtenir 
une situation , qu'il m'est difficile de trouver sans 
connaissance et sans appui. » 

M. Bonardel me fait signe de m'arrêter — et d'une 
voix lente : 

« Que savez-vous faire ? » 

Ce-que-je-sais-faire ? 

Il me demande cela sans me prévenir , à brûle- 
pourpoint !... 

Ce-que-je-sais-faire ? ? 

Mais je ne suis pas préparé ! je n'ai pas eu le temps 
d'y réfléchir ! 

Ce-que-je-sais-faire ? ? ? 
— Je suis bachelier. 

M. Bonardel répète sa question plus haut; il croit 
sans doute que je suis sourd. 
« Que-sa-vez-vous-fai-re? » 
Je tortille mon chapeau, je cherche... 



J/2 MONSIEUR, MONSIEUR BONARDEL. 

M. Bonardel attend un moment, me donne deux 
minutes. 

Les deux minutes passées, il étend la main vers un 
cordon de sonnette et le tire. 
« Reconduisez monsieur. » 

Il remet le nez dans ses papiers. J'emboîte le pa? 
du domestique et je sors, la tête perdue. 

CE-QUE-JE-SAIS-FAIRE ???? 

J'ai encore cherché toute la nuit, je n'ai rien trouvé. 

J'ai lié connaissance avec un fds d'usinier, brave 
garçon que je mets franchement au courant de ma 
situation d'argent, d'esprit et d'ambition ; je lui fais 
part de mes déconvenues et de mes maladresses. 

Il me répond en bon enfant : 

« J'ai mon oncle qui est fabricant aussi, mais qui 
ne vous recevra pas comme M. Bonardel. Je lui par- 
lerai de vous : allez le voir mardi, et bonne chance ! » 

Mardi est arrivé. 

Je m'ouvre à l'homme, il m'écoute avec bienveil- 
lance. 

Quand j 'ai fini : 

<; Eh bien ! je ne veux pas qu'il soit dit qu'un 
garçon de courage, qui demande à s'occuper, ne 
trouvera pas de travail chez moi. Vous entrerez à 
l'usine pour faire la correspondance. Vous savez 
tourner une lettre, comprendre ce qu'il y a dans les 
lettres des autres ? » 

Je réponds : « Oui. » 



MONSIEUE, MONSIEUR BOSAEDEL. 3/3 

Je dois savoir faire une lettre, puisque j'ai été dix 
ans au collège ! 
« Vous viendrez après-demain. » 
J'arrive au jour dit. 
un me regarde beaucoup. 

Les blouses bleues, les bourgerons, les tricots, les 
eottes, les chemises de couleur, les ouvriers et les 
hommes de peine toisent ma redingote noire avec 
un air de pitié. 

Ma redingote est propre, cependant : elle est bou- 
tonnée ; c'est pour cacher le gilet qui est fripé, mais 
il n'y a ni taches, ni trous, el mon col retombe bien 
blanc sur ma cravate de satin noir. Mes souliers bril- 
lent. 

Vais-je briller aussi? 

.e Par ici, monsieur Vingtras... » 

M. Maillart me conduit à travers une longue gale- 
rie encombrée de débris de fer rouillé, jusqu'à un 
cabinet vitré où il y a une chaise haute, un pupitre 
très haut aussi, du papier bleu, des plumes d'oie 
et le courrier du matin. 

— Voilà votre bureau. 

Je fais une mine de satisfait; j'esquissoun sourire 
de reconnaissance. 

« Maintenant, ajoute M. Maillart, vous allez dé- 
pouiller cette correspondance; je reviendrai dans 
une heure et vous me montrerez votre classe- 
ment, vos pointages... J'ai dit à celui qui faisait la be- 
sogne avant vous, de n'arriver que vers midi, pour 

voir comment vous vous en tirerez par vous-même. » 

32 



374 MONSIEUR, MONSIEUR EOSAEDEL. 

Je frémis à l'idée de me trouver seul dans ce bu- 
reau vitré. 

M. Mail I art reprend en décachetant une lettre dans 
le tas et en me la montrant : 

« Yous pourrez déjà faire une formule de circu- 
laire à propos de cet article. Vous répondrez que la 
maison regrette beaucoup de ne pouvoir satisfaire à 
ces demandes... vous répondrez cela en termes qui ne 
fâchent pas les clients. » 

Il sort. 

Classer, pointer...? 

Je place ensemble les lettres qui ont trait au même 
article; malheureusement, il est question d'un tas de 
choses, ilya beaucoup d'articles ! 

Je n'ai plus de place sur le pupitre, je suis forcé de 
me lever et d'en mettre sur ma chaise. 

Je ne sais plus où écrire ma circulaire — celle qui 
doit être polie et ne pas fâcher le client. 

Je commence: 

« Monsieur, » 

« C'est avec unprofond regret que je me vois obligé 
(triste ministerium)... 

J'efface « triste ministerium, » et je reprends : 

« Avec un profond regret que je me vois obligé de 
vous dire que votre demande estde celles que je ne puis... 
albo notare capillo, marquer d'un caillou blanc. » 

Faut-il garder albo notare capillo? M. Mai 11 art 
verrait que je ne mens pas, que j'ai vraiment reçu 
de l'éducation, que je n'ai pas oublié mes auteurs 



MONSIEUR, MONSIEUR BONARDEL. '375 

Non, c'est mauvais dans le commerce. Effaçons '. 

Un pâté !... Je l'éponge avec un doigt que j'essuie 
à mes cheveux. 

Mais j'ai encore fait tomber de l'encre par ici! J& 
me sers de mai angue, cette fois. 

Continuons : 

« De celles auxquelles je ne puis faire droit, qu'à des 
conditions, qu'il serait impossible que vous acceptassiez, 
et que, pour cette raison, il serait inutile que je vous 
proposasse. » 

Que de que ! 

J'ai chaud! J'écris debout, en tirant la langue, au 
milieu des lettres que j'ai peur de brouiller et que 
ma respiration soulève. Je m'arrange pour mettre 
mon nez dans ma poitrine, afin que les papiers ne 
s'envolent pas. 

« Que je vous proposasse... 

Ah ! comme je préférerais que ce fût en latin ! — 
Si je faisais d'abord ma lettre en latin? Je pense 
bien mieux én latin. Je traduirai après. 

C'était le moyen. Mais M. Maillart arrive ! 

Deux faits le frappent au premier abord, les lettres 
rangées en réussite, puis la couleur de ma langue, qui 
pend au coin de ma lèvre. 

« Est-ce que vous êtes sujet à l'apoplexie? me 
dit-il? 

— Non, monsieur. 

— C'est que vous avez la langue toute bleue!.... Il 



376 MONSIEUR, MONSIEUR BONARDEL 

faudrait vous couper l'oreille tout de suite, si ça vous 
prenait... 

— Oui, monsieur. 

— Pourquoi avez-vous éparpillé la correspondance 
coin me ça ? 

— Pour la. classer, pointer... 

— ûelle qui esl sous vous doit être brûlante... » 

Il ne me laisse, pas le temps de combattre l'idée 
que j'ai pu déshonorer le courrier en m'asseyant 
dessus, et avant que j'aie fini de ranger, il me de- 
mande la lettre qu'il m'a prié de rédiger. 

« Lisez. » 

Il me laisse barboter, et quand j'ai lu mes trois 
lignes : 

« Monsieur Vingtras. me dit-il, vous n'avez pa? 
le style du commerce. J'aperçois du latin sur votre 
chiffon. Que diable vient faire ce latin dans une lettre 
d'usine:... Ne soyez pas désespéré de mes observa- 
tions. Dans quelque temps vous en remontrerez peut- 
être à votre maître. Dès que vous serez, si peu que 
ce soit, en mesure de faire la besogne, je vous donne- 
rai 100 francs par mois. En attendant, remettez les 
lettres comme elles étaient... pour que M. Troupat 
s'y retrouve... Bien... Maintenant, allez fumer un 
cigare dans la cour, et laver votre langue à la fon- 
taine. » 

Est-ce un ordre, une plaisanterie, un conseil? . 
' Mieux vaut ne pas s'exposer à un reproche. 
Je vais laver ma langue à la fontaine. 



, MONSIEUR, MONSIEUR, bokaedel. 377 

Quand j'ai fini, je me promène. Je tâche de me 
donner une contenance. 

A travers les vitres cassées de l'usine, les ouvriers 
me dévisagent. 

A un moment, je suis croisé par un gros homme, 
ans barbe, l'air grave, la peau molle. Il me lance un 
coup d'œil froid, chagrin, insultant. 

C'est M. Troupat. 

M. Maillart me fait signe de rentrer. 

La présentation a lieu, et il est entendu que je 
serai un mois à l'école de ce gros homme à la peau 
molle. 

M. Troupat fait-il à contre-cœur son métier d'ins- 
tructeur, ou bien est-ce ainsi dans les usines? Je 
l'ignore, mais chaque matin, en me levant, je trem- 
ble à l'idée de me trouver à côté de lui, tant il a l'air 
prêtre et glacial! tant j'ai la tête dure! 

N'importe, je resterai ! jusqu'à ce que j'aie pris lepli 
et que je sache rédiger selon la formule: «En réponse 
à votre honorée du courant. — Veuillez faire bon 
accueil! 

« Veuillez faire bon accueil! » 

La première fois que M. Troupat a dit cela, j'ai cru 
qu'il se déridait et commençait une romance. 

« Veuillez faire bon accueil à la lettre de change! » 
a-t-il repris d'une voix de chantre 1 

Je suis un sot. 

Au bout du mois, M. Maillart méfait appeler. 

« Monsieur Vingtras. je ne puis décidément pas 



378 MONSIEUR, MONSIEUR BONARDEL. 

vous garder KCe serait vous voler votre temps — ce 
qui n'est pas honnête et ne m'avancerait à rien 

C'est moi qui suis coupable d'avoir pu croire qu'in 
garçon lettré et d'imagination pouvait se rompre à la 
méthode età l'argot commercial. Jamais vous n'aurez 
ce qu'il faut. Vous avez autre chose, mais ce serait 
folie de rester ici. Ne pensez plus au commerce, 
croyez-moi, et cherchez une voie plus en rapport avec 
votre intelligence et votre éducation.» 

M. Troupat m'a tendu mon chapeau sans parler 

J'ai traversé la cour entre les deux rangées d'établis 
logés contre les vitres sur la longueur des ateliers. 

Un apprenti qui avait entendu la scène avait porté 
la nouvelle de ma déconfiture. 

C'était triste de passer sous le feu de cette pitié ! 

Mon intelligence — mon éducation! 

Comment devientron bête? Comment oublie-t-on 
ce qu'on a appris? Que quelqu'un me le dise bien vite ! 
Criez-le-moi, vous qui n'avez Das fait vos classes et qui 
gagnez le pain quotidien 1 



XX TX 



SOUS L'OOEOfj 



Je n'ai pas vu un seul de mes anciens camarades 
depuis que je cours après les places de commerce, ils 
ne pourraient m'aider à rien. 

Puis ils me blagueraient ! 

« Vingtras qui se fait calicot! » 

J'ai couru après Legrand. 

« Notre vie isolée est bien triste. Veux-la que 
bous restions ensemble ? » 
Il a sauté sur l'idée. 

C'est entendu, nous n'aurons qu'un toit, nous 
n'aurons qu'un feu et qu'une chandelle. Ce sera 
moins cher, puis on se serrera contre la famine. Et 
nous avons loué rue de l'École de Médecine une 
chambre meublée à deux lits. 

C'est sombre, c'est triste, ça donne sur un mur 
plein de lézardes, noir de suie, vieux, pourri. C'est 
au-dessus d'une cour où. un loup se suiciderait. 

Nous vivons comme des héros, nous menons une 



380 sous l'odéon. 

existence de puritains; nous ne sommes pas allés au 
café trois fois en six mois, mais nous n'avons pas non 
plus fait un pas, placé une ligne, pas gagné dix sous 
à nous deux ! Nous avons lu quelques livres loués 
dans un cabinet de lecture à trois francs par mois. On 
ne nous a pas demandé de dépôt, parce qu'on nous a 
vus depuis une éternité dans le quartier. 

« Je vous connais bien de dessous l'Odéon, » a dit- 
mademoiselle Boudin, qui tient le cabinet de la rue 
Casimir-Delavigne. 

On peut nous connaître ! L'Odéon, c'est notre club 
et notre asile ! on a l'air d'hommes de lettres à bou- 
quiner par là, et on est en même temps à l'abri de la 
pluie. Nous y venons quand nous sommes las du 
silence ou de l'odeur de notre taudis! 

Je me suis bien promené dans ces couloirs de 
pierre la valeur de quatre années pleines; j'ai cer- 
tainement fait, si l'on compte les pas, en allant et en 
revenant, au moins trois fois ie tour du monde. On 
peut additionner, du reste. 

Tous les matins, après déjeuner, une promenade ; 
tous les soirs, après l'heure du dîner, une autre, ter- 
rible, interminable ! 

Nous étions à peu près les seuls qui tenions si long- 
temps; nous, et quelques personnages singuliers dont 
le plus important avait un habit noir, un lorgnon, 
des souliers percés et pas de bas. On l'appelait Qué- 
rard, je crois, il était légitimiste, sa femme était 
blanchisseuse. 

Ce légitimiste avait un petit groupe de bas percés 



sous l'odéon. 381 

comme lui — légitimistes aussi — qui venaient le 
trouver là, et qui faisaient les incroyables, et par- 
laient du Roy en pirouettant sur leurs bottes sans 
semelles — sur leur talon rouge a© iioid, l'hiver — 
noir l'été. 

Cette idée d'être royalistes avec si peu de sou- 
liers et en habit boutonné par des ficelles , nous 
inspirait presque le respect; mais leurs allures étaient 
souvent impertinentes. Ils avaient l'air de dire « Ces 
manants! » en nous toisant. Les opinions, en tous cas, 
étaient bien tranchées. 

L'Odéon appartenait à deux partis extrêmes : les tien- 
riquinquistes, commandés par l'homme au lorgnon, 
dont la femme était blanchisseuse, — les républicains 
avancés dont je paraissais être le chef, à cause de ma 
grande barbe et de mes airs d'apôtre, — j'allais tou- 
jours tète nue. 

Je suis tête nue ; il y a une raison pour cela. 

J'ai depuis un temps infini un chapeau trop large 
cédé par un ami. 

Avant, j'en avais un trop petit. J'étais obligé de le 
tenir à la main, derrière mon dos. 

Cette pose me fait mal juger par les esprits étroits, 
par des gens qui ont des couvre-chefs faits sur mesure. 
On m'appelle poseur ! Je veux me donner l'air d'un 
penseur, montrer mon front, parce qu'il est large ! — 
« C'est un vaniteux ! » 

Vaniteux? — j'aimerais bien à mettre mon chapeau 
sur ma tête, moi aussi ! 



3b>2 sous l'odkoït. 

Nous avons notre droit de feuilletage acquis, chez 
les libraires qui ne voient que nous. 

On nous laisse glisser un œil de côté dans les livres 
nouveaux. Nous pouvons juger — en louchant — 
toute la littérature contemporaine. Il faut loucher 
pour couler le regard entre les pages non coupées. 

Je dis que nous connaissons toute la littérature 
contemporaine; nous ne connaissons que celle cou- 
pée; nous n'en connaissons que la moitié à peu près- 
Il y en a bien la moitié qui n'est pas coupée. 

Moi, j'ai beaucoup de peine — plus qu'un autre, 
à me tenir au courant des nouveautés, à cause de 
mon chapeau. 

Je le mettais à terre d'abord, mais on croyait que 
j'allaischanter, onattendait que j'allumasse une chan- 
delle, et l'on se retirait désappointé en voyant que je 
ne chantais pas — j'avais l'air de promettre et de ne 
pas tenir, 

J'ai dû renoncer à mettre mon chapeau à terre. 

Je ne puis, on le voit, suivre les progrès de l'es- 
prit nouveau comme ceux qui peuvent lire des 
deux mains, — aussi, s'il venait à quelqu'un Pidée 
de m'accuser d'ignorance, qu'il réfléchisse d'abord 
avant de me condamner! J'aurais appris, moi aussi, 
et je saurais plus que je ne sais, si j'avais pu mettre 
mon chapeau sur ma tête pendant que je lisais, si je 
n'avais pas eu les mains liées !... 

Avur les mains liées!... Gela paralyse un homme 
dans la politique, les affaires ou sous l'Odéon! 



sous l'odéon. 383 

îi y a un moment même où j'ai été incapable de 
rien apprendre, mais rien 'Mon éducation moderne 
arrêtée net! — les bords de mon chapeau avaient fait 
leur temps... ils se coupaient près du tuyau, et e'eût 
été folie de continuer à le porter par là. Autant en- 
lever un bol par les anses recollées avec de la salive. 

Les bords pouvaient ne pas se détacher en n'y tou- 
chant pas, mais il fallait tenir alors le chapeau comme 
on tient un bas qu'on raccommode, le poing dedans, 
ou bien le fond sur la main — ce qui réduisait un 
membre à l'impuissance ! 

Nous sommes surtout dans les bonnes grâces de 
madame Gaux, la libraire à «heveux gris, dont la 
boutique est en face du Café de Bruxelles. 

« Vous devez avoir les pieds pelés, nous dit-elie 
quelquefois. ' 

— Non. 

— Gelés, alors ! 

— Oui. 

— Mettez-les sur ma chaufferette. » 

Elle remue la braise avec sa clef, et nous nous 
chauffons à tour de rôle. 

Brave mère Gaux ! 

Je ne sais pas si elle a fait fortune... 

Elle est un peu bavarde — un peu commère et mé- 
disante, mais elle a bon cœur. 

Elle a bon cœur ! Je me souviens qu'un jour elle 
nous dit : 

« J'ai inventé un café au lait — il n'y a que moi qui 



;i84 sous l'odéon. 

le sache faire, mais je ne veux pas qu'iln'y ait que moi 
qui le boive — et elle nous en versa deux bols qui 
attendaient sous les journaux. 

Elle avait dû voir que nous étions verts de faim ! 
Nous vivions de croûtes depuis deux jours, et elle 
avait trouvé cette façon délicate de venir à notre 
secours ! 

Lui refuser eût été lui faire de la peine. 

Il fallut prendre le bol et le vider, pour prouver 
que je le trouvais bon — et aussi parce c'était chaud et 
/que j'étais gelé, parce que c'était tonique et que 
j'étais faible, parce que c'était nourrissant et que 
j'avais faim... 

Nous avons pu payer heureusement sa jatte et ses 
bontés, quand Legrand a reçu de l'argent de sa mère, 
quand mon mois est arrivé... 

Nous lui achetâmes des bouquets qui embaumèrent 
son étalage pendant toute une semaine. 

Le bouquet était séché depuis longtemps et son' 
parfum envolé que je me souvenais encore de ce bol 
chaud qu'elle nous avait offert un matin d'hiver... 

Pas un incident'! La rôderie monotone, la vie vide, 
mais vide! 

J'ai eu une émotion pourtant, un matin. 

Quelqu'un me frappe sur l'épaule. 

« Vous ne me reconnaissez pas? » 

J'ai vu cette tête bien sûr, mais je ne puis pas met- 
tre un nom sur la face luisante de graisse et de 
l'atuilé. 



sous r,' on eux. 385 

« Cherchez... Un de vos professeurs... 

— A Saint-Étienne?... à Nantes? 

— A Saint-Étienne. » 

J'y suis — je crois que j'y suis !... 

Le monsieur a l'air enchanté d'avoir rafraîchi ma 
mémoire, fixé mes souvenirs. 

« Vous me remettez , maintenant?... » 

Oui, je le remets, mais j'ai à peine la force de 
répondre, j'ai dû devenir blanc comme du plâtre, 
et je me sens flageoler sur mes jambes. 

L'homme que j'ai en face de moi, dont la main 
vient de toucher ma manche, est un de mes anciens 
professeurs qui me souffleta un matin — un mardi 
matin : je n'ai pas oublié le jour, je n'ai pas oublié 
l'heure; je me rappelle le moment , ce qu'il faisait 
de soleil et ce qu'il me vint de douleur dans le cœur 
et de larmes dans les yeux ! 

« Vous êtes le fils de mon ancien collègue, 
M. Vingtras?... 

— Parfaitement. Vous m'avez reconnu — je vous 
reconnais aussi. — Vous vous appelez Turfin, et vous 
fûtes mon bourreau au collège... » 

Ma voix "siffle, ma main tremble. 

« Vous abusâtes de votre titre, vous abusâtes de 
votre force, vous abusâtes de ma faiblesse et de 
ma pauvreté... Vous étiez le maître, j'étais l'élève... 
Mon père était professeur. — Si je vous avais donné 

un coup de couteau, comme j'en eus souvent l'envie, 

3;; 



386 sous i/odëobt. 

en m'aurait mis en prison. Je m'en serais moqué, mais 
on aurait destitué mon père... Aujourd'hui je suis 
libre et je vous tiens!... » 
Je lui ai pris le poignet. 

« Je vous tiens, et je vais vous garder le temps 
de vous dire que vous êtes un lâche; le temps de 
vous gifler et de vous botter si vous n'êtes pas lâche 
jusqu'au bout, si vous ne m'écoutez pas vous insulter 
comme j'ai envie et besoin de le faire, puisque vous 
m'êtes tombé sous la coupe... » 

Il essaie de se dégager. — Oh! non. — Je tords le 
poignet! — Élève Turfm, ne bougeons pas !... 

Il fait un effort. 

« Ah! prenez garde, ou je vous calotte tout 
de suite! Vil pleutre! qui avez l'audace de venir 
me tendre la main parce que je suis grand , bien 
taillé... parce que je suis un homme... — Quand 
j'étais enfant, vous m'avez battu comme vous bat- 
tiez tous les pauvres. 

Je ne suis pas le seul que vous ayez fait souffrir 
— je me rappelle le petit estropié, et le fils de là 
femme entretenue. Vous faisiez rire de l'infirmité de 
l'estropié — vous faisiez venir le rouge sur la face 
de l'autre, parlant en pleine classe du métier de sa 
mère... Misérable!.. » 

ïurfin se débat ; le monde s'attroupe. 

« Qu'y a-t-il? 

— Ce qu'il y a? » 

Il passe à ce moment — ô chance ! — un troupeau 
Je collégiens, je leur amène Turfin. 



sous l'odéon. 387 

« Ce qu'il y a, le voici!... Il y a que ce monsieur 
est un de ces cuistres qui, au collège, accablent l'en- 
fant faible. 

Ii y a que quand on retrouve dans la vie un de ces 
bonsbommes, il faut lui faire payer les injustices et 
les cruautés de jadis. — Qu'en dites-vous? 

— Oui ! oui ! 

— A genoux! le bonnet d'âne! crient quelques 
gamins. » 

Il essaie de s'expliquer, il balbutie. Il veut sortir 
du cercle. Le cercle l'emprisonne et le bourre. 
« A genoux! le bonnet d'âne!.. » 

On a déjà plié un journal en bonnet d'âne, et l'on 
se jette sur lui. La pitié me prend, — je mens, ce 
n'est pas la pitié, c'est l'ennui du bruit, là peur 
du scandale. La scène a pris des proportions trop 
fortes. On va l'assommer, — j'en aurais la' responsa- 
bilité... J'écarte la foule comme je peux, et lâchant 
ïurfln : 

— C'est assez... Je vous fais grâce... allez-vous- 
en... Que je ne vous retrouve plus sur ma route, à 
moins que vous vouliez vous battre avec moi... 

Je lui griffonne mon nom et mon adresse sur un 
bout de papier et je lui fouette le visage avec! puis 
je demande qu'on le laisse partir. 

Il s'est enfui, poursuivi par les huées. 

« Tu as été dur, me dit un camarade sortant du 
groupe. 

— J'ai été poltron. J'aurais dû lui cracher dix fois 



388 sous l'odéon. 

à la face. J'aurais dû le faire pleurer comme il me fu 
pleurer quand j'étais écolier. » 

J'ai été chercher deux amis bien vite — qui ont 
monté la garde deux jours dans le cas où Turfin 
enverrait ses témoins. 

Oh ! jedonnerais cequej'ai — mon pain dehuitjours 
— pour me trouver en face de lui avec urie arme à 
la main, et j'aurais accepté d'être blessé, à condition 
de le blesser aussi. 

Je me rappelle ce mardi où il me souffleta — 
j'avais 13 ans... Depuis ce jour-là, la place où toucha 
le soufflet blanchit chaque fois que j'y pense !... 

Encore des heures, des heures, et des heures de 
marche 1 

Toujours la loucherie dans les livres non coupés... 

Nous voyons passer les artistes, les jours de pre- 
mières — les auteurs eux-mêmes, quelquefois. 

Le père Constant, le concierge du théâtre, veut 
bien nous faire un petit salut quand il nous voit. 

Cela nous servira peut-être un jourpour faire rece- 
voir une pièce. Si elle marche comme nous avons 
marché, nous rentrerons dans nos frais de souliers. 



le Duet 



Des pièces ? — Allons donc ! 

Nous nous étions dit, Legrand et moi, que noag 
en ferions une ensemble. 

Au bout de huit jours, d'un commun accord, on a 
tout lâché: 

Nous ne vivons que sur ce que nous avons lu, cha 7 
cun de notre côté; or nos deux éducations jurent et ont 
envie de se battre. On m'a peu parlé de Bon Dieu à 
moi. — Lui, il a été élevé par une mère catholique et 
il a de l'eau bénite dans le sang. 

Il a trouvé un mot pour caractériser les tendances 
de ce qu'il appelle nos âmes : 

« Je crois à Celui d'en haut, tu crois à eaux d'en 
bas. » 

C'est vrai, et nos deux croyances s'abordent et se 
menacent à tout instant. 

C'est devenu terrible ! Dans cette chambre à deux 
lits éclatent de véritables tempêtes. 

33. 



390 LE DUEL. 

C'est trop petit pour nous trois, Legrand, Yingtraa 
et la Misère. — La gueuse ! Elle nous, fait nou? 
heurter et nous blesser à chaque minute, devant le* 
grabats, les chenets, la table boiteuse. 

Nous en sommes arrivés presque à la haine. Elle 
n'est pas encore sur les lèvres, elle est déjà dans le.-* 
yeux. — Noua nousinsultons duregard pour une porte 
ouverte, une fenêtre fermée, une chandelle trop tard 
éteinte : essayant en vain de nous cacher l'un à l'au' 
tre ou de nous cacher à nous-mêmes le dégoût et la 
fureur que nous avons de cette promiscuité. 

C'est comme un mariage de bagne, entre forçats 
jaloux ! 

Il nous est défendu d'avoir une maîtresse, et nous 
sommes condamnés à la chasteté. 

Si une femme entrait, l'autre devrait partir... Il 
fait froid dehors; puis cela viendrait peut-être juste 
au moment où l'on était bien en train : jamais l'inspi- 
ration n'avait été meilleure. — Quel supplice ! 

No tre . envie de travail même est dévorée par cette 
lutte sourde. 

Il y a des moments où, bâtis comme nous sommes, 
nous nous tirerions dessus si nous avions un pistolet 
sous la main. 

On a trouvé le pistolet 1 

Uu homme est là roulant à terre dans une mare 
rouge. C'est moi qui ai fait le coup. 
Un soir, Legrand m'a souffleté — pour je ne sais 



LE DUEL. 3 ( Jl 

quoi ! je ne le lui ai jamais demandé ; je ne le lui de- 
manderai jamais! 
C'est à propos d'une femme, peut-être. 

Qu'importe le prétexte! 

C'est la goutte de lait quia fait déborder le vase : je 
devrais dire la larme amère qui est restée au bout de. 
nos cils pendant nos années de tête-à-tête. 

Si nous avons eu cette querelle, si demain nous la 
poursuivons les armes à la main, c'est que nous 
avons l'un contre l'autre toute l'amertume du bagne, 
où nous tirions la même chaîne. 

Chacun était vertueux à sa façon et ambitieux à sa 
manière — et ces manières, et ces façons saignaient 
à chaque geste fait par nous dans l'ombre affreuse de 
notre vie ! 

— Il faut, dans une association, qu'il y ait une 
femelle et un mâle, m'a dit un des témoins, avec qui 
nous devisions de l'aventure. Il n'y avait pas de 
femelle. Si ! il y en avait une : la Famine ; et vous allez 
vous tuer par horreur d'elle, comme des mâles se 
tuent par amour d'une fauve. 

C'est vrai ! et voilà pourquoij'aidemandé des excu- 
ses pour la forme, et pourquoi Legrand n'en a pas 
fait. Notre appartement était trop petit pour nos 
deux volontés, l'une bretonne, l'autre auvergnate..,, 
surtout parce qu'elles ne s'évaporaient point dans 
des scènes comme en font les faibles,.. Elles se sont 
tues ou à peu près, mais se sont tout de même 
menacées dans ce silence ; aujourd'hui elles vont 



392 LE DUE h. 

parler par la bouche des pistolets ou la langue poin 
tue des épées. 

Mais une piqûre ne serait point assez. L'épée ne 
suffit pas ; elle ne ferait qu'égratigner le grand miroir 
sombre qui, sous le geste de Legrand, m'a semblé 
sortir de terre et se dresser devant moi — pour que j'y 
voie se refléter l'image de notre jeunesse drapée de 
noir ! 

Il faut tirer là-dessus, tirer à balles, tirer jusqu'à ce 
que l'on entende du fracas. 

« Vous direz aux témoins de M. Legrand, que nous 
nous battrons, s'il le veut, jusqu'à ce que l'un des 
deux tombe. 

— Vous direz à M. Vingtras que j'accepte. » 

Il est samedi, huit heures du soir. Nous avons le 
temps de tout régler pour demain. 

Régler les conditions, oui ! Mais trouver les armes, 
non. Nous n'avons pas le sou. 

Il faut de l'argent pour louer des pistolets et aller 
se battre dans la campagne. 

Ce ne sera que pour lundi. On pourra mettre au 
clou, lundi; mais on n'engage pas, le dimanche. 

Collinet, notre condisciple de Nantes, l'étudiant 
en médecine qui doit assister en cette qualité à la 
rencontre, possède une chaîne et une montre d'or. 
On lui prêtera bien 80 francs là-dessus. Avec ce que 
\'ai, ce sera assez pour notre part. 

Legrand a besoin aussi de vingt-quatre heures pour 
trouver ce qu'il lui faut. 

A quelle heure ouvrent les clous? 



LE DUEL. 393 

» A neuf heures. 

— Rendez-vous à dix au café des Variétés, pour 
être près de Caron, l'armurier chez qui on louera les 
armes. 

— Entendu. » 

La journée du dimanche a été inondée de soleil. Je 
me rappelle qu'il dorait l'absinthe sur les tables du 
café en plein air, où nous étions assis ; parfois un peu 
de vent faisait scintiller et frémir comme de la moire 
verte le feuillage des arbres qui étaient sur le boule- 
vard Montparnasse, devant le cabaret de la mère 
Boche ; il faisait bon vivre. 

Une jeune fille, qui n'a pas encoré ôté son cor- 
set devant moi, vient s'asseoir à mes côtés et m'em- 
brasse à pleine bouche. 

« On dit que tu te bats. Si tu meurs, tu auras tou- 
jours eu cebaiser; et si tu veux, je couche avec toi 
cette nuit. » 

Elle a une fleur sur l'oreille. Elle la détache et me 
la donne. 

« Tiens, si tu es tué, on t'enterrera avec. » 
Et de rire ! 

Elle ne croit pas, personne ne croit, par ce temps 
tiède, dans le cabaret joyeux, sous ce ciel ouaté de 
blanc, à la cruauté d'un duel sans pitié. Et cela m'ir- 
rite et m'exaspère! Ils pensent donc que je suis de 
ceux qui envoient des témoins pour rire. Ils ne devi- 
nent donc pas ce que je vaux et ce que je veux; ils ne 



3'.i4 LE DUEL. 

sentent donc pas l'homme qui poursuit son but 
aveuglément, et qui pour l'atteindre est plus heureux 
que mécontent d'être le héros d'une sanglante tra- 
gédie ! - 

Ils cat parlé de me conduire au tir. Pourquoi^ 
Uu'ai-je besoin de savoir si je suis adroit ou non ? . e 
m'en soucie comme de rien. Je ne me demande mèn.e 
pas si je serai le blesseur ou le blessé, si je serai ti é 
ou si je tuerai. 

J'ai écrit dans ma tête depuis longtemps, comme 
avec la pointe d'un clou, que je devais être brave 
plus brave que la foule, que cette bravoure serait ma 
îevanche de déshérité, mon arme de solitaire. 

J'ai averti mes témoins qu'on ne tirerait pas, au 
commandement, mais qu'on marcherait l'un sur 
l'autre en faisant feu à volonté. 

De cette façon, même atteint, je pourrai arriver 
assez près de Legrand pour le descendre. 

Les insistances ont triomphé de mon refus d'entrer 
au tir. 

Legrand et les siens en sortaient ; on s'est salué 
comme des étrangers. 

Un mannequin de tôle dont l'habit de métal est 
moucheté de taches blanches se tient debout cou 1rs 
le mur. 

Je compte les taches sur l'habit. 

— Onze ? 

— Oui, répond celui qui charge les pistolets. M. Le< 
çrand tire bien. Il n'aperdu qu'un coup. 



LE DUEL. 395 

On débarbouille l'homme de tôle et l'on me passe 
l'arme, j'épuise ma douzaine de balles. 
Une seule a porté. 

Mes cornacs ont l'air consterné, font presque Sa 
moue. Ils voudraient que leur sujet fût plus adroit. 

Nous nous sommes quittés à dix heures du soir. 

« Couchez-vous de bonne heure, m'a dit quelqu'un 
qui prétend s'y connaître. Vous aurez comme cela le 
sang plus calme, la main plus sûre. » 

Je me suis couché et j'ai dormi comme une brute. 

Je me suis réveillé pourtant de grand matin et j'ai 
songé un tantinet à la chance que je courais d'être 
estropié ou de mourir après une longue ^agonie. Eh 
bien! voilà tout. Si je meurs, on dira que j'avais du 
cœur; si je suis estropié, les femmes sauront pour- 
quoi et m'aimeront tout de même. D'ailleurs, ce n'est 
pas tout ça ! J'ai besoin de déblayer le terrain, de me. 
faire de la .place pour avancer; j'ai besoin de donner 
d'un coup ma mesure, et de m'assurer pour dix ans 
le respect des lâches. 

On voit le Luxembourg de ma fenêtre. Ma toi. en 
jetant un dernier regard sur ce grand jardin bête ; en 
voyant s'yglisser les maniaques en cheveux blancs 
qui viennent tous les matins à la fraîcheur traîner !à 
leurs chaussons mous, et salir du bout de leurs cannes 
la rosée dans l'herbe ; ma foi! je viens de me dire 
qu'au lieu d'être les victimes de la verdure mélanco- 
lique, nous allons, Legrand et moi, être pendant un 
moment les maîtres de tout un coin de nature ; nous 



396 LE DUEL. 

allons faire un bruit de tonnerre dans une vallée silen- 
cieuse ; nous allons fouetter avec du plomb l'air lourd 
qui pesait sur nos têtes. 

C'est mon premier matin d'orgueil dans ma vie, 
toujours jusqu'ici humiliée et souffrante. Est-ce I; 
peine de la mener longtemps ainsi, — pour about'u 
à l'imbécillité des maniaques à cheveux blancs?.. 
Plutôt disparaître tout de suite dans une mort crâne 

Prenons ma plus belle chemise, pour que j'ai? 
bonne figure dans mon linge, si c'est moi qui tombe. 

Je cherche l'attitude qu'il faut avoir, le pistolet à ls 
main, et je regarde dans la glace si j'ai grand air en 
mettant en joue. 

« Ne laissez pas voir de blanc, m'a-t-on dit. » 

Je me suis boutonné, de façon à ne pas livrer on 
éclair de chemise. 

Mes témoins entrent. 

«Avez- vous bien réfléchi? L'affaire ne peut-elle 
pas s'arranger ?... » 
C'est à les souffleter. 

« An moins, vous n'échangerez qu'une balle, n'est- 
ce pas? » 

Lit ils me tapent dans lé dos et me disent comme à 
un moutard : « Voyons! il ne faut pas faire leméchan! 
comme ça i » 

C'est pour eux, pour leur paraître brave, c'est pour 
public fait de niais de ce genre, que je vais e» 
appeler au hasard des armes! 

Aveû cela, ils commencent à me coûter cher. 

Ce n'est pas avarice de ma part, mais je rage de les 



LE DUEL. 397 

voir commander, trinquer, boire, avec un pareil oubli 
démon individu et une telle insouciance de notre 
pauvreté. 

Puis ils lâchent des mots que je n'aime pas. 
« Nous buvons comme à un enterrement, » a dit 
i'un deux. 

On a beau être brave, cela vous donne un petit 
frisson. 

Allons ! il est neuf heures , le mont-de-piété est ouvert. 
Collinet vient me prendre en voiture avec mes témoins, 
Legrand est dans un autre fiacre avec les siens. 

On entre au café des Variétés. Les témoins ne res- 
tent que le temps d'avaler un chocolat et filent 
ensemble du côté du clou, pour se rendre de là chez 
l'armurier. 

Nous restons seuls, Legrand et moi : Legrand se 
place à gauche, moi à droite sur la terrasse. Nous 
attendons. 

Mais, comme ils tardent 1 

Chacun de nous à tour de rôle s'avance sur le trot- 
toir et plonge ses regards dans la longueur du boule- 
vard. 

Le patron nous surveille. 

Dans le café, les arrivants, avertis par les garçons, 
nous désignent et parient. 

« Je vous dis que ce sont deux capons? — Non, 
des escrocs. » 

Oh! ce ridieule et cette honte!... Je préférerais être 
étendu, les côtes fracassées ou le front.troué, sur ce 



3 18 LE DUEL. 

canapé, plutôt que d'être la cible de ces coups d'œil 
ef de ces bagues... 

Enfin, voici les témoins ! 

« Que s'est-il donc passé? » 

On a demandé des pièces à Gollinet qui n'en avait 
pas. Il a dû aller les chercher chez- lui. 
« Vous avez l'argent? 

— Oui. 

— Réglez ces chocolats! » et je pousse un soupir 
d"aise. 

Je vois que Legrand fait de même. 

Il était temps : nous allions nous raccommoder un 
moment, pour que l'un de nous pût partir en expédi- 
tion et rapportât cent sous. 

J'avais même déjà eu l'idée de lui proposer un duel 
immédiat et terrible. On aurait tiré au sort à qui serait 
allé au comptoir et aurait dit à bout portant : « C'est 
moi qui dois les chocolats. » 

Mais si j'avais assez de courage pour le duel à l'amé- 
ricaine, je n'en avais pas assez pour être capable, si 
le sort eût tourné contre moi, d'approcher du comp- 
toir et de dire : « C'est moi qui dois ies chocolats! s 

En route pour la gare de Sceaux ! 

L'un des témoins connaît par là un endroit, où l'o- 
sera bien. . V 

Mais, quand nous arrivons, le train est parti. 
Si nous allions avec les voitures ? 
Comme on voudra. » 

Nous sommes riches grâce au clou! 



LE DUEL. 399 

Je fais arrêter le sapin au premier bureau de tabac 
que nous apercevons, et j'achète un gros cigare, très 
gros. 

On m'offre des fleurs par la portière. 
, Je ne veux qu'un bouquet d'un sou. Je n'arrachais 
qu'une poignée d'œillets ou de violettes dans les jar- 
dins des autres, quand j'étais petit : plus tard, je ne 
pouvais pas rogner mon pain pour enrichir les bou- 
quetières, et j'ai gardé l'amour des touffes discrètes 
qu'on serre contre sa poitrine on dans la main; je 
presse les fleurs entre mes doigts tièdes, et tout un 
monde d'images fraîches danse dans ma tète, comme 
quelques feuilles vertes que le vent vient d'arracher 
des arbres. 

Les_ camarades ne parlaient pas. A mesure qu'on 
avançait, la tristesse de la zone, la solitude des 
champs, le silence morne, et peut-être le pressenti- 
ment d'un malheur, arrêtaient les paroles dans leur 
gorge serrée; et je me rappelle, comme si j'y étais 
encore, que l'un d'eux me fit peuravec sa tête pâle et 
son regard noyé !... 

Ah bah ! Ce duel doit tasser le terrain de ma vie, si 
ma vie n'y reste pas. Aussi, quand j'y suis, faut-il que 
je l'organise digne de moi, digne de mes idées et 
digne de mon drapeau. 

Je suis un révolté... Mon existence sera une exis- 
tence de combat. Je l'ai voulu ainsi. Pour la pre-' 
mière fois que le péril se met en face de moi, je 



400 • LE DUEL. 

veux voir comment il a le nez fait quand on l'irrite, 
et quel nez je ferai en face de lui. 

Nous sommes arrivés, je ne sais après quelle lon- 
gueur de rêves et quelle longueur de chemin jusqu'à 
Robinson. 

Nous apercevons l'arbre tout fleuri de filles en che- 
veux qui sifflent comme des merles ou roucoulent 
comme des tourterelles. 

C'est la fête ! 

Les balançoires volent dans l'air, avec des femmes 
pâmées et qui serrent leurs jupes entre leurs jambes 
qu'on voit tout de même... 

Je me rappelle les reinages de chez nous et les belles 
paysannes aux gorges rondes, autour desquelles rô- 
daient mes curiosités d'écolier. Ma chair qui s'éveil- 
lait parlait tout bas; aujourd'hui qu'elle attend la 
blessure, elle parle aussi. 

« A quoi penses-tu ? me dit Collinet. 

— A rien, à rien !... » 

Et nous traversons le champ -de foire... 

Sur une baraque de lutteurs les hercules font la 
parade. Ils frappent à tour de bras le gong de cuivre 
pommelé, et soufflent de toute la force de leurs pou- 
mons dans le porte- voix qui aboie et mugit. 

Autour d'un tir, on épaule les carabines. Ces déto- 
nations déchirent dans ma tête claire une rêverie qui 
commence et.ramènent les témoins à leur mission. 

C'est dans un coin éloigné du bruit, devant une 
table que cerne et étouffe une ceinture de feuillage, 
qu'on discute les conventions dernières. 



LE DUEL. 401 

« Qu'avez-vous de poudre? Combien de balles? 

— Six. 

— Je suis tellement maladroit, que c'est peut-être 
trop peu. Si avec les premières balles nous nous man- 
quons, ou du moins si nous ne sommes pas estropiés 
à ne plus faire feu, nous nous rapprocherons jusqu'à 
cinq pas. 

Je suis l'insulté, j'ai le droit de réclamer une répa- 
ration à ma fantaisie, telle qu'elle me satisfasse ou 
qu'elle m'amuse. 

— Mais nous, disent ensemble les témoins, nous 
serons spectateurs et complices d'une tuerie ! » 

Une tuerie où chacun court ie même danger. Ce 
sont les chances de la guerre. 

Il a fallu leur en faire de ces phrases I 

Ils commençaient à avoir peur en se voyant si près 
du moment et en mesurant les suites de ma décision. 

J'ai tout mon sang-froid, et ce qu'ils appellent ma 
dureté n'est que le geste et le cri d'une volonté qui 
ne recule pas. 

Nous partons. 

« Tu es pâle! me dit Gollinet. 

— Mais je crois bien! — j'étais pâle aussi le 2 dé- 
cembre 

J'ai eu une faiblesse. 

Une pauvresse a passé: à qui je n'aurais donné que 
deux sous à un autre moment. Je lui en ai donné 
vingt, pour qu'elle me dise : « Cela vous portera bon> 
heur. » 

Les baraques continuent à faire dans Robinson, qui 

34. ' M 



402 LJ5 DUEL. 

disparaît derrière les arbres, un tapage que la distance 
déchire; il vient jusqu'à nous des lambeaux de mu- 
sique barbare. 

On marche en silence, Legrand avec ses amis et 
moi avec les miens. 

Gollinet ouvre de temps en temps sa trousse d'une 
main agitée, comme pour voir s'il n'a pas oublié quel- 
que chose, s'il a bien tout ce qu'il faut pour tout à 
l'heure... 

« Garez bien votre tête avec votre pistolet... comme 
ceci, de profil, en lame de couteau ! me répète l'un 
des témoins. 

— Laissez Legrand tirer le premier, me conseille 
l'autre. » 

J'écoute à peine et j'ébauche des gestes de dédain 
qui se reproduisent sur la route baignée de soleil. 
Mon ombre se dessine comme sur le mur blanc du tir 
l'homme en tôle d'hier; un peu plus, je chercherais 
les taches blanches sur mon habit, les taches faites 
sur le mannequin par les balles... 

Je n'ai pas encore été moi sous la calotte du ciel. 
J'ai toujours étouffé dans des habits trop étroits et 
faits pour d'autres, ou dans des traditions qui me ré- 
voltaient ou m'accablaient. Au coup d'État, j'ai avalé 
plus de boue que je n'ai mâché de poudre. Au lycée, 
au Quartier-Latin, dans les crémeries, les caboulots 
ou les garnis, partout, j'ai eu contre moi tout le 
monde; et cependant j'étreignais mon geste, j'étran- 
glais ma voix, j'énervais mes colères... 

Mais nous ne sommes que deux à présent!... Iî y- 



LB DUEL. 403 

a plus, Ma balle, si elle touche, ricochera sur toute 
cette race de gens qui, ouvertement ou hypocrite- 
ment, aident à l'assassinat muet, à la guillotine sèche, 
par la misère et le chômage des rebelles et des irré- 
guliers... 

Je ne lâcherais pas pour une fortune cette occasion 
qui m'est donnée de me faire en un clin d'œil., avec 
deux liards de courage, une réputation qui sera ma 
première gloire, — ce dont je me moque ! — mais qui 
sera surtout le premier outil dur et menaçant que je 
pourrai arracher de mon établi de révolté. 

En place — et feu ! 

Je ne jette ces mots dans l'oreille de personne, 
mais je les murmure comme une conclusion ; c'est le 
total de mon calcul. 

Nous passons devant une ferme. Les témoins de- 
mandent s'il y a quelque chose à boire. Je prends un 
verre d'eau, Legrand aussi; il faut se battre bien de 
sang-froid. Nous avons eu la même idée tous deux; 
comme moi, il sent que cette heure était nécessaire 
pour nous, et il sent aussi qu'un flot de sang, d'où 
qu'il jaillisse, lavera la crotte et la tristesse de notre 
jeunesse ! 

Messieurs, dit d'une voix un peu tremblante un 
des témoins, je viens de marcher en avant, et je crois 
avoir trouvé une place. » 

On n'entend que des bouts de branches mortes qui 
crient un peu sous les souliers, des toussements courts 



404 LE DUEL. 

qui sortent des poitrines étranglées ; on entend filer 
un lézard, partir un oiseau... sonner un tambour de 
saltimbanques dans le lointain. 

On entend autre chose à présent. C'est le bruit des 
pistolets qu'on arme, puis un mot : « Avancez! » 

Deux détonations emplissent la campagne. Nous 
restons debout tous les deux. J'ai fait je ne sais 
combien de pas, j'ai abattu mon arme. C'est man- 
qué. Legrand, plein de sang-froid, m'a ajusté lon- 
guement. Sa balle m'a passé juste à un demi-pouce 
de l'oreille et a même frisé ma tignasse. J'aurais dû la 
faire couper. Elle fait boule et sert de cible. 

« Vous pourriez en rester là! dit Collinet. A dix 
pas! mais c'est un assassinat! vous allez y rester tous 
les deux ! 

— Chargez 1 » 

L'accent a été impérieux, paraît-il, caries témoins 
ont obéi comme des soldats. 

Nous nous promenons, Legrand et moi, chacun de 
notre côté, muets, très simples, les mains derrière le 
dos, et ayant l'air de réfléchir. 

Un chien, venu on ne sait d'où, se trouve dans mes 
jambes et me regarde d'un œil doux, en demandant 
une caresse. Il m'a fait penser à Myrza, la chienne que 
nous avions à la maison quand j'étais enfant, qui me 
léchait les mains et semblait pleurer quand j'avais 
pleuré et qu'on m'avait battu. J'étais forcé de me 
laisser faire alors, je ne pouvais que conter ma dou- 
leur à la pauvre bête .» 



LE DUEL. 



40b 



On avait le droit de me faire souffrir, et si je me 
plaignais, on disait que j'étais un mauvais fils et un 
mauvais sujet. Je devais finir par demander pardon. 

Aujourd'hui, cinq hommes sont là, par le hasard 
d'une querelle, à la discrétion de mon courage, in- 
sulteur, témoins et médecin! 

Il m'en vient un sourire et même un hout de chan 
son sur les lèvres. Je fredonne malgré moi, comme 
on se frotte les mains quand on est joyeux. 

« Tais-toi ! » fait Collinet à demi-voix. 

Il a raison. Je diminue la belle cruauté de notre 
duel. 

Les témoins nous rappellent. 

« A vos places ! » 

Nous devons faire un pas pour indiquer que nous y 
sommes. Ce pas fait, nous avons le droit de rester im- 
mobiles ou de marcher et d'attendre. 

Je voudrais le toucher. Il a fini par m 'irriter avec 
ses refus d'excuses. Ma foi, tant pis s'il me descend! 

Cette fois, encore, je tire le premier. 

L«grand reste debout, avance, avance encore. 

G est long. Il tire. Je me crois blessé. 

La balle a marqué à blanc. — Comme celles qu'il 
envoyait hier dans l'homme en tôle. 

Elle a enlevé le lustre du -drap et éraillé la manche 
de mon habit. 

Nouvelle démarche des camarades pour arrêter le 
combat. 

Non! 

Je trouve que Legrand a tiré trop bien, et moi trop 



406 LE DUEL. 

mal. Je trouve qu'après avoir passé tant de temps 
dans Ses champs, s'en aller sans qu'il y ait un résul- 
tat, c'est prêter à rire. Je trouve que le but est man- 
qué, que l'occasion sera perdue, et qu'elle ne se re- 
présentera peut-être jamais aussi belle. 

Une autre idée aussi tracasse mon cerveau. Encore 
l'idée de pauvreté. 

Toujours le spectre ! 

Puisque j'ai tant fait, puisqu'il y a eu déjà deux 
actes de joués, jouons le troisième, et jouons-le 
comme un pauvre qui peut donner son sang plutôt 
que son argent; qui aime mieux recevoir aujourd'hui 
une balle que recevoir dans l'avenir des avanies qu'il 
n'aura peut-être pas le sou pour venger. 

Les témoins insistent pour en rester là. 

« Oui, si l'on veut me faire ici, sur place, des 
excuses — et complètes. » 

Mon accent est dur et je semble faire une grâce. 

Legrand répond du même ton, et par un signe 
qui veut dire : « Recommençons ! » 

Le ciel est bleu, le soleil superbe! Oh! ma foi! 
j'aurai eu une belle minute avant de mourir! Je bois 
avec les narines et les yeux tout ce qu'il y a dans cette 
nature! J'en emplis mon être! Il me semble que j eu 
frotte ma peau. Allons! dépêchons, et s'il faut quitter 
la vie, que je la quitte, baigné de ces parfums et de 
cette lumière ! 

«Messieurs, quand vous voudrez! dit un des té- 
moins d'une voix presque éteinte. » 



LE DUEL. 407 

Cette fois, à cinq pas! 
J'ai fondu sur Legrand. 

Je lâche le chien.- Legrand reste immobile: il 
semble rire. 

Je me replace, l'arme à l'oreille ! 

Où la balle va-t-elle m'atteindre? C'est la sensation 
de la douleur qui m'empoigne : elle court sur moi, il 
y a des places que je sens plus chaudes. C'est dans 
une de ces places qui. va y avoir un trou où fourrer 
le doigt, et par où ma vie fichera le camp. 

Mais Legrand a tourné sur lui-même; le sourire 
que j'attribuais à la joie d'avoir échappé et de me te- 
nir à sa merci court toujours sur ses lèvres. 

Ce sourire est une grimace de douleur. - 

J'aperçois un gros flot de sang! 

Il tourne encore, essaie de lever son bras qui 
retombe. 

« Je suis blessé. » 

On accourt : la balle a fait trois trous, elle a tra- 
versé le bras, et est venue mourir dans la poitrine. 

Collinet s'approche, coupe l'habit et après quelques 
minutes "d'examen, nous dit à demi-voix : 

« La blessure est grave : il en mourra probable- 
ment. >: 

Je ne le crois pas; — pas plus que je ne croirais 
mourir moi-même, parce que j'aurais un peu de plomb 
dans les os. Nous avons trop de force. Elle ne peut 



408 LE DUEL. 

être démolie comme ça en une seconde, et, d'ailleurs, 
Legrand a la figure colorée, l'œil clair. 
Tl me tend la main. 

« Je ne t'en veux pas; mais dans un duel enlre 
nous, il fallait aller jusque-là. » 

Je réponds oui d'un geste et d'un salut. 

« Otez-moi mes bottines:il me semble que jesouf- 
fi irai moins. » ; 

Gollinet prend son canif pour couper le cuir. 

« Non, non, dit Legrand.... Je n'ai que celles-iè, t 

Lui aussi, lui aussi! il a eu comme moi la préoccu- 
pation des sans le sou. Pendant qu'on chargeait les 
armes ; pendant que les témoins faisaient des phrases 
pour que nous consentissions à mettre plus de place 
entre nous et la mort; pendant que nous marchions 
l'un sur l'autre dans cette prairie pleine de fleurs, 
pendant toute cette journée d'acharnement sau- 
vage, le spectre de la misère s'est dressé devant ses 
yeux comme devant les-miens! Le spectre, toujours 
le spectre ! 

L'os est en miettes dans le bras et les bandes de 
toile se gonflent de sang. Quelques gouttes ontfait des 
perles rouges sur l'herbe : le petit chien vient les 
flairer et les léchei . 

Gollinet demande le secours d'un dpcteur. 

Un des témoins et moi, nous partons pour en déni- 
cher un. 

Course inutile dans la campagne chaude et vide! 



T, fi DUEL. 409 

Nous revenons vers Legrand, adossé contre un 
Arbre, le bras pendant. 

■• II est si lourd! » dit-il avec une expression de 
souffrance. 

Que faire de ce grand corps cassé? 

Les témoins, qui ont choisi le terrain, l'ont "choisi 
éloigné des maisons, et l'on n'aperçoit pas même une 
ferme à l'horizon. On ne voit que la grande route 
blanche et des nappes d'herbe verte. 

Pour comble de malheur, nous ne nous sommes 
pas aperçus, en entrant, que nous enjambions des 
fossés et des barrières, que nous nous écorchions à 
des haies, que nous poussions des obstacles. Mais à 
présent, nous voyons que, pour sortir, il faut casser 
des branches, sauter un ruisseau, escalader un 
buisson... 

On s'en est tiré tout de même. On a trouvé un 
endroit par où l'on a fait passer le cul d'une char- 
rette à bras, dans laquelle on hisse Legrand; puis, le 
tassant comme un sac, on l'a accoté dans un des 
coins. 

Nous nous mettons en route. 

Nous voici près de Robinson. Une troupe de 
joyeux garçons et de jolies filles blaguent notre pro- 
session, comme ils appellent notre défilé muet et 
triste. Un coucou à voyageurs frôle la roue de la char- 
rette, et le conducteur fait mine d'agacer avec la mèche 
cle son fouet Legrand qu'il croit pochard. 

« Mais le sang pisse par les fentes ! » crie tout d'un 

35 



410 LE DUEL 

coup une. étudiante, en indiquant la place du bout de 
son ombrelle. 

On arrive à deviner ce qui s'est passé, et les prome- 
neurs et les promeneuses en parlent tout bas. Quelques- 
uns demandent quel est celui qui a tiré sur le blessé. 

« 11 n'a pourtant pas une mauvaise figure, disent 
les uns. 

— Hum ! » font les autres. 

Il n'y a pas plus de médecin à Robinson qu'ailleurs - 
ce qui désespère l'aubergiste chez lequel la charrette 
est entrée, et qui voudrait bien se débarrasser de ce 
paquet sanglant. 

On va le débarrasser. 

Legrand dit : 

<( Je ne veux pas mourir ici. Qu'on me ramène à 
Paris. » 

Collinet s'y refuses Legrand insiste : 

« Je t'en prie.... je l'exige! » 

Où trouver une voiture où l'on puisse l'étendre 

u Cet omnibus? » 

On fait marché pour la location de l'omnibus, 
tapissière fermée qui a amené les Parisiens à la fêle et | 
qui attend le soir pour les ramener. Il y a des bribes 
de bouquets qui traînent sur les banquettes. Il y a 
un drapeau sur l'impériale, et des pompons rouges à 
!a tête des chevaux. 

L'aubergiste fournit une paillasse. Un homme de 
l'endroit, qui cligne de l'œil en disant qu'il sait ce 
que c'est qu'un duel, offre un matelas ; une dame s 



LE DUEL. 411 

que la poésie de 1 aventure séduit, prête une couver- 
ture blanche qui recouvre Legrand tout entier,. 

Nous remercions et nous partons. 

Je prends place près des autres. Legrand y tient, 
m'a-t-on dit, et je juge de mon devoir de l'accompa- 
gner et de rester en face de lui. J'aurais trouvé sim- 
ple et naturel qu'il enfit autant, si c'étaitlui qui m'eût 
touché. 

Ma sensibilité ne joue pas la comédie. Je croirais 
cela indigne de la sérénité du blessé. Je reste 
muet et je songe ! Je songe encore une fois au long 
accouplement forcé dans la solitude, l'obscurité et la 
peine. 

Legrand souffre le martyre en ce moment. 

Eh bien ! je parierais que cette souffrance, qui 
précède probablement la mort, l'effraie moins que ne 
le tourmentait la vie que nous vivions, et d'où nous 
n'avions pas le courage ou les moyens de nous éva- 
der autrefois. 

Si Legrand survit, ce coup de pistolet aura affran- 
chi notre avenir en trouant la muraille des souvenirs 
cruels. Il viendra peut-être un peu d'air frais par ce 
Irou-là ! 

11 a demandé à être transporté chez un ami. 

On a fait arrêter l'omnibus devant une petite mai- 
son de la rue de l'Ouest, blanche et proprette, qui a 
par derrière un jardinet, et qui est habitée par des 
gens tranquilles. 



412 LE DUEL. 

Quand il est monté, soutenu par deux d'entre nous, 
la couverture blanche prêtée par la châtelaine de 
Robinson était comme un manteau de pourpre. 

Lorsqu'on n'est pas mort après avoir perdu tant de 
sang, on ne doit pas mourir. 

J'ai serré sa main gauche, j'ai aalué les gens, 
je suis parti. 

Je me suis attardé dans ces sensations et ces détails, 
parce que les gestes et les paroles de ce jour-là eu- 
rent pour témoin la campagne heureuse, parce que le 
soleil versait de l'éclat et de la joie sur les cimes des 
arbres et sur nos fronts; parce que les heures que 
prit cette rencontre furent les premières qui ne senti- 
rent pas la gêne et la honte, le souci du lendemain. 

f Je suis tout confus des éloges de quelques-uns, 
qui parlent de mon sang-froid par ci, de mon sang- 
froid par là... Mais je n'y ai pas grand mérite ! Us no 
savent pas combien ma résolution de rester un insou- 
mis et un irrégulier, de ne pas céder à l'empire, de 
ne pas même céder aux traditions républicaines, que 
je regarde comme des routines ou des envers de reli^ 
gion, ils ne savent pas combien cette vie d'isolé m'a 
demandé d'efforts et de courage, m'a arraché de sou- 
pirs ou de hurlements cachés! Ils ne le savent 
pas !... 

C est pendant ces années de bûchage sans espoir 
et sans horizon que j'ai été brave ; appelez-moi un 
héros à propos de cela, je ne dirai pas non ! Mais 



LE DUEL. 4)3 

s'elonner de ce que j'ai eu de la carrure pendant un 
jour, s'étonner de ce que Legrand et moi nous ayons 
gardé la tête haute devant le danger, c'est ne pas sa- 
voir combien il est nécessaire de la tenir baissée 
pour monter les escaliers des hôtels lugubres. 

Après ce duel, c'était au pis aller un lit à six pied - 
sous terre, la tête dans les racines des fleurs et des 
arbres, au lieu du sommeil dans les draps sales d'un 
garni. 

Mais je me battrais encore aux mêmes conditions 
pour avoir l'air crâne et menaçant vis-à-vis des 
'.émoins -tout surpris de voir des écrasés se redresseï 
ainsi! Joie suprême que paient trois minutes de tir. 
C'est pour rien. 

Quatre chirurgiens, réunis en consultation, ont 
déclaré qu'il fallait couper le bras ; que sinon ils ne 
répondaient de rien. Legrand les a entendus, et mal- 
gré lui son regard me crie : « C'est toi qui me fais 
mourir ! » Dans le délire de sa fièvre, je lui apparais, 
non comme un adversaire, mais comme un assas- 
sin. 

Je viens de mettre pour la dernière fois le pied 
dans cette maison. 

On avait suspendu une ficelle au ciel du lit; au 
bout de cette ficelle, un filet dans lequel un glaçon 
fondait. Là-dessous était étendu comme une chose 
morte le bras fracassé, et la glace pleurait ses larmes 
froides sur le trou fait par la balle; ce trou bleu avait 

des airs d'œil crevé. 

- 35. 



414 LE DUEL. 

C'était triste. Cette larme de glace m'est tombée 
sur le cœur, éteignant toute la fierté et tout le soleil 
de la journée de combat. 



WXI 



AGONIE 



» Les années se sont écroulées sur les années; j'ai va 
revenir les étés et les hivers, avec la monotonie 
implacable de la nature. — L'Odéon. glacé en décembre, 
frais en avril : voilà tous les souvenirs qui emplissent 
ma tête et mon cœur depuis une éternité. 

Est-ce un total de mille ou de deux mille journées 
sans émotion que j'ai à enregistrer dans l'histoire de 
ma vie ? Je ne saurt>>= lo 'Ure. 

C'est affreux de ne pouvoir ressusciter une image, 
une scène, une tête, pour les planter le long de la 
route parcourue, décolorées ou saignantes, afin de se 
rappeler les moments de joie ou de douleur! 

Eh bien, le chemin par où je me suis traîné s'étend 
comme un sentier désert et se perd à travers le blanc 
de la neige ou le noir des ruisseaux, sans une pousse 
~ ou une racine qui soient restées, pour que ma mémoire 
i'y accroche et sauve un événement du naufrage! Je 



416 AGONIE. 

n'ai rien à me rappeler et je n'ai rien à oublier, 
rien, rien. 

Comme le temps a été rongé sans bruit! Les années 
ontparu courtes parce qu'elles étaient creuses et vides, 
tandis que les journées étaient longues, longues, 
parce qu'elles avaient chacune leur intrigue de famine 
et leur tas de petites hontes! 

A peine si je sais les dates ! Je nerevois debou t, dans 
ma mémoire, que quelques premiers janviers sans 
étrennes et sans oranges. Je pouvais aller souhaiter 
le nouvel an, les mains vides, à Renoul, à safemme, 
à Matoussaint! Mais deux, pauvretés qui s'embrassent, 
ça n'est pas gai ! 

J'ai vécu et je vis comme un loup. 

Mon duel avec Legrand m'a fait d'ailleurs une 
réputation de dangereux, qui éloigne de moi tout le 
monde ou à peu près. Ils calomnient jusqu'à mon 
courage- 

Je passe ma vie à la Bibliothèque; j'y viens souvent, 
l'estomac hurlant, parce qu'on ne va pas loin avec 
mes quatorze sous par jour qui se réduisent à douze 
et même à dix bien souvent, car j'emprunte au trou 
de mon estomac pour boucher d'autres trous. 

Peut-être un jour entendront-ils un homme glisser 
de sa chaise et rouler évanoui sur le plancher. Ce 
sera moi qui aurai faim; c'est à moitié arrivé déjà 
l'autre lundi. Mais à ceux qui me relèveront, je dirai : 
« C'est la chaleur. » ou bien ; « J'ai fait la noce hier. » 
J'accuserai la température ou mes vices. On ne saura 



AGONIE. 417 

pas que c'est la misère — si quelqu'un le devine, après 
tout, il n'y aura pas à en rougir : je serai tombé sans 
appeler au secours. 

En été, le grand soleil m'accable. Il m'accable, il 
me tue! J'ai des sueurs de faiblesse et des évanouisse- 
ments de pensée dans mon cerveau las! 

L'hiver, je suis mieux. Je cours. Cependant le gris 
du temps, lesec des pierres, le vent méchant, le ver- 
glas traître, l'isolement dans la rue attristée et pres- 
que vide !.. Ah! cela m'emplit de mélancolie quand 
je sors, et je trouve la vie bien affreuse. 

Où aller, le soir? 

Heureusement, à six heures, l'autre bibliothèque 
Sainte-Geneviève est ouverte. 

11 faut arriver en avance pour être sûr d'une place. 
Les calorifères sont allumés; on fait cercle autour, 
les mains sur la faïence. J'ai voulu causer avec mes 
voisins de poêle! Pauvres sires! 

Alors que je saignais de leurs douleurs plus que des 
defs miennes — car j'avais au moins mordu dans un 
morceau de pain avant d'entrer — alors que j'espé- 
rais entendre sortir de leurs bouches qui bâillaient la 
faim un cri de colère ou un gémissement de douleur: 
Lis me contaient des balivernes, me parlaient de l'idéal, 
du bon Dieu.. . 

Des Prudhommes, ces déguenillés en cheveux 
blancs! Des Prudhommes qui venaient là pour lire 
les bons livres; gamins de soixante ans, qui puaient 
encore l'école à deux pas delà tombe; égoïstes pouil- 
leux qui,' étant lâches, ne pensaient pas à ceux qui ne 



418 AGONI K. 

l'étaient point, et se prélassaient dans leur misère, 
attendant la mort avec l'espérance d'une vie future. 
SU 'on s'était battu au Panthéon, ils auraient été du 
côté de ceux qui les affamaient, contre ceux qui vou- 
laient tuer la famine ! 

Pas une tête de révolté dans le tas! Pas un front de 
penseur, pas un geste contre la routine, pas un coup 
de gueule contre la tradition ! 

Je vais en bas quelquefois, dans une salle qui a des 
odeurs de sacristie. 

La fraîcheur, le silence !... C'est là que.sont les livres 
"illustrés. J'y lis l'Artiste, et l'histoire de l'impasse du 
Doyenné, où Gautier, Houssaye et Gérard de Nerval 
avaient leur cénacle. 

J'ai d'abord parcouru ces récits avec une curiosité 
pleine d'envie, puis avec le frisson du doute. 

Ils crient que le printemps de leur jeunesse fut tout 
ensoleillé. — Mais par quel soleil? J'ai appris d'un 
garçon qui a connu le secrétaire de l'un d'eux, j'ai 
appris une nouvelle qui m'a fait trembler. 

Ce Gautier, ce Gérard de Nerval, ils en sont à la 
chasse au pain! Gautier le récolte dans les salons 
île Mathilde, Gérard court après des croûtes dans les 
balayures. On me dit qu'il a parlé de se tuer un soir 
qu'il n'avait pas de logis. 

Ils mentent donc, quand ils chantent les joiesde la 
vie de hasard, et des nuits à la belle étoile ! Littéra- 
teurs, professeurs, poètes comiques, poètes tragiques, 
tous mentent! 



AGONIE. 419 

Âh ! je suis empoigné et envahi par le dégoût ! 

J'ai longtemps réfléchi, écrit — pour la joie austère 
d'écrire et de réfléchir. J'ai tiré ma charrette coura- 
geusement; je n'ai pas pensé, comme bien des jeu- 
nes, à franchir le chemin au galop... je me suis défié 
de mon inexpérience et de mon orgueil ; je me suis 
dit : « A tel âge, tu devras avoir fait ton trou » et 
mon trou n'est pas fait. 

Yoilà longtemps, bien longtemps, que j'ai jeté le 
manche après la cognée ! 

C'est fini: je me mangeais le cœur, je me rongeais 
le foie dans la solitude de ma chambre, en face de 
mes productions, qui sortaient muettes de mon cer- 
veau et que je n'entendais ni vivre, ni crever. 

Une mère finirait par cracher sur son fruit et sur 
elle, si tous ses enfants étaient mort-nés ! 

Je suis trop mal vêtu pour passer l'eau. — J'y trou- 
verais des arrivés qui auraient pitié de ma misère ou 
qui me régaleraient. — Je ne me laisse pas régaler, 
ne pouvant rendre les régalades. 

Et je rôde dans deux ou trois rues du quartier 
latin, toujours les mêmes, cherchant l'ombre ! 

Ah ! j'aurais besoin d'air, d'air clair et d'un peu de 
rin pur ! 

Si je trouvais de quoi m'habiller et payer mon 
voyage, je partirais au payj. chez l'oncle le curé, au 
- sommet de Chanderolles. 

Il y a là du vin et le grand vent! Je verrais ma 
mère en passant. 



420 AGONIE. 

Je verrais aussi ces cousines, qui logèrent dans 
le cadre rouillé de mon enfance le pastel d'or d'un 
jour d'été. 

Quand je retournai là-bas pour le projet de mariage 
avec cette mépriseuse de pauvres, je comptais me 
gorger des odeurs du pays, boire — à m'en saouler — 
aux sources perdues dans l'herbe, je comptais mâ- 
cher des feuilles, embrasser des chênes, donner ma 
peau à cuire au soleil ! 

Je partis sans avoir touché la main de Marguerite, 
la belle cousine, sans avoir cassé une motte de terre 
avec le museau de mes bottines de Paris! 

Et depuis j'ai vécu, dans les bibliothèques, les gar- 
ais, les coins sales ! 

Je n'ai jamais pu sortir de ma bourse un jour de 
bonheur à travers les champs, avecma jeunesse chan- 
tant dans ma tête ou la jeunesse d'une autre sau- 
tant à mon bras! moi qui ai tant de parfums dans 
mes souvenirs, et qui entends rouler tant de sang 
dans mes veines 1 

J'ai besoin de rafraîchir ma vie. 

11 me faudrait 300 francs pour aller au Puy! 

« Je vous les avance, m'a dit un garçon, si vous 
me promettez, au retour, de passer ma version de 
bachau pour moi. » 

Mais c'est un faux ! Si je suis pris, c'est la prison. 

« Dites-vous oui, dites- vous non ? 

— s Je ne dis pas non... je vous demande jusqu'à 
demain. » 

J'allais céder, bien sûr, céder pour le grand air et. 



le vin put. pour le baiser sur le front de la mère, 
pour le? cousines à embrasser à pleines lèvres ! J'au- 
rais joué contre trois ans de centrale, quinze jours de 
bonheur, de vagabondage dans les vergers et dans les 
bois ! 

La moit est arrivée, qui m 'a barré le chemin de 
ûlairvaux. 



If ME RENDS 



Une lettre à mon adresse m'attendait dans mon 
garni. 

Elle est du vieux professeur qui m'avait annoncé la 
séparation entre mon père et ma mère. 

J'apprends aujourd'hui que la séparation est éter- 
nelle ! 

Mon père est mort, — mort du coeur. 

Il est mort dans les bras d'une étrangère, celle 
qu'il avait emmenée avec lui. Elle est restée, me 
dit la lettre, jusqu'au dernier moment à ses côtés; 
mais, dès qu'on a pu redouter un malheur, prise 
de remords ou ayant peur du cadavre, elle a fait 
prévenir du danger celle dont elle avait, par amour, 
volé la place. Ma mère a pu arriver à temps pour 
ensevelir celui que depuis longtemps elle pleurait 
vivant. 

Il faut que je parte moi-même, sur-le-champ, dans 
une heure, si je veux arriver avant qu'on l'enterre. 



JE SIE RENDS. 423 

Au chemin de fer, en débarquant, j'ai croisé une 
femme qui, sans être en deuil, avait un crêpe noir. 
On la montrait du doigt. J'ai deviné qui elle était ! 

Je n'ai pas eu de colère contre elle ! 

C'est moi qui me prends à la plaindre quand les au- 
tres l'accusent. — L'accuser? Et pourquoi? Après tout, 
mon père lui doit, peut-être, des heures de bonheur — 
elle l'avait compris. Mais sa vie, .à elle, est perdue I 

La cloche sonne... le train part. 

Où va-t-elle?.. 

Me voici dans la maison en deuil, sur une chaise, 
près du lit où repose le cadavre. 

Ma mère est dans la chambre voisine, blanche 
comme de la cire. 



J'ai fermé la porte, j'ai voulu être seul. 

Je tiens à n'avoir d'autre témoin de mon rêve ou 
de mes larmes que celui qui est là sous ce drap 
blanc 

. C'est la première fois que nous sommes à côté l'un 
le l'autre, tranquilles, ou dans un silence sans co- 
lère. Nous avons été longtemps deux ennemis. On se 
raccommoda, mais la réconciliation prit une soirée: la 
lutte avait duré dix ans, — cela, parce que nous avions 
lâché la terre, la belle terre de labour sur laquelle 
nous étions nés 1 

Par le calme de cette nuit, à travers la croisée 
restée entr' ouverte, j'aperçois là-bas de vieux arbres, 



424 JE ME RENDS. 

, je vois une meule de foin; la lune étend de l'argent 
sur les prés. Ah ! j'étais fait pour grandir et pousser 
au milieu de ce foin, de ces arbres ! J'aurais été un 
beau paysan ! Nous nous serions bien aimés tous les 
trois : le père, la mère et le garçon ! 

C'est bien du sang de village qui courait sous ma 
peau, gourmande de grand air et d'odeur de nature^ 
C'est eux pourtant qui voulurent faire de moi un 
monsieur et un prisonnier. 

Eh bien! je me rappelle que je voulus me tuer à 
douze ans, parce que le collège était trop triste "et 
trop méchant pour moi. Oui, mon père, vous qui 
êtes là avec votre front pâle et glacé comme du mar- 
bre, sachez que, comme écolier, j'ai souffert jusqu'à 
vouloir être la statue froide et dure que vous êtes 
aujourd'hui ! 

Vous ne vous doutiez pas de mon supplice! 

Vous pensiez que c'étaient grimaces d'enfant, et 
vous me forciez à subir la brutalité des maîtres, à 
rester dans ce bagne — par amourpour moi,pourmon 
bien, puisque vous pensiez que votre fils sortirait de 
là un savant et un homme. Je ne suis devenu savant 
que dans la douleur, et, si je suis un homme, c'est 
parce que dès l'enfance je me suis révolté — même 
contre vous. 

Nous n'avons pas eu le temps de nous revoir pour 
nous serrer la main et nous embrasser. 
Avez- vous au moins pensé à moi, au moment où 



JE ME EENDS. 42S 

vous avez; senti partir la vie? Avez- vous cherché mon 
image dans l'espace? 

On me dit que vous avez demandé dans votrt 
délire de quel côté était Paris, et que vous avez voulu 
qu'on posât de ce côté votre tête qui est retombée 
et me regarde... 

11 y a de la vertu et de la douleur plein ce visage'. 
. Sous ces yeux clos à jamais, dans ce creux du lar- 
mier où il n'y aura plus de pleurs, que de douleurs 
cachées! Je sens le coup de pouce des bourreaux en 
toge qui humiliaient et menaçaient. Pauvre universi- 
taire! Un proviseur ou un principal tenait dans sa 
main de cuistre le pain, presque l'honneur de la 
famille. 

Je comprends qu'il ait eu des colères, qui retom- 
bèrent sur moi... Je me plains d'avoir souffert! Non, 
c'est lui qui a été la victime et l'hostie! 

Cet homme, qui est là étendu, a juste quarante-huit 
ans! Il n'a pas reçu une balle dans le crâne, il n'a 
pas été écrasé par un camion. À quarante-Huit ans, 
il s'éteint, non point à vrai dire abattu par la mort, 
mais usé par la vie. Il meurt d'avoir eu le cœuf 
écrasé entre les pages des livres de classe; il meurt 
d'avoir cru à ces bêtises de l'autre monde. 

S'il fût resté un homme libre, il serait encore de- 
bout au soleil, il aurait l'air de mon grand frère! 
Comme nous serions camarades tous les deux! 

On fi appe ; un homme entre et me parle bas, 



426 JE ME RENDS. 

m Faites sortir votre mère, nous apportons le cer- 
cueil. » 

J'ai confié la pauvre femme à une vieille voisine 
qui a trouvé un prétexte pour l'emmener. 

« Je vais te rejoindre, » ai-je dit — et je suis resté à 
attendre les vestes noires qui se sont mises noncha- 
lamment à la besogne. 

C'est donc fini ! Il va être cloué là dedans ! Cette 
planche est la porte de l'éternelle prison. 

^ Adieu, mon père ! Et avant de nous quitter, je vous 
demande encore une fois pardon ! . 



L'horloge sonne dix heures! Gomme le temps a 
passé vite dans ce tête-à-tête solennel 1 

Je n'ai pas vu partir la nuit et venir le soleil. Je né 
regardais que dans mon cœur. Je n'entendais ni ne 
voyais l'heure présente, perdu que j'étais dans la 
contemplation du passé et l'idée de l'avenir. Il me 
semblait que le mort aussi réfléchissait, et me tenait 
compagnie pour cette austère rêverie. 

Le dernier coup vient d'être donné. 

Ah! il m'est venu comme de la rage et non de la 
douleur dans l'âme! Il me semble qu'on emporte un 
assassiné ! 

Moi, j'aurais peur d'être enterré ainsi 1 Je veux 
avoir lutté, avoir mérité mes blessures, avoir défié 
le péril, et il faudra que les croque-morts se lavent 
! es mains après l'opération, parce que je saignerai 
de toutes parts... Si la vie des résignés ne dure pas 



JE ME RENDS. 427 

plus que celle des rebelles, autant être un rebelle au 
nom d'une idée et d'un drapeau ! 

— Messieurs, quand il vous fera plaisir. 

Minuit. 

Mon père est enterré au milieu des berbes... Les 
oiseaux lui ont fait fête quand il est venu ; c'était plein 
de fleurs près de la fosse... Le vent qui était doux sé- 
chait les larmes sur mes paupières, et me portait des 
odeurs de printemps... Un peuplier est non loin de la 
tombe, comme il y en avait un devant la masure où 
il est né. 

J'aurais voulu rester là pour rêver, mais il a fallu 
ramener ma mère. Je lui ai demandé encore, comme 
une douloureuse faveur, de me laisser seul en face 
de moi-même dans la chambre vide. 

Le lit garde pour tout souvenir du cadavre disparu 
un pli dans le grand drap et un creux dans l'oreiller. 

Dans ce creux, j'ai enfoncé ma tête brûlante, comme 
dans un moule pour ma pensée... 

Où en suis-je? 
Où j'en suis? 

Voici — Comme mon père n'est pas mort assez 
vieux, comme ils l'ont tué trop jeune, ma mère i:'aura 
qu'un secours, pas de pension: 400 francs par an qui 
peuvent même lui manquer un jour; mais, en ajou- 
\ant ce qui constituait ma rente de 40 fr., par mois, et 
avec une quinzaine de mille francs cachés, paraît-il, 
dans un coin, elle aura des habits, un toit et du pain. 



428 JE MB RENDS. 

Pour moi, je n'ai plus rien ! 

Avec 40 francs, je parvenais tout juste à ne pas 
mourir. 

J'ai essayé de tout pourtant! 

Ah ! je n'ai rien à me reprocher ! 

Sanglier acculé dans la boue, j'ai fouillé de mon 
groin toutes les places, j'ai cassé mes défenses contre 
toutes les pierres ! 

J'ai dit ba be bi bo bu, chez celui-ci, j'ai mangé du 
raisiné chez celui-là. J'ai mouché des enfants, rentré 
des chemises: A moi le pompon! 

J'ai passé chez Bonardel et chez Maillart. 

J'ai été satiriste, chansonnier et chaussonnier. J'ai 
tout fait de ce qu'on peut faire quand on n'a pas 
d'état — et que l'on est républicain 1 

J'ai fait plus encore ! 

Je trouve une joie amère à m'en souvenir et à pé- 
trir cette pâte de douleur bête, en ce moment de réca- 
pitulation douloureuse. 

J'avais connu dans un coin de crémerie un employé 
de la maison de déménagements Bailly. On avait 
mangé l'un près de l'autre; lui, des plats de huit 
bous ; moi, des demi-portions. 

Un jour, je suis allé le trouver. 

« Pais-je gagner trois francs comme aide démé- 
nageur dans votre boîle? 

— Vous ? 

Le brave homme était tout honteux pour moi, et 



JE IË RENDS. 429 

ne voulait pas croire que je mettrais mes épaules sous 
les fardeaux. 

« Je les mettrai, et je soulèverai encore a?scz 
lourd, je crois. » 

Et j 'ai été déménagèur ! On m'avait prêté une blous c 
âne casquette, et envoyé à la Yillette. 

J'ai failli dix fois m'estropier — ce qui n'est rien; 
mais j'ai failli estropier les meubles. 

« Espérons que ça ira mieux demain, » m'a dit mon 
homme en me payant, le soir. 

Le lendemain, j'arrivai brisé ; sous ma chemise, 
mon épaule était bleue, mais je voyais quelques sous 
au bout des meurtrissures. 

Il était dit que j'aurais encore dans ce métier les 
mains coupées, et coupées avec un eduteau bien sale ! 

On a cru un instant qu'un bijou avait été volé dans 
une des maisons où nous avons travaillé, et c'est moi, 
le portefaix à la main sans calus, qu'on a soupçonné 
et qu'on allait fou il 1er ! 

Le bijou se retrouva, par bonheur. 

Mais je partis épouvanté. 



Ce n'est pas vrai : un bachelier ne peut pas faire 
n'importe quoi, pour manger! Ce n'est pas vrai! 

Si quelqu'un vient me dire cela face à face, je lui 
dirai : tu mens ! et je le souffletterai de mes souvenirs ! 
Ou plutôt je le giflerai pour tout de bon, parce que 
si un échappé de collège entend cette gifle, il sera 
peut-être sauvé de l'illusion qui fait croire qu'avec du 
courage on gagne sa vie. Pas même comme goujat) 



430 JE ME RENDS. 

J'ai voulu en faire l'épreuve. Je suis allé à la Grève, 
un matin, pour voir s'il était possible à un lettré, 
qui aurait un cœur de/héros, de descendre des hau- 
teurs de sa chambre, d'aller parmi les maçons et de 
demander de l'ouvrage. 

Allons donc! On m'a pris pour un escroc qui 
voulait se cacher sous du plâtre. 

■ On ne trouve pas à vivre en vendant son corps, 
pour un mois, une journée ou une heure, en offrant 
sa fatigue, en tendant ses reins, en disant: •< Payez 
au moins mon geste d'animal, ma sueur de sang! » 

Je veux l'écrire en grosses lettres et le crier tout 
haut. 

l Pauvre diable, qu'on nomme bachelier, entends r 
tu bien? si tes parents n'ont pas travaillé ou volé assez 
pour pouvoir te nourrir jusqu'à trente ans comme un 
cochon à l'engrais, si tu n'as pas pour vingt ans de son 
dans l'auge, tu es destiné à une vie de misère et de 
honte! 

Tu peux au moins, le long dû ruisseau, sur le 
chemin de ton supplice, parler à ceux qu'on veut y 
traîner après toi ! 

Montre ta tête ravagée, avance ta poitrine creuse, 
exhibe ton cœur pourri ou saignant devant les enfants 
qui passent! 

Fais-leur peur comme le Dante, quand il revenait 

de l'enfer ! 

Crie-leur de se défendre et de se cramponner des 



JE ME UENDS. 



43t 



ongles et aes dents et d'appeler au secours, quand le 
père imbécile voudra les prendre pour les mener là 
où l'on fait ses humanités. 

Je n'étais vraiment pas mal taillé, moi. 

Peux-tu me dire ce que je vais devenir demain 

Ce sera pour moi comme pour les autres l'hôpital, 
la Morgue, Charenton — je suis moins lâche que quel- 
ques-uns et je suis bien capable d'aller au bagne. 

Un soir de douleur et de colère, je suis homme a 
arrêter dans la rue un soldat ou un mouchard que je 
ferai saigner, pour pouvoir cracher mon mépris au 
nez de la société en pleine Cour d'assises. 



« Jacques. » 

C'est ma mère qui m'appelle. 

Elle me fait asseoir à ses côtés. 

« Écoute : le proviseur s'est approché de moi au 
cimetière, pendant que tu regardais les arbres et que 
tu arrachais la tête à des fleurs... tu ne te rappelles 
pas?... tu avais l'air d'un fou! » 

Je me rappelle. Pendant que la terre tombait sur 
le cercueil, je songeais à la vie des champs, lâchée 
pour le bagne universitaire 1 

Ma mère m'a dit ce qu'elle voulait me dire. 
J'ai poussé un cri et j'ai eu un geste qui l'a atteinte 
et même meurtrie. 

- Elle a éclaté en sanglots. Je me suis jeté à ses ge 



432 JE ME RENDS. 

nous. J'ai attiré sa tête à moi, et j'ai bu les larmes 
rouges sur ses joues blanches. 

Elle a voulu être la coupable. 

« C'est ma faute, mon enfant, c'est ma faute.. 

Mais, vois-tu, tu m'as écrit quelquefois de Paris des 
lettres qui me faisaient "tant de mal ! quand tu de- 
mandais que ton père t'ouvrît un crédit chez le bou- 
langer ou qu'il t'avançât quelque- sous pour que tu 
fusses sûr d'avoir un endroit où coucher... Le provi- 
seur disait que tu resterais juste lelempsde passer ta 
licence, puis que tu ferais ton doctorat, qu'alors 
tu serais libre — et j'aurais été sûre que tu ne serais 
plus malheureux... » 

Je l'ai laissé parler. 

11 était tard quand je l'ai reconduite dans sa cham- 
bre, où j'ai vu la lampe brûler longtemps devant des 
lettres jaunies qu'elle relisait. 

Moi, je me suis accoudé à la fenêtre, et j'ai réflé- 
chi, la tête tournée du côté du cimetière. 

2 h. du matin. 

Ma résolution est prise: Je me rends. 

Je finirais mal. 

Je me rappelle un des soirs qui ont suivi mes vaines 
tentatives de travail chez les bourgeois. Un de mes 
voisins de garni, un ancien officier dégommé, avait 
oublié chez moi un pistolet chargé. Le canon Iui~;.u' 



JE ME RENDS. 4.13 

sous la cassure d'un rayon de lune, mes yeux ne pou» 
vaient s'en détacher. Je vis le fantôme du suicide ! 
et je dus prendre ma vie à deux mains : sauter sur 
l'arme, l'empoigner en tournant la tête, faire un 
bond chez le voisin! 
« Ouvrez 1 ouvrez 1 » 

Il entre-bâilla la porte et je jetai le pistolet sur le 
tapis delà chambre... 

« Cachez cela, je me tuerais... » 

Je veux vivre. — Gommé l'a dit ce cuistre, avec des 
grades, j'y arriverai : bachelier, on crève — docteur, 
on peut avoir son écuellechez les marchands* de soupe. 

Je vais mentir à tous mes serments d'insoumis 1 
N'importe! il me faut l'outil qui fait le pain., 

/ Mais tu nous le paieras, société bête ! qui affame les 
instruits et les courageux quand ils ne veulent pas 
è'îrê tes laquais ! Va ! tu ne perdras rien pour attendre I 

Je forgerai l'outil, mais j'aiguiserai l'arme qui un 
iour t'ensanglantera ! Je vais manger à ta gamelle 
pour être- fort: je vais m'exercer pour te tuer — puis 
j'avancerai sur toi comme sur Legrand, et je te cas- 
serai les pattes, comme à lui ! 

Derrière moi, il y aura peut être un drapeau, avec 
des milliers de rebelles, et si le vieil ouvrier n'est pas 
mort, il sera content! Je serai devenu ce qu'il voulait; 
le commandant des redingotes rangées en bataille à 
côté des blouses... 

37 



434 



JE ME RENDS. 



Sous l'Odéott 

Les talons noirs et les républicains sont mêlés. 

Ùn se presse autour d'un vieux bohème qui vien 
de recevoir une nouvelle. 

« Vous vous rappelez Vingtras, celui qui ne par- 
lait que de rosser les professeurs, et qui voulait brû- 
ler les collèges?... 

— Oui. 

— Eh bien ! il s'est fait pion. 

— Sacré lâche! s 



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